Les médecins réanimateurs côtoient la mort chaque jour. Au quotidien, ils décident, sur des critères médicaux, si des patients atteints de défaillances vitales sont admis, ou non, en réanimation. Depuis le début de la crise du Covid-19, Jean-Michel Constantin, réanimateur à la Pitié-Salpêtrière, tenait, invariablement, un discours rassurant. Mercredi 25 mars, pour la première fois, il confiait sa « perplexité anxieuse » après une « nuit d’enfer. J’espère que c’est bien la vague dont tout le monde parle, qu’elle va bientôt refluer. Parce que sinon… »
« On est dans la situation de Bergame, en Italie [1]. On a dix jours de retard, c’est tout. Des médecins sont encore dans le déni, c’est incroyable », tance l’hépatologue Anne Gervais, mobilisée dans le service d’infectiologie de l’hôpital Bichat, à Paris, qui n’accueille désormais plus que des patients Covid. L’ambiance de son service, « bizarre », lui rappelle celle de la fin des années 1990 : « C’était la fin des années Sida, je les ai connues jeune médecin. Mais tout va plus vite aujourd’hui : en quinze jours seulement, on a basculé dans une espèce de cataclysme. »
« On continue à ouvrir des lits de réanimation, mais on les remplit dans les heures qui suivent », indiquait, hier, le réanimateur Jean-Michel Constantin. Selon lui, le gros millier de lits de réanimation disponibles en Île-de-France étaient alors à « 90 % pleins ». Il ne restait donc qu’une centaine de lits disponibles dans la région. Après Mulhouse et Colmar, le paquebot Assistance publique-Hôpitaux Paris, le plus grand et le plus prestigieux des groupes hospitaliers Français, est à son tour lancé dans une course de vitesse contre le coronavirus. « Et il grignote notre avance », reconnaît, interloqué, le réanimateur.
Mercredi vers 14 heures, le directeur général de l’offre de soins de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, Didier Jaffre, envoyait une série de courriels, que nous nous sommes procurés, à l’ensemble des directeurs des groupes hospitaliers de la région, publics, privés, et privés non lucratifs, leur demandant de jeter toutes leurs forces dans cette course, sans plus attendre. En raison de leurs caractère alarmiste, ces mails ont beaucoup circulé. Aux directeurs d’hôpitaux privés non lucratifs de la région, il écrit : « Il faut passer maintenant à la vitesse très très supérieure. Fini le temps de chipoter sur telles ou telles conditions. Vous devez imposer l’ouverture de lits de réa(nimation) et transformez (sic) vos hôpitaux en médecine de catastrophe ; sûrement que les normes ne seront pas respectées, les personnels pas tous au top. Mais faut pas rêver, nous sommes en guerre comme dirait le PR [président de la République – ndlr]. Et donc rien ne sera parfait, mais nous devons remporter la bataille. » Plus loin, il écrit encore : « Grattez tout ce que vous pouvez, mettez tous les personnels non occupés sur le pont. »
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Aux directeurs des groupes privés, il précise : « Les chirurgiens, les anest(hésistes), les inf(irmières), etc., tout le monde doit s’y mettre et ne croyons pas qu’ils seront des as de la réa(nimation), c’est pas vrai, et il faudra faire avec. » Plus inquiétant encore : « Je pense que ça (ne) suffira pas (ne perdons pas de vue l’effet salle de dépouillement des votes) », écrit Didier Jaffre. Il fait ainsi référence aux élections municipales, tenues il y a dix jours, et qui pourraient provoquer dans les jours à venir un afflux de patients dans un état critique.
Dans un courriel plus diplomatique, et plus largement partagé, de Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP, à Jean-Patrick Lajonchère, directeur de l’hôpital Saint-Joseph, ou encore Pascal Roché, directeur général du groupe privé Ramsay Générale de santé, Didier Jaffre décrit la situation : avec « plus de 150 entrées en réanimation chaque jour », l’Île-de-France doit, pour faire face, « armer mille lits de réanimation en 48 heures ». Un effort considérable. À la différence de l’Alsace aujourd’hui, « on ne pourra pas compter sur des aides extérieures », prévient-il, probablement parce que la région est la mieux dotée en capacités hospitalières. Le nombre de respirateurs est « quasiment suffisant » estime-t-il, reste à les répartir. Pour les « blouses et autres », ainsi que les « médicaments », « les besoins sont remontés au niveau national ». Pour le personnel, il compte sur la « plateforme Renforts-Covid », où 7 000 professionnels de santé, étudiants, actifs ou retraités, se sont déjà déclarés mobilisables.
