On ne comprend rien. Après dix jours de confinement, et alors que le pic épidémique n’est pas encore atteint, l’exécutif multiplie les expressions et continue de parler à tort et à travers, en dissonance complète avec les remontées du terrain [1]. Si la plupart des ministres et des conseillers défendent l’action et les choix gouvernementaux, d’autres commencent à alerter, en interne, sur l’image que le pouvoir renvoie de lui-même dans cette gestion de crise.
Pour l’heure, ces critiques portent sur la forme et non sur le fond. Dans les cabinets ministériels, personne ne se risque à remettre en question les décisions prises depuis le mois de janvier et a fortiori celles qui le sont actuellement. Les confessions de l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn [2] ont glacé tout le monde. Et l’unité nationale à laquelle l’ensemble de l’opposition, à l’exception de Marine Le Pen, semble vouloir se plier en attendant la sortie, reste de mise.
Mais on le sait, la forme, c’est le fond qui remonte à la surface. Elle jette une lumière crue sur les défauts de l’exécutif, sur ses insuffisances, sur ses schémas de pensée, sur les tensions qui le traversent aussi parfois. En ce moment, elle agit même comme un miroir grossissant : certains de ses membres paraissent encore plus déconnectés qu’ils ne le sont d’habitude, d’autres encore plus faibles, d’autres encore plus présomptueux.
La pluralité des émetteurs, les injonctions contradictoires [voir article ci-dessous] et les argumentations alambiquées, formulées en dépit du bon sens, contribuent à brouiller le message, dans un moment qui nécessiterait au contraire la plus grande clarté. Elles révèlent le logiciel profond d’un pouvoir guidé, depuis le début du quinquennat, par une boussole économique qu’il s’est toujours refusé de lâcher [3]. Elles soulignent également son incapacité à reconnaître ses erreurs.
Les professionnels de la santé le hurlent depuis des années [4] : ils ont été abandonnés. Abandonnés au profit d’une gestion budgétaire du service public. Abandonnés au nom d’une logique néolibérale et de la prétendue efficacité qui l’accompagne. Abandonnés par un pouvoir technocratique, coupé des réalités. Emmanuel Macron en est le pur produit. Toutes les politiques qu’il conduit depuis trois ans le prouvent. Sa gestion de la crise le confirme.
Mercredi soir, le chef de l’État s’est exprimé pour la troisième fois en l’espace de deux semaines depuis l’hôpital militaire de campagne installé à Mulhouse (Haut-Rhin). Filant la métaphore guerrière – « Le premier soignant est tombé à Compiègne », a-t-il dit, comme on parle des soldats qui tombent au front –, il a annoncé « un plan massif d’investissement et de revalorisation de l’hôpital », reconnaissant entre les lignes que le plan d’urgence qu’il avait tant vanté en novembre 2019 n’était pas à la hauteur.
Depuis sa deuxième allocution du 16 mars, le président de la République fait tout pour endosser le costume de « chef de guerre », selon une expression que son entourage assume pleinement, malgré son caractère grotesque. Comme l’écrivait récemment l’économiste Maxime Combes, porte-parole d’Attac France, « nous ne voulons pas être gouvernés comme en temps de guerre, mais comme en temps de pandémie » [5].
Qu’importe si les accents martiaux d’Emmanuel Macron sonnent faux. Lui y croit. Et pour tous ceux qui n’y adhèrent pas, il balaie les critiques en renvoyant à l’unité du pays, exactement comme il l’avait fait au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris [6]. « Lorsqu’on engage une guerre, on s’y engage tout entier, on s’y mobilise dans l’unité. Je vois dans notre pays les facteurs de division, les doutes, toutes celles et ceux qui voudraient aujourd’hui fracturer le pays alors que nous ne devons avoir qu’une obsession : être unis pour combattre le virus », a-t-il affirmé.
Pourtant, l’exécutif n’est pas étranger aux doutes dont parle le chef de l’État. Les premiers se sont éveillés au moment où les masques de protection ont commencé à manquer au personnel soignant, c’est-à-dire dès le début de la crise. Pour éviter de parler de pénurie, le pouvoir a d’abord tenté d’écoper la polémique en expliquant que ces masques étaient inutiles dans la plupart des cas et qu’ils pouvaient même s’avérer dangereux lorsqu’ils étaient mal utilisés.
