Ernest Mandel (économiste marxiste 1923-1995, dirigeant de la IV° internationale) dont l’œuvre comporte plusieurs ouvrages sur les crises et cycles économiques, distinguait deux types de facteurs susceptibles d’affecter la marche de l’économie capitaliste. Les premiers résultent du fonctionnement même de cette économie : les évolutions du taux de profit, le cycle de l’investissement… Les seconds sont liés à des phénomènes qui, s’ils ne sont pas indépendants du capitalisme, ne sont pas directement liés à son fonctionnement régulier : c’est le cas des guerres. La guerre à l’époque impérialiste est bien sûr liée aux conflits entre puissances pour l’hégémonie et le partage du monde mais elle possède une dimension supplémentaire de perturbation et de destruction. C’est surtout le cas des guerres mondiales qui, à deux reprises, ont dévasté le monde au cours du siècle passé.
Il est trop tôt pour déterminer l’ampleur et les conséquences de la crise actuelle mais elle mélange de toute évidence les deux types de facteurs mis en avant par Mandel.
Crise économique et coronavirus
Depuis de longs mois existaient les signes annonciateurs d’une crise économique. Dans la sphère financière d’abord. Les marchés financiers d’actions avaient atteint des sommets stratosphériques sans rapport avec ce qui pouvait être attendu en termes d’évolution de la production et de profits. Un océan de dettes s’était développé et, une fois l’alerte de 2008-2009 passées, les banques avaient renoué avec beaucoup de leurs pratiques antérieures, confiantes dans le fait que les Etats voleraient à leur secours si la nécessité s’en faisait sentir. Tout ceci était alimenté par les politiques des banques centrales des différents Etats qui, à chaque alerte, distribuaient en abondance des liquidités à bas coût au secteur financier. La situation était donc potentiellement instable et n’importe quelle étincelle aurait pu déclencher une crise d’ampleur plus moins grande, sans en être la cause (pas plus qu’en 1973 le choc pétrolier ne fut la cause de la crise) : la déconfiture d’un fonds d’investissement important aux pratiques aventureuses ( à l’instar du fonds H20 lié à la banque française Natixis mais pas suffisamment important pour provoquer à lui seul une panique) ou une guerre ouverte entre les Etats-Unis et l’Iran par exemple (voir sur tous ces points l’interview d’Éric Toussaint en page 11 de ce même numéro [disponible ci-dessois.]).
Ce fut le coronavirus. Celui-ci présente des caractéristiques communes avec les guerres. Il est pour partie la conséquence d’un capitalisme productiviste et mondialisé en fonction de la logique du profit immédiat : une épidémie locale, comme il y en eut tant, a affecté en un temps record quasiment l’ensemble de la Terre. Il a comme les guerres une dimension qui ne ressort pas de la marche normale du capitalisme.
Deux scénarios de sortie
Quelle sera la suite ? Elle se situe entre deux scénarios extrêmes qui articuleront crise économique, crise sociale et crise sanitaire. Le premier, dominant dans les cercles gouvernementaux et patronaux, est celui du « mauvais moment à passer » avant le retour à la « normale ». Il y a aura des morts, beaucoup de chômage, des entreprises feront faillite mais ça redémarrera assez vite. Une version particulièrement caricaturale de ce scénario a été énoncée le 31 mars par le directeur général de Safran (moteurs et équipements aéronautiques) : « Quand on regarde les crises précédentes, en 2001 ou en 2008, par exemple, cela a pris plus ou moins de temps, mais la croissance est revenue en ligne avec les prévisions initiales. La durée nécessaire pour revenir aux perspectives d’origine est plus ou moins longue et dépend de la profondeur et de la durée de la crise. Deux éléments que je ne connais pas encore aujourd’hui. Mais, actuellement, en Chine, cela repart bien. Le taux d’occupation des avions est supérieur à 63 %. Après la crise, les choses devraient redevenir telles qu’elles étaient. ». Même si cette déclaration vise à rassurer les actionnaires et à se faire bien voir de l’Etat français (auquel sont demandées des aides supplémentaires), elle est significative des espérances de ce type de dirigeants.
Dans cette hypothèse, l’économie repartirait plus ou moins doucement sans transformations majeures avec sans doute quelques redéploiements des chaines de production (pour réduire la dépendance vis-à-vis de la Chine) et un peu plus de capitalisme d’Etat. Des capacités de production excédentaires seraient éliminées, les entreprises survivantes se restructureraient et renouvèleraient leur équipement tandis que le chômage, qui a fait un bond, resterait à des niveaux élevés. Les dominants font le pari que les mécontentements accumulés ne seront pas suffisants au sortir de la vague épidémique pour les bousculer sérieusement.