La « réquisition sera envisagée ensuite », annonce-t-il, avec un « projet de décret à venir », dans le cadre de l’État d’urgence sanitaire. Des propos qui corroborent ceux de Martin Hirsch, le même jour sur France Info : « On a besoin de toutes les équipes, de tous les personnels, qu’ils soient volontaires ou qu’on fasse appel à la réquisition », a-t-il déclaré. Ce scénario est donc bien envisagé.
Ces courriels, qui sonnent la mobilisation générale, ont largement circulé. Urgentiste à Versailles, membre du syndicat AMUF, Wilfrid Sammut était au courant mercredi soir. Il est sous le choc : « La tutelle, de l’ARS au ministère, a des trains de retard. Elle est incapable de gérer. Comme en Chine, comme en Italie, ce virus s’est transformé en monstre. Ils nous ont mis la tête dans la boue. J’ai envie de pleurer. »
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Les paramédicaux du Collectif inter-urgences (CIU), qui ont lancé il y a un an un mouvement social historique dans les hôpitaux publics, n’ont pas attendu pour se mobiliser : « Tout le monde est revenu, même ceux qui avaient démissionné, raconte Yasmina Kettal, infirmière aux urgences de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, et membre du CIU. Dans mon service, des anciens collègues se sont présentés spontanément. » Mais son hôpital donnait, mardi déjà, « des signes de grosse tension. La réanimation est pleine, l’épidémie avance plus vite que nous ». L’infirmière est inquiète pour la population de Seine-Saint-Denis, « plus fragile, avec beaucoup de diabètes, d’hypertensions, et moins d’hôpitaux. Est-ce que cette fragilité sera prise en compte dans les moyens qu’on nous donne ? J’en doute ».
Aux urgences de l’hôpital Tenon, à Paris, où « six box sur huit sont dédiés aux patients Covid », un aide-soignant rapporte que « des collègues sont en train de craquer mentalement. On a l’impression d’hospitaliser des patients de plus en plus nombreux, et de plus en plus jeunes. On a beaucoup d’étudiants infirmiers, même pas payés, qu’on envoie au carton ».
L’émotion des professionnels de santé s’explique aussi par le nombre des leurs qui sont touchés par le Covid. À l’AP-HP, 490 étaient contaminés le 23 mars, 628 le 24 mars. Comme pour le reste de la population, ces tests ne disent rien de la profondeur de l’épidémie : « On est testé seulement quand on a de la fièvre », explique l’aide-soignant de Tenon. Même en toussant, ils continuent à travailler. Aux urgences de Delafontaine, « onze soignants sont positifs, sur 90. Certains collègues sont fragiles, on est préoccupés. Et on est aussi inquiets pour nos proches. Il y a de la peur, cette maladie nous impressionne », dit Yasmina Kettal.
Cinq médecins sont déjà décédés dans le Grand Est, un infirmier à Montreuil (Seine-Saint-Denis). À l’AP-HP, trois membres du personnel sont en réanimation. À Versailles, l’urgentiste Wilfrid Sammut a « un collègue en réanimation. C’était prévisible, c’est épouvantable. On part à la guerre sans munitions. Dans mon service, on a le droit a une blouse par jour. On les compte. Heureusement, Renault nous a envoyé ses stocks… »
Aux urgences de l’hôpital Tenon, à Paris, « on n’a qu’une seule blouse pour toute la nuit, très peu de lunettes, on manque de chiffonnettes pour nettoyer, explique l’aide-soignant. Heureusement, on a reçu des solutions hydroalcooliques. On a droit à des FFP2 au compte-gouttes, seulement pour pratiquer les tests. Il faut tout le temps négocier, c’est éprouvant ».