Mais face à la consternation générale et à la colère que ces arguments ont naturellement suscitée, le ministre de la santé a fini par admettre que les stocks étaient vides. À cause de qui ? De ses prédécesseurs évidemment. « Quels que soient les processus de décision ayant conduit à ce que ces stocks ne soient pas renouvelés dans la durée, toujours est-il que ces stocks de masques se sont réduits année après année », a indiqué Olivier Véran, renouant ainsi avec l’antienne macroniste selon laquelle les problèmes sont toujours anciens [7] ; et son corollaire rhétorique : ils ne peuvent donc être imputés aux seuls dirigeants actuels.
Xavier Bertrand [8] (2010-2012) et Marisol Touraine [9] (2012-2017) se sont tous deux défendus de ces critiques. Certains rappellent aussi que le cabinet de l’ex-ministre de François Hollande comptait dans ses rangs plusieurs hauts responsables macronistes comme Benjamin Griveaux, le secrétaire d’État Gabriel Attal, ou encore le directeur général de la santé Jérôme Salomon. « Les renvois de patate chaude sont un peu ridicules, glisse un ancien soutien d’Emmanuel Macron, désormais en retrait. Ils sont tous responsables. »
L’épidémie de coronavirus a contaminé les fondamentaux du pouvoir. Les Français à qui le président de la République rend désormais hommage quotidiennement ne sont pas les « premiers de cordée » que les gouvernements successifs n’ont cessé de cajoler. Ceux qui, pour reprendre ses mots, « permettent au pays de vivre durant cette crise », sont aussi ceux qui se mobilisaient depuis des années pour demander plus de moyens. Ceux à qui l’on répondait invariablement qu’« il n’y a pas d’argent magique » [10].
On peut aisément comprendre la colère qui gagne le corps médical qui aurait préféré être entendu hier plutôt qu’applaudi aujourd’hui. Tout comme on peut comprendre celle des enseignants, eux aussi en grève ces derniers mois [11], que le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer a félicité mercredi, pour rattraper une sortie de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, qui avait semblé affirmer, un peu plus tôt dans la journée, que les professeurs ne travaillent plus – avant de s’en excuser.
Tout, dans la communication de l’exécutif, révèle sa déconnexion. La couverture pour le moins élogieuse du JDD le premier week-end du confinement n’a d’ailleurs pas été au goût de tout le monde. « Avec les photos de dorures, ça faisait vraiment “rassurez-vous, les gens d’en haut sont en train de réfléchir aux problèmes d’en bas” », souffle un député La République en marche (LREM). La visite de l’hôpital militaire de campagne paraît elle aussi complètement décalée – et ce, d’autant plus que le renfort de l’armée est surtout symbolique [12].
Il y a un peu plus d’un an, le patron du groupe majoritaire à l’Assemblée nationale Gilles Le Gendre estimait que les macronistes avaient « probablement été trop intelligents, trop subtils » pour être compris. Aujourd’hui, les choses ne sont plus formulées de cette façon, mais la réalité reste la même : la décision est entre les mains de sachants qui concèdent eux-mêmes ne pas savoir très bien, d’où les tâtonnements. Les autres sont priés de suivre les ordres et les contre-ordres sans ciller. « Ça n’est pas quand on est en guerre qu’il faut faire des polémiques », a martelé le ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin sur Europe 1.
Le gouffre qui sépare déjà la société de ses dirigeants est en train de se creuser davantage encore. Deux mondes se font face. D’un côté, les médecins de terrain qui avaient demandé le report du premier tour des municipales, qui insistent sur l’utilité des masques, qui se disent « fous de rage » [13] vis-à-vis de cette « administration qui n’a rien anticipé », « arrogante et incapable ». De l’autre, les spécialistes qui conseillent le pouvoir et réussissent à théoriser l’inverse.
Dans la situation actuelle, les calculs politiques – s’agissant des municipales – et les impératifs économiques – s’agissant de tout le reste – que l’on devine derrière les expressions gouvernementales ne sont pas seulement un facteur de confusion. Ils sont aussi insupportables à entendre, comme le reconnaissent plusieurs ministres, sous couvert d’anonymat. « Ce n’est pas à la hauteur… », confiait l’un d’entre eux, après la sortie de Muriel Pénicaud sur le « défaitisme » des entreprises du BTP. « C’est tout le problème des “gouvernements d’experts” », s’agace aussi un conseiller.
Pour beaucoup, l’épidémie est en train de montrer au grand jour la faiblesse de certains membres du gouvernement. C’est notamment le cas de la secrétaire d’État Emmanuelle Wargon qui a provoqué la colère de l’Élysée et de Matignon, en tweetant qu’elle avait bénéficié d’un test, malgré des symptômes bénins. « Après l’épidémie, je pense qu’il y aura une grande explication de texte, et un grand chambardement », anticipe un autre conseiller du pouvoir.
