Cela fait des années que l’Italie est comme un éléphant dans la pièce européenne. Depuis la crise de l’euro, les responsables européens détournent les regards sur la fragmentation grandissante de la zone euro, dont l’Italie est l’épicentre. Ils feignent d’ignorer les chiffres gênants de la troisième économie de l’Union, tentent de temporiser, en appellent à des expédients pour repousser toujours à plus tard les changements. La pandémie de Covid-19 qui touche tout le continent, mais l’Italie plus encore, et s’abat sur un pays déjà gravement anémié ne permet plus ces manœuvres dilatoires. Aujourd’hui, l’Europe a rendez-vous avec l’histoire. Selon la réponse qu’elle apportera à l’Italie, l’Europe se brisera ou non.
Le dossier italien est si lourd qu’il a déjà fait disjoncter plusieurs responsables européens. Attendue sur l’aide qu’elle pourrait apporter aux pays de la zone euro dans cette crise sanitaire sans équivalent, Christine Lagarde a commencé par commettre une gaffe inexplicable, impardonnable pour une responsable qui a été associée auparavant comme ministre, puis comme directrice générale du FMI, à toute la gestion de la crise de l’euro [voir article ci-dessous].
Lors de sa première intervention le 12 mars, elle a déclaré que la BCE n’était pas responsable de la différence des spreads (écarts de taux) entre les différents titres de dettes des États européens. Le propos était technique mais les observateurs lui ont tout de suite donné sa portée politique : contrairement à sa doctrine précédente, la BCE n’était plus prête à se porter au secours des États les plus exposés et acheter massivement leurs dettes pour les protéger. La réaction a été immédiate : en moins de dix minutes, les taux italiens se sont envolés.
Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi, la BCE a émis pas moins de quatre communiqués et billets de blogs pour revenir sur les affirmations de Christine Lagarde. Du jamais vu dans l’histoire de la Banque centrale européenne. Rétropédalant à toute vitesse, l’institution monétaire est allée même plus loin pour juguler la crise qui menaçait : quelques jours plus tard, elle a annoncé qu’elle renonçait à la limite de détention de 33 % de dettes souveraines par pays qu’elle s’était fixée et a recommencé à acheter massivement des dettes italiennes et espagnoles, les plus attaquées.
Au niveau européen, le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, a à son tour perdu ses nerfs lors de la réunion des chefs de gouvernement le 27 mars. Alors que six pays (la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, l’Irlande) plaidaient pour l’instauration d’une dette commune et mutualisée (les « corona-bonds ») pour faire face ensemble à l’immense épreuve de l’épidémie de coronavirus, ce dernier apostrophait ses partenaires du « Club Med », et leur faisait la leçon sur leur côté cigale, mettant son veto à tout projet de mutualisation. Il avait le soutien du ministre de l’économie allemand Peter Altmaier (CDU, droite), qualifiant les discussions sur les « eurobonds » de « débat fantôme » (voir l’article de Ludovic Lamant [1]).
Le refus des Pays-Bas et de l’Allemagne a été ressenti comme une gifle par le gouvernement italien. « Je souhaite que tout le monde comprenne, avant qu’il ne soit trop tard, la gravité de la menace qui pèse sur l’Europe. La solidarité ne correspond pas seulement aux valeurs de l’Union, elle est dans l’intérêt de tous », a réagi le président de la République italienne, Sergio Mattarella. Figure tutélaire européenne, Jacques Delors, 94 ans, s’est senti obligé d’intervenir. Dans une déclaration à l’AFP, il a mis en garde les responsables européens contre « le manque de solidarité qui fait courir un danger mortel à l’Union européenne » [2].
Depuis, les Pays-Bas ont fait marche arrière. Le ministre des finances, Wopke Hoekstra, s’est excusé pour « le manque d’empathie » que son pays aurait pu manifester, expliquant qu’ils s’étaient mal exprimés (lire notre article : Pourquoi les Pays-Bas refusent les corona-bonds [3]). Dans une longue tribune publiée dans La Repubblica, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est également excusée auprès des Italiens [4]. « Aujourd’hui, l’Europe se mobilise aux côtés de l’Italie. Malheureusement, cela n’a pas toujours été le cas. Il faut reconnaître qu’au début de la crise, face à la nécessité d’une réponse européenne commune, trop de gens n’ont pensé qu’à leurs propres problèmes domestiques. Ils ne se rendaient pas compte que nous ne pouvons vaincre cette pandémie qu’ensemble », écrit-elle.