L’autre hypothèse extrême est celle d’une pandémie par vagues qui perpétuerait l’embolie des circuits économiques, bloquerait un temps (un an ?) le redémarrage, et susciterait une accumulation de rage et de mécontentement dans la population. Dans ce cas, il serait difficile de repartir « comme avant » bien que des capacités de production excédentaires aient été éliminées. L’issue se jouerait sur le terrain de la lutte politique et des affrontements sociaux. Un historien a récemment évoqué à ce propos la fin de la Première guerre mondiale avec les vagues révolutionnaires mais aussi le développement puis l’avènement du fascisme en Italie.
Au stade actuel, on peut (et il faut se) pencher sur les courbes du taux de profit, de la production, du commerce international mais le scénario du futur se situe probablement entre les deux hypothèses. Dans les deux cas, la lutte des classes sera un élément déterminant.
Par ailleurs, un autre sujet mérite réflexion. La crise climatique et ce type de pandémie reposent sans doute avec acuité la question de de l’économiste marxiste François Chesnais : le capitalisme a-t-il atteint un moment historique où il rencontrerait des limites qu’il ne pourrait plus repousser tenant en particulier à la destruction des équilibres éco-systémiques ? Et Chesnais poursuit ainsi : « La rencontre par le capitalisme de limites qu’il ne peut pas franchir ne signifie en aucune manière la fin de la domination politique et sociale de la bourgeoisie, encore moins sa mort, mais elle ouvre la perspective que celle-ci entraîne l’humanité dans la barbarie. L’enjeu est que celles et ceux qui sont exploités par la bourgeoisie ou qui n’ont pas partie liée avec elle, trouvent les moyens de se dégager de son parcours mortifère ».[[A l’Encontre. Disponibe sur ESSF (article 40245), A la racine des choses – Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables ? :
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article40245).
Henri Wilno
« La pandémie du coronavirus s’inscrit dans une crise multidimensionnelle du capitalisme »
Crédit Photo : Photothèque Rouge/MILO.
Entretien. Nous avons rencontré Éric Toussaint, économiste, porte-parole du réseau international du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, présent dans plus de 30 pays), membre de la direction de la IVe internationale.
Henri Wilno : Dans un article récent, tu écris : « Le coronavirus constitue l’étincelle ou le détonateur de la crise boursière et non la cause. » Peux-tu préciser ta pensée sur cette question ?
Éric Toussaint : Alors que les grands médias et les gouvernements affirment constamment que la crise boursière est provoquée par la pandémie de coronavirus, j’ai insisté sur le fait que tous les éléments d’une nouvelle crise financière étaient réunis depuis plusieurs années et que le coronavirus constituait l’étincelle ou le détonateur de la crise boursière et non sa cause. La quantité de matières inflammables dans la sphère de la finance a atteint la saturation depuis plusieurs années et on savait qu’une étincelle pouvait et allait provoquer l’explosion : on ne savait pas quand l’explosion aurait lieu et ce qui la provoquerait mais on savait que cela allait venir.
Un premier grand choc boursier a eu lieu en décembre 2018 à Wall Street et, sous pression d’une poignée de grandes banques privées et de l’administration de Donald Trump, la Réserve fédérale (Fed) des États-Unis a recommencé à baisser ses taux. La frénésie de l’augmentation des valeurs boursières a repris de plus belle et les grandes entreprises ont continué à racheter leurs propres actions en bourse pour amplifier le phénomène. Les grandes entreprises privées ont augmenté leur endettement et les grands fonds d’investissements ont augmenté le rachat d’entreprises de toutes sortes, y compris industrielles, en recourant à l’endettement.
Ensuite, de nouveau à Wall Street à partir de septembre à décembre 2019, il y a eu une très grosse crise de pénurie de liquidités. La Réserve fédérale est intervenue massivement en injectant au total des centaines de milliards de dollars pour tenter d’éviter l’effondrement des marchés. La Banque centrale européenne (BCE) et les autres grandes banques centrales (Royaume-Uni, Japon, Chine…) ont appliqué grosso modo le même type de politique et elles portent une responsabilité très importante dans l’accumulation de matières inflammables dans la sphère financière.
Bien sûr, l’ampleur du recul de la production dans les mois qui suivront mars 2020 sera sans précédent par rapport aux crises des 70 dernières années. Elle sera énorme. Mais la crise dans le secteur de la production avait commencé dès l’année 2019 à une grande échelle notamment dans le secteur automobile avec une chute massive des ventes en Chine, en Inde, en Allemagne, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays. Il y avait également surproduction dans le secteur de la fabrication des équipements et des machines-outils en Allemagne, un des trois principaux producteurs mondiaux dans cette branche. Il y avait une très forte réduction de la croissance industrielle chinoise ce qui a eu de graves conséquences pour les pays qui exportent vers la Chine des équipements, des automobiles, des matières premières. Au cours du second semestre 2019, une récession s’est déclenchée dans le secteur de la production industrielle en Allemagne, en Italie, au Japon, en Afrique du Sud, en Argentine… dans plusieurs secteurs industriels aux États-Unis.