Même les prédictions que s’amusent à faire en off certains élus de la majorité parlent pour eux. « Il faudra frapper fort, bouleverser le champ politique, avec un gouvernement d’union nationale. Pourquoi pas Sarkozy premier ministre ? Personne n’y a pensé…, planifiait récemment un député LREM dans Challenges. En tout état de cause, le match de 2022 face à Marine Le Pen est plié, Emmanuel Macron a déjà gagné. Il s’est imposé comme le père de la Nation. » Ce genre de raisonnement le confirme : on ne comprend rien. Ou pire encore : on ne comprend que trop bien.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 26 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/260320/l-epidemie-grossit-la-loupe-les-failles-du-pouvoir
La confusion du pouvoir révèle ses manquements
Les annonces au compte-gouttes et les injonctions contradictoires brouillent le message de l’exécutif, qui cherche encore, malgré l’urgence, le moyen de maintenir un niveau d’activité minimal d’économie. Les questions s’accumulent à mesure que la situation sanitaire s’aggrave.
C’est devenu un rendez-vous quotidien. Tous les soirs, le directeur général de la santé Jérôme Salomon égrène le nombre croissant de Français contaminés par le coronavirus Covid-19, [14] et le nombre de décès qui l’accompagne. De l’avis de tous, nous n’en sommes qu’au début. C’est inéluctable, la courbe [15] sur laquelle le pouvoir a les yeux rivés est exponentielle. Tous les ministres interrogés ces derniers jours par Mediapart le disent : la situation est difficile aujourd’hui, elle le sera bien plus encore dans les prochains jours.
D’où ce message répété en boucle depuis la dernière allocution d’Emmanuel Macron, lundi 16 mars : « Restez chez vous. » La formule est claire et pourtant, la parole de l’exécutif ne l’est pas. En l’espace d’une semaine, et sans prendre en compte le temps de réaction collective, il a multiplié les annonces [16], en répétant sans cesse qu’elles étaient prises sur la base des recommandations d’un comité scientifique dont on ne sait rien ou presque. Aux mesures de confinement livrées au compte-gouttes se sont ajoutées de nombreuses injonctions contradictoires.
Ces dernières brouillent la compréhension et suscitent beaucoup d’interrogations. Comment expliquer aux personnes âgées, à qui le président de la République a demandé de rester « autant que possible à leur domicile », qu’elles n’ont pris aucun risque en allant voter au premier tour des municipales ? [voir ci-dessous.] Pourquoi le ministre de l’économie Bruno Le Maire appelle-t-il « tous les salariés des entreprises qui sont encore ouvertes, des activités qui sont indispensables au fonctionnement du pays, à se rendre sur leurs lieux de travail » alors que les autres doivent se cloîtrer ?
D’autres questions ont également surgi : pourquoi le chef de l’État n’a-t-il pas employé le mot « confinement » lundi soir alors que tout le monde l’attendait ? Au gouvernement, certains reconnaissent que la deuxième allocution d’Emmanuel Macron n’a pas été comprise « sur le coup ». Les ministres qui ont eu la charge de s’exprimer dans la foulée – notamment Christophe Castaner (intérieur), Sibeth Ndiaye (porte-parolat) et Julien Denormandie (logement) – se sont donc mis d’accord pour parler de confinement.
« Le problème, c’est qu’à partir de là, plus personne n’a voulu mettre le nez dehors, y compris dans des entreprises nécessaires pour le ravitaillement alimentaire », souligne un membre du gouvernement, en prenant l’exemple des sociétés d’emballages et de celles qui fabriquent les panneaux en Plexiglas qui pourraient être bien utiles pour protéger les caissières. Si la question se pose effectivement pour les « métiers indispensables » à la vie quotidienne, on comprend mal les raisons pour lesquelles la ministre du travail Muriel Pénicaud s’est dite « scandalisée » qu’une fédération du bâtiment demande la fin des chantiers [17].
De nombreux secteurs sont évidemment touchés par les mesures de confinement. C’est le cas des librairies indépendantes, qui comme tous les « commerces non essentiels », pour reprendre le vocable d’Édouard Philippe, sont fermées depuis samedi 14 mars, minuit. Les éditeurs ont suspendu leurs parutions et seules les ventes en ligne se poursuivent, au grand bonheur du géant Amazon dont l’activité augmente massivement. Jeudi matin, sur France Inter, Bruno Le Maire a promis de reconsidérer le sujet, en étudiant la possibilité de « définir des règles strictes pour maintenir [leur] activité ».