Les excuses bienvenues de la Commission européenne permettront-elles d’effacer les affronts passés à l’égard de l’Italie ? Depuis le début du drame que connaît le pays, les Italiens se sentent seuls, bien seuls. Tous les pays frontaliers, à l’exception de la France, ont fermé leurs frontières, anéantissant d’un trait de plume les traités du marché unique, de la libre circulation européenne, de l’espace Schengen. La plupart des pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne, ont mégoté leur aide, préférant garder leurs équipements médicaux et leurs médicaments pour eux plutôt que les envoyer au-delà des Alpes.
En lieu et place de la solidarité européenne, les Italiens ont vu arriver des cargaisons de masques expédiés de Chine, des convois d’aide dépêchés par la Russie, des médecins cubains. Le tout lourdement mis en scène, au nom de la fraternité internationale, chacun de ces pays comprenant qu’il y avait une carte à jouer dans le jeu géopolitique qui se transforme à toute vitesse sous l’effet de la pandémie, et que l’Italie pourrait être le maillon faible.
Les Italiens eux-mêmes en sont à se poser la question : à quoi sert cette Union si même dans les moments d’extrême urgence, elle n’est pas capable de démontrer la moindre solidarité ? Mais la question est partagée par bien des capitales dans le monde, bien des observateurs. « À chaque crise macroéconomie, la crise de l’Europe se réveille. Car, à chaque fois, tous les défauts de conception de la zone euro réapparaissent », relève Éric Dor, économiste en chef à l’IESEG School of Management.
Les malfaçons de la zone euro sont connues depuis des années : pas de budget commun, pas d’union bancaire, pas de mécanisme de compensation. Ces dysfonctionnements structurels ont entraîné des déséquilibres économiques qui minent désormais toute la construction politique. Dans de nombreux travaux, l’économiste atterré David Cayla, maître de conférences à l’université d’Angers et auteur de La Fin de l’Union européenne, a mis en lumière les effets de cette construction bancale. « Grâce à son organisation, sa spécialisation industrielle et un euro sous-évalué pour son économie, l’Allemagne est devenue la principale bénéficiaire de l’Union. D’autres pays se sont agrégés au moteur allemand. Les Pays-Bas, qui ont une tradition commerciale, et dans une moindre mesure la Belgique (surtout flamande) profitent de cette concentration », expliquait-il dans un entretien [5].
Cette polarisation économique et industrielle s’est traduite par une destruction de l’outil productif et industriel de l’Europe du Sud. L’Italie, pour qui l’euro est surévalué et n’a plus la possibilité d’utiliser l’arme de la dévaluation pour regagner en compétitivité, en a payé un lourd tribut. Entre 2000 et 2015, le volume de travail manufacturier y a baissé de plus de 21 %.
Une fragmentation qui n’a cessé de s’accélérer
Depuis son entrée dans l’euro, l’économie italienne a connu 15 trimestres de récession. Le PIB du pays, après avoir augmenté dans les premières années, s’est effondré à partir de la crise de 2008, pour à peine retrouver en 2016 ce niveau de 2000. Depuis, l’économie italienne a de nouveau replongé, frôlant la récession chaque trimestre depuis la fin de 2018.
Bien que dégageant un solde commercial positif, et un excédent budgétaire, le gouvernement italien est toujours sous surveillance de la Commission, en raison d’un endettement de plus de 133 % du PIB, héritage d’un passé avant l’euro, mais que l’Italie ne parvient pas à effacer. Alors sous la pression européenne, les réformes structurelles se sont enchaînées : Job Act, réforme du marché du travail, du chômage, des retraites. Sans pourtant faire repartir la machine économique. En décembre 2019, le taux de chômage était de 9,8 %.
Ce marasme économique se retrouvait déjà dans les bilans bancaires. Les crédits douteux – pour ne pas dire perdus – sont estimés à plus de 360 milliards d’euros [6], soit plus de 13 % des engagements bancaires. Faute de trouver une solution européenne, le gouvernement a épongé au coup par coup les comptes afin d’éviter une faillite bancaire. Mais les banques italiennes, comme espagnoles, dépendent quasiment uniquement de la Banque centrale européenne pour les alimenter en liquidités.