À l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, Yasmina Kettal dit la même chose : « Tout le matériel de protection manque, tout est une galère. Pourquoi ne pas avoir déployé plus de moyens ? Parce qu’on est au bout du bout ? Qu’ils arrêtent de parler de ces masques au futur ! À Delafontaine, on est 2 300 salariés. Par semaine, on reçoit, exactement, 11 650 masques chirurgicaux et 3 550 masques FFP2, la moitié sont périmés, les emballages sont abîmés. Quand je pense qu’on a commencé notre mobilisation aux urgences il y a un an, et qu’on n’a presque rien obtenu… Il y aura des comptes à rendre. »
Dans son service d’infectiologie de l’hôpital Bichat, à Paris, rempli de patients Covid qui « toussent, crachent », la médecin hépatologue Anne Gervais s’étonne de ne « pas avoir de surblouses et de masques FFP2, alors que le reste de la planète en a. On est en pénurie objective, par rapport au monde entier. C’est hallucinant ».
Sur France Info mercredi matin, le directeur général de l’AP-HP Martin Hirsch s’est ému, d’une voix blanche, de la situation des soignants : « Il faut qu’on ait les assurances qu’ils auront la reconnaissance… Il ne faut pas mégoter avec eux, il faut tenir le moral des troupes, là, elles en ont besoin. »
De son côté, le Collectif inter-hôpitaux (CIH), mobilisé depuis l’automne, s’est étonné que, dans le plan massif de 45 milliards d’euros déployé par le gouvernement pour faire face au coronavirus, seuls deux milliards soient alloués à la santé pour « acheter des équipements, des masques et faire face aux indemnités journalières ». « Ils n’ont rien compris, on est loin du but, s’énerve Anne Gervais, membre du CIH. On a besoin d’une infirmière pour six à huit malades, pas pour quatorze, et pas seulement pour le Covid, mais pour la vie entière. Leur salaire doit être augmenté de 20 %. La gouvernance de l’hôpital doit changer. Et il faut arrêter avec la tarification à l’activité. »
Depuis Mulhouse, Emmanuel Macron a promis, mercredi soir, un « plan massif d’investissement et de revalorisation de l’ensemble des carrières » à l’hôpital. « Cette réponse sera profonde et dans la durée », a-t-il assuré. Après avoir décompté les victimes du coronavirus, comme chaque, soir, le directeur général de la santé Jérôme Salomon a lui aussi rendu hommage aux soignants qui « se battent sans répit, ils méritent toute notre admiration et nos hommages. Nous aurons des drames individuels, nous aurons des drames collectifs, des familles endeuillées en nombre. Nous devrons faire face en bloc à une situation inédite et très critique ». Les hospitaliers y sont prêts, un temps seulement.
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 26 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/260320/les-hopitaux-franciliens-l-heure-de-la-medecine-de-catastrophe
Médicaments pour soigner le Covid-19 : des hôpitaux au bord de la pénurie
Les médicaments anesthésiques, qui permettent de placer sous respirateur artificiel les malades Covid-19, sont en tension en Île-de-France. Le corps médical tente de rationner leur utilisation. D’autres médicaments essentiels pour faire face à l’épidémie pourraient très vite venir à manquer.
Les hôpitaux franciliens sont lancés dans une course folle pour ouvrir, dans les 48 heures, mille nouveaux lits de réanimation, et porter leur nombre à deux mille en tout. Mais les patients Covid dans un état critique ont d’autres besoins essentiels qui pourraient venir à manquer : les médicaments. Selon le point de situation du ministère de l’intérieur du 25 mars, que nous nous sommes procuré, « les hôpitaux civils n’ont qu’une semaine d’approvisionnement, tandis que les hôpitaux militaires n’ont plus que 2,5 jours de stock, contre quinze jours en temps normal ». Le point de situation de l’Agence régionale de santé, au 26 mars, évoque même une « rupture en fin de semaine » de curare, ces anesthésiques essentiels.