Le pouvoir cherche encore, malgré l’urgence, le moyen de maintenir un niveau d’activité minimal. Sous le couvert de l’anonymat, certains expliquent même que cette seule boussole a guidé la gestion de la crise dans ses premières heures. Car les priorités de l’exécutif, avancent-ils, furent d’abord économiques. Pour les « Bercy boys » de l’Élysée et de Matignon, il était hors de question d’arrêter la machine et de bloquer le pays. Dès sa première allocution, jeudi 12 mars, Emmanuel Macron s’était d’ailleurs employé à dérouler une série de mesures essentiellement tournées vers les entreprises qu’il disait vouloir « protéger […] quoi qu’il en coûte ».
Selon plusieurs participants, la réunion qui s’était tenue le matin même entre le premier ministre, certains membres de son gouvernement, les chefs de partis, et les présidents des Assemblées, des groupes parlementaires et des associations d’élus, avait elle aussi été essentiellement consacrée aux questions économiques. Une semaine plus tard, une « task force économie » est créée. Lundi 16 mars, pour sa deuxième allocution, le président de la République, qui avait laissé à son ministre de l’intérieur le soin de préciser les mesures de confinement qui concernent tout un chacun, a lui-même détaillé les annonces destinées aux entreprises.
Pourtant, en conclusion de son expression télévisée, le chef de l’État l’a promis : « Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, seront remises en cause. […] Agissons avec force mais retenons cela : le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant. Nous serons plus forts moralement, nous aurons appris et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences, toutes les conséquences. » La semaine précédente, il parlait déjà de « décisions de rupture », alors que tout, dans son discours, le ramenait aux politiques néolibérales qu’il conduit depuis trois ans.
Comme l’explique Mediapart [18], une gestion cohérente de la crise voudrait qu’on aille plus loin dans la planification des besoins économiques. Selon nos informations, la demande a d’ailleurs été formulée au premier ministre, lors d’une réunion en visioconférence avec les partenaires sociaux. Mais pour l’heure, les métiers indispensables sont si nombreux que l’exécutif a renoncé à en établir une liste. Le président de la République l’a d’ailleurs dit en introduction du conseil des ministres de mercredi : « Il y a plein de choses auxquelles on n’aura pas pensé. »
Les problèmes attachés à ces « choses » n’ont pas tardé à surgir. Un ministre évoque notamment la question des commerces de cigarettes électroniques, qui n’avaient pas été prévus dans le premier décret précisant les magasins autorisés à ouvrir leurs portes, alors que les bureaux de tabac y figuraient. « C’est Olivier Véran [le ministre de la santé – ndlr] qui nous l’a fait remarquer, explique-t-il. L’idée, ce n’est pas non plus de recréer des millions de fumeurs… » À l’approche du versement des minima sociaux, au mois d’avril, le sujet se pose aussi pour les bureaux de poste et les banques postales qui ont fermé.
« En France, on aime les choses binaires pour pouvoir mieux les critiquer derrière, note un député La République en marche (LREM). Mais là, il n’y a rien de binaire. Ce n’est pas “on ouvre tout ou on ferme tout”. C’est ça qui rend les choses inintelligibles. » Pour davantage de clarté, l’élu reconnaît cependant qu’il n’était pas très judicieux de faire parler Édouard Philippe deux jours seulement après la première allocution d’Emmanuel Macron. La question du report des municipales a elle aussi divisé les responsables de la majorité, certains, comme le président du MoDem François Bayrou, s’étant prononcé contre le maintien du scrutin dès jeudi.
Les confessions de Buzyn ont fait l’effet d’une bombe
Le pouvoir le reconnaît aisément : tout se fait et se décide au jour le jour, quasiment heure après heure. Mais cette gestion interroge sur la façon dont les choses ont été anticipées au moment où la Chine était déjà dans une situation critique et plus encore lorsque l’Italie voisine a été touchée à son tour. Comment se fait-il que le personnel soignant, ignoré pendant trois ans et soudainement porté aux nues, manque à ce point de matériel de protection ? [19] « Les héros en blouse blanche, ils sont à poil ! », s’est alarmé le président de la Fédération des médecins de France Jean-Paul Hamon.
Pourquoi, après avoir assuré qu’il y en aurait pour tout le monde, affirmer désormais que les masques ne servent « à rien pour les personnes non contaminées » ? Outre le fait qu’elle maquille mal la pénurie, cette assertion est formulée en dépit du bon sens puisque, faute aussi de tests de dépistage suffisants, la plupart des malades ne savent pas qu’ils ont été infectés. Ils peuvent donc continuer à travailler dans des Ephad [20] ou aux caisses des supermarchés [21], pendant la période d’incubation du virus, sans protection, alors même qu’ils sont déjà contagieux.