Car la crise de l’euro a accentué encore la fragmentation de la zone euro. « Les flux monétaires ne circulent plus au sein de la zone », reconnaissait l’ancien gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, en juillet dernier [7]. Cette fragmentation trouve sa parfaite illustration dans les comptes de Target 2, le système de paiement de l’union bancaire, le lieu qui sert de chambre de compensation entre les différentes banques centrales de l’Union européenne. En janvier 2020, l’Italie affichait un déficit de 384 milliards d’euros par rapport à tous les autres pays européens, tandis que l’Allemagne enregistrait un excédent de 821 milliards d’euros. Les surplus des uns sont les pertes des autres.
C’est dans cet environnement économique déjà très lourd que la pandémie de Covid-19 vient frapper. Selon les premières estimations de la Confindustria – le Medef italien –, l’économie italienne risque de chuter de 6,8 %. Pour faire face à l’épidémie, aux conséquences des mesures de confinement qui ont mis le pays à l’arrêt, et tenter de préserver l’avenir, le gouvernement italien s’emploie à dégager 50 milliards d’euros supplémentaires en urgence.
Déjà certains responsables européens s’inquiètent de cette nouvelle montée des déficits budgétaires, qui pourraient dépasser les 5 % du PIB. La Commission européenne a annoncé qu’elle autorisait la suspension de la règle des 3 % de déficit, comme cela est prévu dans les traités en cas de situation d’urgence. « Un niveau plus élevé de dettes publiques va devenir une constante de nos économies et il sera accompagné par des annulations de dettes privées. L’alternative, c’est une destruction permanente de notre capacité productive et de nos bases budgétaires et fiscales. Cela serait beaucoup plus dommageable », a déjà prévenu l’ancien président de la BCE Mario Draghi [8].
Car l’Italie a besoin de beaucoup plus de 50 milliards d’euros pour se redresser. C’est une des raisons qui ont poussé le gouvernement italien et tous les autres à soutenir la proposition des « corona-bonds ». Une dette mutualisée au niveau européen permettrait de lever beaucoup plus de capitaux, sans risquer de conduire à une crise de dettes souveraines d’un pays ou d’un autre, comme cela s’est produit au moment de la crise grecque, expliquent-ils. Cette réponse financière serait sans doute insuffisante. Mais jointe aux moyens illimités qu’est prête à mettre en œuvre la BCE, elle serait la démonstration que l’Europe peut se montrer solidaire dans cette crise.
Comme en 2012, l’Allemagne et les Pays-Bas s’opposent à tout projet de mutualisation. C’est une des promesses qu’ils ont faites à leurs électeurs : ceux-ci n’auraient jamais à payer pour les autres pays. Pour eux, ces eurobonds se justifient d’autant moins que l’Europe a désormais tous les moyens nécessaires pour faire face à une nouvelle crise grâce au Mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Quelque 450 milliards d’euros sont placés en réserve pour venir en aide aux pays en difficulté.
Même en faisant jouer l’effet de levier à plein et en empruntant sur les marchés les capitaux nécessaires, il n’est pas sûr que ces moyens soient suffisants pour réparer les dégâts considérables créés par la pandémie du coronavirus, l’arrêt des économies et la récession qui va suivre pour répondre aux besoins de l’Italie. « C’est un plan Marshall qu’il faut pour l’Italie », dit Christopher Dembik, responsable de la recherche macroéconomique dans le groupe Saxo Bank.
Le recours au Mécanisme européen de stabilité semble d’autant plus exclu pour le gouvernement italien que, dans l’esprit de l’Allemagne et des Pays-Bas, les règles en vigueur doivent s’appliquer. En d’autres termes, comme lors du sauvetage de la Grèce, toute aide serait soumise à des conditionnalités, le pays qui y aurait recours devrait accepter de se mettre sous le contrôle de l’Europe, d’appliquer les remèdes qui lui sont préconisés, de renoncer à une partie substantielle de la souveraineté.
« Inacceptable », a déjà fait savoir le gouvernement italien, en faisant valoir qu’une crise provoquée par une pandémie n’était pas le fruit d’une politique désordonnée. De plus, à suivre les réflexions de certains responsables européens, cette aide se traduirait là encore par de nouvelles politiques d’austérité, afin d’assurer le remboursement des pays créanciers. Appliquées à une économie à genoux, celles-ci ne pourraient conduire qu’à une catastrophe.
Un certain nombre de responsables politiques et d’économistes allemands se sont joints aux autres pays européens pour demander la création d’eurobonds, une mutualisation des dettes au niveau européen pour faire face ensemble au défi sans précédent de la crise sanitaire. La droite allemande, elle, campe sur ses positions, refusant par avance tout ce qui pourrait ressembler à une union de transfert.