La pandémie du coronavirus constitue le détonateur. Des évènements graves d’une autre nature auraient pu constituer ce détonateur. Par exemple, une guerre déclarée et chaude entre Washington et l’Iran ou une intervention militaire directe des États-Unis au Venezuela. La crise boursière qui s’en serait suivie aurait été attribuée à la guerre et ses conséquences. De même, j’aurais affirmé que cette guerre, dont les conséquences seraient très graves, sans contestation possible, aurait constitué l’étincelle et pas la cause profonde. Donc même s’il y a un lien indéniable entre les deux phénomènes (la crise boursière et la pandémie du coronavirus), cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faut pas dénoncer les explications simplistes et manipulatrices selon lesquelles c’est la faute au coronavirus.
Que montre la crise du coronavirus sur l’Union européenne, son fonctionnement et les rapports entre États membres ?
L’Union européenne et ses institutions sont toutes nues face à la pandémie de coronavirus : le président du Conseil européen n’a même pas une équipe de 10 médecins à envoyer en Lombardie ou en Espagne. Par contre, l’UE dépense 330 millions d’euros pour Frontex, sa police des frontières qui est suréquipée. L’UE n’a pas d’hôpitaux de campagne ou de réserves de ventilateurs ou de masques pour venir en aide à un pays membre. Par contre, elle est équipée de drones européens pour espionner les mouvements de personnes en détresse qui cherchent à obtenir le droit d’asile. Et ces personnes meurent par milliers en Méditerranée chaque année. Heureusement Cuba vient d’envoyer 50 médecins internationalistes pour venir en aide à la population de Lombardie. Il faut lutter pour faire revivre l’internationalisme entre les peuples.
Tu suis tout particulièrement la situation dans le « tiers monde ». Quelles sont les zones qui vont être frappées le plus durement ? Les pays pétroliers ? Et les pays endettés ?
Tous les peuples du « Sud global »1 sont menacés par la crise multidimensionnelle du système capitaliste mondial. La pandémie du coronavirus constitue un gravissime problème de santé publique et les souffrances humaines que la diffusion du virus provoque sont énormes. Il est en train d’atteindre massivement des pays du Sud global dont le système de santé publique, déjà faible ou très fragile, a été terriblement mis à mal par 40 ans de politiques néolibérales, les décès seront très nombreux. Utilisant le prétexte de la nécessaire austérité budgétaire pour rembourser la dette publique, les gouvernements et les grandes institutions multilatérales comme la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) ont généralisé des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé publique.
Les pays du Sud global sont confrontés à une nouvelle crise de la dette, leurs revenus d’exportation baissent car les prix des matières premières s’effondrent tandis que les montants de dettes à rembourser sont énormes. S’ils veulent affronter la pandémie du Covid-19, ils doivent suspendre le paiement de la dette publique et utiliser l’argent en faveur de la santé publique.
Qu’est-ce qu’il faudrait faire ?
Il faut se battre pour la mise en œuvre d’un vaste programme anticapitaliste qui inclut une série de mesures fondamentales : la suspension du paiement de la dette publique suivie de l’annulation des dettes illégitimes, qu’elles soient privées ou publiques ; l’expropriation sans indemnité des grands actionnaires des banques, afin de créer un véritable service public de l’épargne, du crédit et des assurances sous contrôle citoyen ; la fermeture des bourses ; la création d’un véritable service national de santé publique gratuit ; l’expropriation sans indemnité des entreprises pharmaceutiques et des laboratoires privés de recherche et leur transfert dans le secteur public sous contrôle citoyen ; l’expropriation sans indemnité des entreprises du secteur de l’énergie (pour pouvoir réaliser de manière planifiée la lutte contre la crise écologique) et bien d’autres mesures radicales et fondamentales, dont des mesures d’urgence pour améliorer tout de suite les conditions de vie de la majorité de la population. Il faut abroger les traités de libre commerce et relocaliser au maximum la production en privilégiant au maximum les circuits courts.
La riposte nécessaire à la pandémie du coronavirus doit être l’occasion d’aller vers une authentique révolution pour modifier radicalement la société dans son mode de vie, son mode de propriété et son mode de production. Cette révolution aura lieu seulement si les victimes du système entrent en auto-activité et s’auto-organisent pour déloger le 1 % et ses larbins des différents centres du pouvoir pour créer un véritable pouvoir démocratique. Une révolution écologiste-socialiste autogestionnaire et féministe est nécessaire.
Propos recueillis par Henri Wilno
1. L’expression « Sud global » est de plus en plus fréquemment utilisée pour désigner ce que l’on qualifiait couramment de « tiers monde » ou « pays en voie de développement » : un ensemble de pays partageant « un ensemble de vulnérabilités et de défis ». (NDLR).
• Créé le Mercredi 1 avril 2020, mise à jour Mercredi 1 avril 2020, 14:38 :
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