Pour justifier l’évolution de son discours, l’exécutif rappelle régulièrement que les recommandations de l’équipe de spécialistes, mise en place sur le tard pour éclairer la décision publique, évoluent elles aussi. Récemment, un proche d’Emmanuel Macron soulignait à Mediapart que la communauté scientifique elle-même découvrait le virus, et qu’elle n’était pas homogène sur le sujet. Aux questions qui lui sont posées dans les médias, le président du conseil dédié Jean-François Delfraissy n’apporte d’ailleurs que de vagues réponses.
Certains, à l’instar de l’ancien chef du service pneumologie et réanimation à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, ont commencé à critiquer la composition de cette équipe. « Qu’est-ce que c’est que cette maladie ? C’est une pneumonie. Une pneumonie, ça touche le poumon. Donc, ça va concerner : le médecin généraliste, l’urgentiste éventuellement, le pneumologue, le radiologue […], et le réanimateur », a souligné Jean-Philippe Derenne sur BFM-TV [22], expliquant ne pas comprendre ce que des experts des épidémies du sida et d’Ebola faisaient autour de la table.
Jean-François Delfraissy l’a d’ailleurs reconnu sur RTL quelques jours plus tard [23] : « C’est une situation totalement inédite, j’ai déjà vécu plusieurs grandes crises comme celles du sida et d’Ebola, mais la rapidité – et les conséquences – avec laquelle s’est installé le Covid-19 est quelque chose d’extrêmement surprenant, a-t-il déclaré. Nous avions dès la fin janvier une série de signaux d’alerte. […] Mais, à titre personnel, je n’avais pas perçu l’importance que cela pourrait donner. » Rien de surprenant, avec de tels éclairages, que le président de la République ait continué à sortir au théâtre début mars.
« Parce que la vie continue », lançait à l’époque l’un de ses proches, le producteur de spectacle Jean-Marc Dumontet [24]. Pourtant, dès la fin du mois de février, après le premier mort français, le chef de l’État, en visite à la Pitié-Salpêtrière, avait frontalement reçu la mise en garde du chef du service maladie infectieuses de l’hôpital : il va y avoir « une situation à l’italienne », l’avait prévenu le professeur Éric Caumes, car « le virus circule parmi nous ». « Probablement qu’il se transmet beaucoup mieux que ce qu’on pensait », avait-il ajouté.
Pour l’heure, l’opposition se refuse à attaquer bille en tête l’exécutif sur ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire depuis le mois de janvier. Mais plus le temps passe, plus les questions s’accumulent. Les doutes qui gagnent la classe politique ont été renforcés mardi, après la parution d’un article du Monde, dans lequel l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn faisait part de ses remords quant au fait d’avoir abandonné son ministère en pleine crise sanitaire [25], pour briguer la mairie de Paris, en remplacement de Benjamin Griveaux.
« On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade. La dernière semaine a été un cauchemar. J’avais peur à chaque meeting. J’ai vécu cette campagne de manière dissociée », a avoué la candidate LREM, qui a engrangé 17,6 % des suffrages exprimés au premier tour. Au milieu de ses confidences, une bombe : « Je pense que j’ai vu la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé un message au président sur la situation. Le 30 janvier, j’ai averti Édouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute pas se tenir. Je rongeais mon frein. »
Bien que nuancés dans un second temps par l’intéressée, ces propos ont logiquement fait bondir les responsables politiques de tous bords. « Se rend-elle compte qu’elle engage sa responsabilité pénale et celle des autres personnes qu’elle dit avoir prévenues ? », a notamment interrogé le chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon. « Si ces propos sont exacts, ils révèlent un possible scandale d’État et devront faire l’objet d’une sévère évaluation à la fin de la crise », a également affirmé la présidente du Rassemblement national (RN) Marine Le Pen.
Avant d’ajouter : « Que ceux qui sont au gouvernement et Emmanuel Macron sachent qu’un jour ou l’autre, ils auront des réponses à apporter aux questions que se posent les Français. » C’est globalement l’attitude adoptée par toute l’opposition, qui pour le moment ne demande rien d’autre au gouvernement que de la clarté. « Nous avons besoin d’unité pour avancer », a expliqué le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure sur France 2. « Le moment n’est pas à la polémique », a aussi indiqué le chef de file des sénateurs Les Républicains (LR) Bruno Retailleau.