Les résistances allemandes et néerlandaises à tout transfert, toute mutualisation, ne s’inscrivent pas seulement dans un débat de principe. Au moment de la crise de l’euro, alors que l’Italie menaçait d’être emportée dans le même mouvement que la Grèce, beaucoup s’interrogeaient alors sur la capacité des autres pays européens à lui porter secours. L’Italie n’est pas la Grèce, faisaient-ils valoir. Jamais nos économies n’y résisteront s’il faut sauver la troisième économie européenne, endettée à hauteur de plus de 2 000 milliards d’euros, expliquaient-ils alors.
Ces remarques traînent encore dans les mémoires. Dans le même temps, renoncer à aider l’Italie reviendrait de facto à accepter une dislocation accélérée de l’Europe.
Faut-il sauver l’Italie et l’Europe, ou se sauver seul ? Pour l’instant, Angela Merkel, comme à son habitude, se tait. Mais à la différence de la crise financière de 2008, elle ne pourra pas temporiser longtemps. L’histoire frappe à la porte.
Martine Orange
• MEDIAPART. 2 AVRIL 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/020420/avec-l-italie-l-europe-rendez-vous-avec-l-histoire?onglet=full
Coronavirus : les mauvaises priorités de la BCE et de l’Europe
Alors que l’épidémie de coronavirus déclenche un krach boursier mondial, ce n’est pas de politique monétaire ou budgétaire dont l’Europe a besoin, mais de politiques publiques de santé, de retour des États pour combattre la propagation du virus.
Il y a beaucoup de généraux qui ont l’habitude de mener la guerre d’avant. Les autorités politiques et monétaires donnent l’impression de tomber dans le même travers face à l’épidémie de coronavirus : ils pensent être à nouveau dans une crise financière, comparable à celle de 2008, alors que ce que nous vivons est d’abord une crise sanitaire sans précédent touchant l’économie réelle au cœur. Et ces deux foyers de crise ne demandent pas les mêmes réponses que les marchés.
C’est pourtant vers les marchés financiers que toute l’attention des responsables monétaires et politiques est concentrée depuis plusieurs semaines. La chute, il est vrai, est impressionnante. Pour la deuxième fois en une semaine, les coupes circuits ont dû être déclenchés pour tenter d’enrayer la dégringolade spectaculaire des cours à l’ouverture. Mais rien n’y a fait. Les marchés de Paris, Francfort, Londres, de Milan, New York ont perdu entre 10 et 16 % pendant la séance. La pire séance boursière pour Wall Street depuis 1987, les marchés avaient alors dévissé de 26%
Si ce n’est pas un krach, cela commence à y ressembler bigrement. Depuis le 20 février, date à laquelle le monde financier s’est réveillé face aux dangers du Covid-19, ces différents marchés ont perdu entre 26 % et 35 %. Plus de 9 000 milliards de dollars ont été effacés.
Pourtant, tout a été mis en œuvre pour tenter d’enrayer la chute des cours, de redonner confiance aux financiers. Dès la semaine dernière, la FED a ressorti son arme monétaire et a abaissé ses taux directeurs à 0,5 % [9]. Toujours pour rassurer le monde financier, elle a augmenté de façon spectaculaire ses liquidités sur le marché monétaire (Repo), qui donne de plus en plus des signes de malaise depuis septembre [10]. De 100 milliards, elle a porté ses liquidités à plus de 150 milliards par jour.
Dans la foulée, la banque du Japon a annoncé qu’elle allait reprendre elle aussi sa politique d’assouplissement quantitatif (Quantitative easing) et recommencer à acheter des titres obligataires sur le marché. La banque d’Angleterre lui a emboîté le pas en abaissant le 11 mars ses taux à 0,5%.
Dans un tel environnement, la décision de la Banque centrale européenne, ce 12 mars, était très attendue. Cela a même été considéré comme le baptême du feu pour Christine Lagarde, présidente de l’institution monétaire depuis novembre. Celle-ci a déclenché le « bazooka » monétaire que tous attendaient. Si la BCE ne change pas ses taux directeurs qui sont déjà négatifs (– 0,5 %), elle est prête à utiliser tous les autres instruments monétaires à sa disposition. Sa politique de rachats de titres (Quantitative easing) qui avait été portée à 20 milliards d’euros par mois va être augmentée de 120 milliards d’euros jusqu’à la fin de l’année. Les banques qui bénéficient déjà de conditions de refinancement exceptionnelles seront encore plus soutenues dans le cadre d’un programme TLTRO III [Targeted Longer-Term Refinancing Operations, opérations de refinancement sur le long terme – ndlr] afin d’assurer le système financier d’une liquidité illimitée.