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Sans entrer dans le détail des chiffres, lors d’un point presse de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ce 27 mars, le directeur général Martin Hirsch a aussi reconnu que « les stocks sont très courts sur certains médicaments ». Son adjoint, François Crémieux les a énumérés : « Les produits en forte tension sont les curares, les hypnotiques, les corticoïdes et les antibiotiques. »
Il faut dire que de nouveaux malades du Covid arrivent sans cesse : 172 au cours des dernières 24 heures, selon le dernier bilan dressé le 26 mars au soir par l’Agence de régionale de santé d’Île-de-France. Or, pour réussir à absorber ce flot de malades qui s’étouffent littéralement, « on a plusieurs préoccupations, explique le réanimateur Antoine Vieillard-Baron, de l’hôpital Ambroise-Paré, à Paris. On doit ouvrir des lits, trouver du personnel suffisamment qualifié, des respirateurs. Mais on est aussi préoccupés par les médicaments ».
Dans les services de réanimation, déjà sous très forte tension, c’est « un énorme poids supplémentaire », raconte, anonymement, un réanimateur francilien. « Nous sauvons la vie des patients Covid les plus critiques en les endormant profondément, et en les faisant respirer grâce à des machines, explique-t-il. Pour cela, on a recours à des médicaments anesthésiques puissants, notamment le curare, pour que l’organisme oppose le moins de résistance possible. Ce sont des médicaments quotidiens, anciens, de première nécessité. Dans mon hôpital, nous avons trois jours de stock. Pour s’en sortir, on fait appel à la débrouille, on appelle des collègues pour trouver des lots ici et là. Et on réfléchit à avoir recours à d’autres médicaments, parfois abandonnés depuis longtemps. On s’éloigne des standards de soins, à l’aveugle. C’est vrai, on doit choisir les patients admis dans notre service, en fonction de leur probabilité de s’en sortir. Mais si on en venait à ne plus soigner ou à mal soigner ceux qui peuvent s’en sortir, ce serait vraiment terrible. »
À l’AP-HP, le directeur médical de crise Bruno Riou assure qu’un texte sur « les bons principes d’administration de ces médicaments » est en cours de diffusion dans les 39 hôpitaux de l’AP-HP, dans le but de « rationaliser » leur utilisation. Autrement dit, les économiser. Il assure que la qualité de la prise en charge des malades ne sera pas affectée : « On a par exemple des appareils qui mesurent la profondeur de la sédation, le degré de curarisation, pour ajuster la dose. On peut ainsi diminuer de 20 % la quantité de produits utilisés. »
Est-ce que cela sera suffisant pour gérer la tension, et éviter une pénurie, mortelle pour les patients ? Les laboratoires pharmaceutiques sont-ils en capacité de livrer les hôpitaux au plus vite ? François Crémieux, le directeur général adjoint de l’AP-HP, n’est pas très précis : « Nous sommes en lien direct avec certains laboratoires, qui sont rassurants sur les capacités de production de curare. Sanofi, par exemple, est très mobilisé. Mais le contexte de la pénurie est européen. Il y a des enjeux de juste répartition entre les différents pays européens. »
Encore une fois, l’Allemagne semble la mieux positionnée, puisqu’« une partie de ces médicaments vient d’Allemagne », relève le ministère de l’intérieur dans sa note Covid-19 du 26 mars.
Le président de la Commission médicale d’établissement de l’AP-HP, Rémi Salomon, ne cache pas son affolement : « J’essaie de faire remonter l’information depuis plusieurs jours, en interne, auprès du ministère de la santé, jusqu’à l’Élysée. Je parle aussi à des dirigeants de l’industrie pharmaceutique. Je constate qu’il n’y a pas de plan de crise général. » À croire, après le manque de masques et de tests de dépistage, que le gouvernement a toujours un temps de retard.
L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) n’a par exemple pas mis à jour les tensions d’approvisionnement pour le Cisatracurium. Cet anesthésique figure aujourd’hui sur sa liste des médicaments en rupture de stock, mais est indiqué comme « remis à disposition » depuis fin janvier 2019… Alors qu’il est en tension actuellement.