Mardi soir, le premier ministre a confirmé qu’Agnès Buzyn lui avait dit « fin janvier que si nous étions dans le pic épidémique au moment des élections, alors il serait difficile de les organiser ». « Mais au moment où elle m’a dit ça, beaucoup de médecins n’étaient pas d’accord avec elle », s’est-il défendu, en se rangeant derrière l’avis rendu par le conseil scientifique trois jours avant le scrutin. « Il y a quelques mois, il y a des gens qui disaient vous en faites trop ou vous n’en faites pas assez. Dans quelques mois, certains diront : il aurait fallu faire autrement. Ces polémiques, je les connais, je les assume », a-t-il conclu.
Interrogé par Mediapart sur le message que l’ancienne ministre de la santé dit avoir envoyé au président de la République le 11 janvier, l’Élysée a répondu qu’aucun commentaire ne serait fait sur le sujet. Mais au plus haut niveau de l’État, comme dans toutes les strates de LREM, les confessions d’Agnès Buzyn ont provoqué « beaucoup d’amertume », glisse un ministre. « Elle n’en avait jamais parlé en conseil des ministres », assure un autre. « Toutes ses alertes ont été prises au sérieux, dit un troisième. C’est d’ailleurs pour cette raison que les premières réunions sur le sujet se sont tenues dès le mois de janvier. »
Partout, des raisons psychologiques sont invoquées en guise d’explication. « C’est la folie d’un orgueil blessé », croit savoir un député LREM. Dès dimanche soir, Mediapart écrivait que l’ancienne ministre avait très tôt laissé entendre à certains de ses collègues qu’il serait sans doute difficile de maintenir les municipales. Mais dans les couloirs aujourd’hui désertés des ministères – la plupart des conseillers ont été invités à travailler depuis leur domicile –, certains soulignent que toutes les « alertes » ne se valent pas. « Des ministres qui font des notes écrites pour dire “ça, c’est un problème”, il y en a tous les jours », affirme un membre de cabinet.
D’autant, souligne un autre, qu’Agnès Buzyn aurait pu « alerter publiquement », si elle avait jugé cela nécessaire. Or, comme l’ont prouvé toutes ses expressions du début d’année, l’ancienne ministre s’est toujours voulue rassurante. Le 24 janvier, face à la presse, elle déclarait ainsi que « le risque d’importation depuis Wuhan [était] modéré ». « Il est maintenant pratiquement nul, puisque la ville, vous le savez, est isolée, ajoutait-elle. Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles et les risques de propagation dans la population [française] sont très faibles. »
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 19 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/190320/la-confusion-du-pouvoir-revele-ses-manquements?onglet=full
Municipales : crise sanitaire, amateurisme politique
À peine les résultats du premier tour des municipales prononcés, l’exécutif a fait savoir qu’il réfléchissait à reporter le second. Depuis trois jours, le pouvoir n’en finit pas de renforcer les mesures de confinement, sur la base des recommandations d’un conseil scientifique créé sur le tard. Sans avoir anticipé la crise politique qui accompagne désormais la crise sanitaire.
Les informations arrivent de tous les côtés. Elles varient heure après heure, au gré des échanges des uns et des autres. Dimanche 15 mars, au lendemain de l’annonce, par le premier ministre, d’un renforcement des mesures de confinement visant à freiner l’épidémie de coronavirus, l’exécutif a passé la journée à observer la tenue du premier tour des municipales, dans une ambiance anxiogène.
Logiquement, le scrutin a enregistré des taux d’abstention records. Et suscité de nombreuses interrogations : pour quelles raisons le pouvoir a-t-il décidé de maintenir l’élection alors que la France est désormais passée au stade 3 de la gestion de la crise sanitaire ? Comment expliquer aux personnes âgées de plus de 70 ans, à qui Emmanuel Macron a demandé « de rester autant que possible à leur domicile », qu’elles pouvaient en revanche se rendre aux urnes sans crainte ?
Ces questions ont été soulevées par une grande partie de la classe politique. Après la déclaration d’Édouard Philippe, près de la moitié des présidents de région, dont Xavier Bertrand (Hauts-de-France) et Valérie Pécresse (Île-de-France), ont demandé au même moment un report des municipales. Le président Les Républicains (LR) du Sénat Gérard Larcher, qui s’y était opposé avant l’allocution du chef de l’État jeudi soir, a lui aussi changé d’avis.