Enfin, le monde financier est parvenu, grâce à ces circonstances exceptionnelles, à arracher ce qu’il quémandait depuis longtemps : les règles prudentielles et réglementaires, qui avaient été mises en œuvre après la crise de 2008, vont être assouplies afin, là encore, d’alléger les contraintes et d’inciter les banques à prêter.
Afin d’accroître le pouvoir de ces mesures, Christine Lagarde a appelé les gouvernements à mettre en œuvre « une réponse budgétaire ambitieuse et coordonnée ». Sensibles aux critiques qui leur ont été adressées sur l’échec de leur politique après la crise financière de 2008 et la crise de l’euro qui s’est ensuivie, tous les responsables européens ont promis qu’ils ne réitéraient pas les mêmes fautes. Cette fois-ci, ils se disent tous prêts à agir ensemble, à utiliser « tous les outils possibles » pour faire face à l’épidémie et aux risques d’effondrement économique auquel elle peut conduire. Politique monétaire et politique budgétaire vont marcher main dans la main en Europe.
Dès lundi, les ministres des finances sont censés élaborer un dispositif commun pour contrer les dégâts de l’épidémie de coronavirus. Avant même cette réunion, Angela Merkel a annoncé le 11 mars son intention de revenir sur la règle du zéro déficit, inscrite en lettres d’or dans la constitution et considérée comme un des principaux obstacles à une relance budgétaire européenne. « Nous mettrons l’argent qu’il faudra pour lutter contre l’épidémie, on verra après pour le déficit », a indiqué la chancelière allemande.
Tout cela aurait dû réjouir ou au moins rassurer les milieux financiers, leur redonner confiance. Pourtant, de la même façon que lorsque la FED a baissé ses taux la semaine dernière, que la banque d’Angleterre a réduit les siens hier, les bourses européennes – les seules ouvertes à ce moment-là – ont décroché lors des annonces de la BCE. En quelques minutes, le Dax, l’indice allemand, déjà en forte baisse, a perdu plus de 2 %.
Certains analystes justifient ces réactions par le fait que les interventions de la BCE ont été jugées insuffisantes, d’autres expliquent que les actions des banques centrales viennent nourrir l’inquiétude des financiers, ravivée par les décisions de Donald Trump. Mais le malaise est sans doute plus profond : il est lié à la prise de conscience par beaucoup que les banques centrales, grandes ordonnatrices du monde depuis quatre décennies, sont impuissantes face au coronavirus. Pas plus que les plans de relance à cinq ans ou que tous les allègements fiscaux ou sociaux pour les seules entreprises pourront apporter remède à la paralysie dont est saisie le monde.
Le besoin de politiques publiques
« Une politique monétaire ne peut pas réparer les chaînes d’approvisionnement cassées. […] Le président de la FED, Jerome Powell, ne peut pas rouvrir les entreprises placées en quarantaine […]. La politique monétaire ne fera pas revenir les clients dans les centres commerciaux ou les voyageurs dans les avions, car leur problème principal est la sécurité, pas le prix. Il en va de même malheureusement pour la politique budgétaire. Les crédits d’impôt ne vont pas faire redémarrer la production, quand les groupes sont préoccupés par la santé de leurs salariés et les risques de dissémination de l’épidémie. Les allègements sociaux ne vont pas soutenir les dépenses quand les consommateurs se soucient de leur santé », explique l’économiste Barry Eichengreen [11], rappelant que les politiques macroéconomiques ne peuvent pas tout.
Pour cet universitaire pourtant très libéral, mais aussi pour nombre d’économistes tels que ceux de l’institut Bruegel [12], la priorité est de mettre tous les moyens disponibles pour soigner les malades, endiguer l’épidémie, soutenir les systèmes de santé. En un mot, faire des politiques publiques de santé, retrouver une action d’État.
C’est la seule réponse appropriée, selon eux, dans l’immédiat. Car plus l’épidémie s’étendra, plus elle durera, plus les dégâts seront considérables pour l’économie mondiale. Or, depuis que le coronavirus s’est diffusé dans les pays occidentaux, le plus frappant est d’abord cette absence de parole publique face au coronavirus. Et c’est cela aussi sans doute qui fait paniquer le monde financier : la paralysie progressive de toute l’activité, faute de réponses suffisantes des États, risque de provoquer un écroulement généralisé, d’autant plus violent et dévastateur que le système a accumulé des montagnes de dettes et de turpitudes au cours de la dernière décennie.