Contactée à de multiples reprises, l’ANSM n’a pas répondu à nos sollicitations. Pour toute réponse à nos demandes, Aspen Pharma, le fabricant de plusieurs curares a répondu par courriel : « La période actuelle nous amène à nous concentrer sur des priorités de gestion d’entreprise à distance tout comme les approvisionnements de nos clients. »
Comme l’épidémie, le manque de médicaments se fait sentir par vagues, avec quelques jours de décalage en fonction de l’arrivée de la déferlante de patients dans chaque région. Le 20 mars, les pharmacies d’hôpitaux de Bretagne ne signalaient pas de tension d’approvisionnement sur les anesthésiques. Mais dès le 23 mars, les inquiétudes montent à Lorient, Pontivy, Vannes, Rennes… Et le 26 mars, l’anesthésique propofol est officiellement en rupture de stock dans un hôpital breton, et même l’éphédrine, de l’adrénaline. Autant de produits essentiels pour ranimer les patients.
L’autre grande inquiétude concerne les ruptures de stock d’antibiotiques comme l’Augmentin indiqué « en tension d’approvisionnement » sur le site de l’Agence du médicament depuis le 6 février 2020 déjà. Or « l’Augmentin ou ses génériques sont donnés à tous les patients Covid-19 pour éviter les surinfections bactériennes, notamment pulmonaires », s’alarme Alain Astier, chef de pôle honoraire de la pharmacie de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne). Car on ne meurt pas directement du virus, mais de la surinfection qu’il provoque en affaiblissant notre corps.
Bientôt un outil numérique pour cartographier les stocks de médicaments
Un pharmacien d’un CHU qui préfère ne pas être identifié a même confié à Mediapart la liste des 95 médicaments en rupture de stock dans son établissement au 26 mars. Le générique d’un antibiotique primordial, l’Amoxicilline/acide clavulanique en sachet y figure : le laboratoire Sandoz, filiale du géant pharmaceutique suisse Novartis, annonce un réapprovisionnement théorique… à compter du mois d’août.
Interrogé , Novartis répond « disposer de stocks suffisants »… Sauf que la molécule est disponible, mais pas en sachet, seulement en comprimé. « Ce sont des gros comprimés très difficiles à avaler. On ne peut pas les écraser, ils sont impossibles à prendre pour les patients sous sonde naso-gastrique, typiquement, les patients Covid-19 en réanimation, dénonce un pharmacien d’hôpital. C’est un vieux médicament qui ne se vend pas cher, génériqué depuis longtemps, ce n’est pas la priorité des laboratoires d’en assurer l’approvisionnement. Mais aujourd’hui, il est nécessaire qu’ils le fabriquent en très grande quantité compte tenu du nombre de patients Covid-19 dans le monde ! »
Si Novartis annonce à Mediapart que l’Amoxicilline est façonnée en Autriche, c’est-à-dire mis en comprimé ou en sachet, l’entreprise refuse d’indiquer où elle se procure la matière première en invoquant la « confidentialité de l’information ». Or les tensions d’approvisionnement des médicaments, qui se font encore plus ressentir en cette période de crise et de flambée mondiale de la demande, s’expliquent en partie par la dépendance des laboratoires pharmaceutiques vis-à-vis de l’Asie.
Entre 60 et 80 % des principes actifs, les moteurs des médicaments, sont issus d’un pays hors de l’Union européenne, selon l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), et essentiellement de Chine et d’Inde où les coûts de production sont moindres. La proportion était seulement de 20 % il y a trente ans [2].
Le ralentissement, voire l’arrêt des chaînes de production des usines de fabrication chinoises des matières premières de médicaments du fait du confinement a réduit l’offre à mesure que la demande locale, puis mondiale, s’est embrasée. La prise de conscience du médicament comme produit stratégique est le reflet de la perte de la souveraineté française du fait du choix des industriels. Elle s’est accentuée avec cette crise sanitaire mondiale.
Même le Doliprane, le médicament le plus vendu dans l’Hexagone, que Sanofi présente comme un pur produit « made in France », est dépendant de la production de sa matière première hors d’Europe. « Sanofi se procure son principe actif dans différents continents », admet le porte-parole du laboratoire.