« Si jeudi après-midi, on nous avait dit qu’on passerait avant dimanche au stade 3 de l’épidémie et que le premier ministre allait annoncer les mesures officialisées samedi, nous n’aurions certainement pas appuyé en faveur du maintien du scrutin », a expliqué son entourage dans les colonnes du Parisien [26]. « Depuis jeudi, nous n’avons été ni informés ni consultés sur les choix stratégiques du gouvernement ou le report des élections », a également dénoncé le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure.
Des propos aussitôt attaqués par les membres de la majorité, qui ont pointé d’une seule voix, celle des éléments de langage, le double discours de l’opposition. « Quelle tartufferie ! Les mêmes qui demandent le report à quelques heures de l’ouverture des bureaux de vote étaient soit courageusement silencieux il y a 48 h, soit hurlaient à la manipulation électorale quand le report était envisagé », s’est agacée la députée La République en marche (LREM) Aurore Bergé sur Twitter.
Malgré les précautions sanitaires prévues pour rassurer ceux qui souhaitaient se rendre aux urnes, des membres du personnel soignant ont tout de même appelé les électeurs à rester chez eux. C’est notamment le cas du médecin Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, qui a estimé qu’il fallait « dès maintenant appliquer le confinement maximum ». Dès samedi, dans une tribune publiée sur Atlantico, une quinzaine de médecins demandait au président de la République un report du scrutin [27].
Cependant, en sortant de son bureau de vote du Touquet (Pas-de-Calais) dimanche midi, ce dernier a de nouveau assuré qu’il était « légitime, notre comité scientifique nous l’a redit hier, de pouvoir sortir pour aller voter en prenant les précautions d’usage » [28]. « On va continuer à aller faire ses courses, donc il était légitime de pouvoir sortir pour aller voter », a-t-il insisté, en se disant le « garant de la sécurité, de la santé de nos concitoyens, mais également de la vie démocratique de notre pays ».
Mais le renforcement des mesures de confinement, décidé en l’espace de 48 heures, et le changement de tonalité au plus haut niveau de l’État restent parfaitement incompréhensibles. Et ce d’autant plus que de hauts responsables de la majorité, comme le président du MoDem François Bayrou, ont fait savoir qu’ils étaient contre le maintien du scrutin dès jeudi. Derrière cette situation, certains décèlent même des dissensions entre les deux têtes de l’exécutif.
« Il y a de la friture sur la ligne », croit savoir un conseiller ministériel. « C’est toujours la même rengaine, balaie un proche du premier ministre. Ces décisions, ils les prennent à deux. Ils se sont interrogés ensemble et ont posé la question aux experts scientifiques. Et ils ont donc décidé de maintenir. » Ce faisant, le pouvoir s’est tout de même placé dans une situation périlleuse, puisque de l’avis de tous, il n’est désormais plus certain que le second tour puisse être organisé, dimanche prochain.
En milieu de journée, un ministre confirmait à Mediapart que « toutes les options étaient ouvertes », soulignant néanmoins que la participation était « très solide » et les mesures de protection, « très respectées ». Alors que le nombre de personnes contaminées ne cesse de s’accroître, il est toutefois acquis que le sujet va être réévalué avec les autorités sanitaires dans les heures qui viennent. Les représentants des forces politiques seront également consultés, comme l’a indiqué Édouard Philippe, dimanche soir.
Un nouveau conseil de défense se tient ce lundi et Emmanuel Macron a d’ores et déjà annoncé qu’il s’exprimerait le soir même, à 20 heures. Beaucoup parient sur l’annonce de mesures de confinement encore plus drastiques, mais au sein de l’exécutif, on assure que rien n’est décidé à cette heure. « S’il y a détérioration de la situation sanitaire, ça doit l’emporter sur toutes les autres considérations », a affirmé le ministre de l’économie Bruno Le Maire sur France 2. Avant d’ajouter : « La situation se détériore pour nos compatriotes. »
« Le virus est invisible, il circule vite »
Toute la journée de dimanche, des photos de marchés et de parcs parisiens bondés ont circulé sur les réseaux sociaux, assorties du hashtag #Irresponsables. Pour bon nombre de responsables politiques, elles prouvent que les Français n’ont pas encore pris la mesure de la crise sanitaire, et des grandes difficultés que le non-respect de la « distanciation sociale » va poser pour le personnel hospitalier, qui n’en finit pas d’alerter sur le risque de saturation.