Or le paracétamol est recommandé en cas de fièvre liée au Covid-19, à l’inverse des anti-inflammatoires tels que l’ibuprofène ou la cortisone, comme l’a annoncé Olivier Véran, ministre de la santé, le 14 mars. La demande a encore augmenté en officine de ville au point que son achat devient rationné le 18 mars, mais aussi en hôpital. Dans une des pharmacies hospitalières interrogées, il sera de nouveau disponible, mais seulement à partir du 20 avril. « Cette situation de tension est seulement une question de jours », tente de rassurer le porte-parole de Sanofi.
« Le manque de médicaments vitaux à venir pour lutter contre le Covid-19 serait insupportable. Nous importons de l’étranger beaucoup de médicaments de sédation profonde, or des solutions françaises sont envisageables », assure Pauline Londeix, confondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.
L’Observatoire a publié un communiqué de presse le 27 mars [3], devant l’absence de réponse du gouvernement à son courrier envoyé la veille. « Nous avons notamment demandé si des moyens sont recensés au niveau national pour voir quelle ligne de production de médicament pourrait être utilisée ou réquisitionnée pour réorienter au plus vite la production vers ces médicaments de première nécessité dont nous allons manquer. Car chaque jour compte, notamment dans la mesure où la demande mondiale pour ces médicaments est en train d’exploser », explicite le communiqué.
D’autant que des mesures de protectionnisme sont envisageables sur les médicaments vitaux de la part des pays étrangers producteurs de remèdes. Exactement comme l’a fait le gouvernement français le 25 mars. Il a interdit l’exportation de médicaments à base d’hydroxychloroquine, expérimenté comme traitement du Covid-19 [4], par décret. Et ce, pour répondre aux inquiétudes montantes concernant les tensions d’approvisionnement naissantes du Plaquenil, le médicament à base d’hydroxychloroquine fabriqué par Sanofi – cette fois uniquement dans l’Hexagone – avec « une capacité de production qui évitera à la France toute rupture de stock », assure le porte-parole du laboratoire.
Autre explication des difficultés d’approvisionnement dans les pharmacies des hôpitaux : les établissements des régions touchées à retardement tentent de faire des stocks pour se prémunir des pénuries à venir sur les produits vitaux face au Covid-19, ce qui alimente les tensions. « Depuis trois semaines, les pharmacies d’hôpitaux ont fait des stocks : habituellement, elles ont trente jours de réserves de médicaments, là elles en ont plutôt pour 45 jours », explique Jacques Trevidic, président du syndicat Action praticiens hôpital.
« À Mulhouse, nos collègues ont utilisé en trois, quatre jours l’équivalent des produits dont ils ont besoin en un mois en réanimation habituellement », rapporte Cyril Boronad, pharmacien cannois. Pour répondre à ces pics de demandes, « souvent les laboratoires contingentent les livraisons en calculant ce qu’ils distribuent en fonction des consommations antérieures. Sauf que quand des services d’hôpitaux sont réquisitionnés pour soigner les patients Covid-19, le stock de produits vitaux pour soigner le coronavirus est réduit à zéro rapidement, explique Patrick Léglise, vice-président du Synprefh (Syndicat national des pharmaciens des établissements publics de santé). Nous essayons de trouver des médicaments alternatifs quand c’est possible, mais rapidement, eux aussi se retrouvent en tension en cascade. » Comble de la désolation de la situation sanitaire, il rapporte même des difficultés à s’approvisionner à présent en housses funéraires.
Selon nos informations, l’agence régionale de santé d’Île-de-France a conclu un contrat avec la start-up MaPUI Labs le 27 mars qui sera opérationnel dans les prochains jours : son outil numérique cartographie les stocks de médicaments de ses hôpitaux et facilite les échanges de médicaments entre les établissements de la région en cas de ruptures de stock et de besoins imminents dans certains d’entre eux. D’autres régions ont montré leur intérêt. Un traçage instantané et national faciliterait les trocs de traitements en urgence… À condition que l’industrie pharmaceutique en fabrique suffisamment.
Caroline Coq-Chodorge
• MEDIAPART. 27 MARS 2020 :
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