« J’ai vu aujourd’hui des grands-parents joyeux avec leurs petits-enfants, de belles images, il fait beau, mais je peux vous dire que le virus est invisible, il circule vite, il menace la vie des gens, je vous en conjure… », a supplié dimanche soir, sur France 2, le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran, qui a également indiqué que le bilan de l’épidémie en France s’élevait désormais à 127 morts, soit 38 de plus que samedi, et 5 423 cas de contamination confirmés depuis le mois de janvier.
Dans un tel contexte, la tenue du second tour des municipales est plus qu’hypothétique. La procédure de report – et donc de prolongation du mandat des actuels conseillers municipaux – nécessite l’adoption d’un projet de loi, et donc un passage devant le Conseil d’État, le conseil des ministres, suivi d’un dépôt sur le bureau des deux Chambres parlementaires, etc. En attendant, le président de la République peut choisir de repousser l’échéance par voie de décret.
Pour le constitutionnaliste Didier Maus, le report du second tour rendrait le premier caduc et obligerait les électeurs à revoter pour les deux. « Une élection à deux tours, c’est un ensemble », rappelle-t-il, en soulignant toutefois que les personnes élues dès dimanche pourraient le rester. « Il y a certes un principe d’égalité, mais on peut aussi tenir compte des circonstances exceptionnelles… » « Ceux élus ce soir devraient conserver le bénéfice de leur élection », a également commenté son confrère Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’Université Lille-II.
En tout état de cause, la situation paraît ubuesque. D’autant plus que si la décision avait été prise il y a dix jours, « il n’y aurait eu aucun problème », glisse Didier Maus. Mais il y a dix jours, « ce n’était pas une question », assure un ministre. Du côté de l’exécutif, on explique en effet que, depuis le début de la crise, tous les choix sont soumis aux experts scientifiques, dont les recommandations servent de boussole. Sauf qu’au-delà de la crise sanitaire, ces derniers sont incapables de répondre aux questions de gouvernance politique qu’elle pose.
S’il pouvait difficilement anticiper l’évolution de l’épidémie, sur laquelle les médecins eux-mêmes ont des avis divergents, le pouvoir aurait pu en revanche devancer les problèmes démocratiques qu’elle allait engendrer [29]. Or il ne l’a pas fait. Pourtant, dès la fin du mois de janvier, l’ancienne ministre des solidarités et de la santé Agnès Buzyn, désormais candidate LREM à Paris, où elle a remplacé Benjamin Griveaux, laissait entendre à certains de ses collègues qu’il serait sans doute difficile de maintenir les municipales.
Au cours des premières semaines, et malgré la menace épidémique, l’exécutif a continué à faire des choix politiques qui ont décontenancé bien au-delà du secteur hospitalier : changer de ministre en pleine crise pour de pures raisons politiciennes ; profiter d’un conseil des ministres exceptionnel, initialement consacré à la seule gestion du coronavirus, pour dégainer l’article 49-3 de la Constitution permettant au gouvernement de faire passer sa réforme des retraites sans vote…
Une nouvelle fois, le pouvoir navigue à vue. Comme le reste du monde, si l’on en croit le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Depuis l’allocution d’Emmanuel Macron, les décisions sont prises au compte-gouttes, sur la base des recommandations d’un conseil scientifique formé sur le tard – ses 11 membres ont tenu leur première réunion la veille de l’expression présidentielle. « Notre doctrine est de suivre leurs conseils au jour le jour », explique un proche du chef de l’État, qui souligne par ailleurs que la communauté scientifique elle-même découvre le virus, et qu’elle n’est pas homogène sur le sujet.
L’anthropologue Lætitia Atlani-Duault, qui a rejoint la petite équipe de spécialistes, le reconnaît dans L’Opinion : « L’essentiel, c’est que les responsables politiques puissent décider en toute conscience. À nous de les informer de ce que nous savons. Et de ce que nous ne savons pas », dit-elle. Cette façon de procéder a toutefois suscité de vives critiques en matière de transparence, notamment depuis la publication, dans Le Monde, de simulations alarmantes établies par les épidémiologistes qui conseillent l’Élysée [30].
Selon le quotidien, le gouvernement devrait présenter lundi une première synthèse de leurs travaux, tels qu’ils ont été exposés samedi au premier ministre. « Il y aura désormais un document publié après chaque réunion, reprenant les conclusions des membres du conseil scientifique », précise même un conseiller présidentiel. La propagation de l’épidémie en France comme en Europe est telle qu’elle a toutes les chances, de l’avis de plusieurs interlocuteurs, d’entraîner des décisions bien plus importantes que celle de maintenir ou non un scrutin.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 15 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/150320/municipales-crise-sanitaire-amateurisme-politique?onglet=full