À l’exception de l’Italie, qui a accepté de mettre en danger son économie pour contenir l’épidémie, la principale préoccupation des dirigeants européens est de maintenir l’activité, de soutenir les entreprises, que tout continue comme avant, pas d’apporter des moyens à cette crise sanitaire. À l’exception là encore de l’Italie qui a dégagé plusieurs milliards pour lutter contre l’épidémie, acheter des médicaments et des matériels, recruter des personnels soignants, les autres n’ont rien annoncé.
Dans sa grande sollicitude, la Commission européenne a annoncé le 7 mars qu’elle saurait se montrer compréhensive face à l’Italie, si celle-ci ne respectait pas tout à fait ses objectifs de déficit budgétaire, prouvant une fois de plus son dogmatisme et son incapacité de dégager les réelles priorités.
La solidarité européenne s’est d’ailleurs encore illustrée dans cette crise du Covid-19. Loin de porter assistance à l’Italie dans cette crise sans précédent, tous ont préféré garder de par-devers eux les médicaments, leurs matériels. C’est la Chine qui a fourni à Rome des respirateurs, des médicaments, de l’aide.
Pour sa défense, la Commission européenne explique que les politiques de santé relèvent de chaque État. Pourtant ces dernières années, celle-ci ne s’est pas privée d’intervenir dans ces politiques de santé. Les dépenses hospitalières, de santé, ont été au cours de ces dix dernières années la cible privilégiée, les variables d’ajustement toutes désignées des programmes d’austérité européens. Les budgets de recherche ont été massacrés. Cela a été vrai en Italie, en Espagne, en France, en Grèce, en Irlande.À chaque semestre européen, les technocrates chargés de réviser les budgets des pays membres ont exigé de nouvelles coupes dans les personnels de santé, dans les moyens hospitaliers, dépenses jugées superflues, voire de luxe par rapport au sacro-saint 3 % de déficit.
Evolution du nombre de lits d’hopitaux pur 1000 habitants © OCDE
Car il en a été de la santé, comme il en a été de l’énergie, de l’industrie et de dans d’autres domaines : toute politique était censée apporter une distorsion à la main invisible du marché. Au nom de la « rationalité » économique, avoir des lits supplémentaires était considéré comme une gabegie. 10 000 lits ont été ainsi supprimés ainsi ces dernières années en France avec le personnel qui allait avec. 100 000 lits qui nous vont défaut aujourd’hui.
Les dégâts de cette politique se constatent aujourd’hui avec l’épidémie de coronavirus. L’ensemble des pays européens est sous-équipé pour faire face à cette crise sanitaire. Alors même que l’épidémie n’a pas atteint son pic, tous les systèmes de santé donnent des signes de rupture. Depuis onze mois , les personnels hospitaliers sont en grève en France pour dénoncer le massacre de l’hôpital public et les manques de moyens humains, matériels et financiers.
Par dogmatisme, par aveuglement, les responsables européens ne donnent aucun signe de vouloir changer de ligne, d’inscrire les politiques publiques dans leur logiciel, comme le prouvent les décisions de la BCE. Dans son nouveau programme de rachats de titres, la BCE a indiqué qu’elle acquerrait d’abord des titres de groupes privés, pas des obligations d’État.
Or c’est tout le contraire qu’il faudrait faire : dans ces temps d’incertitude, la BCE devrait se ranger aux côtés des États, les aider à faire barrage face à l’épidémie en les aidant à financer des politiques de santé. Car là est l’urgence. On pourrait même imaginer que dans ces circonstances exceptionnelles, la BCE annule toutes les obligations d’État qu’elle a achetées ces dernières années, dans le cadre de sa politique d’assouplissement quantitatif, afin de soulager les États et leur redonner des marges de manœuvre financières. Pour une fois, l’argent irait au peuple et non aux banques.
Mais tout laisse à penser qu’on est loin, très loin d’une décision aussi audacieuse. Lors de sa conférence de presse, Christine Lagarde a commis un impair qui en dit long sur son incapacité à changer de cadre, à saisir le caractère exceptionnel de la situation. Elle a expliqué qu’il n’était pas « du ressort de la BCE de réduire les spreads entre les titres souverains ». En un mot, les divergences grandissantes de taux entre les obligations allemandes et italiennes, la cohésion de la zone euro, ne sont pas l’affaire de la BCE. Place aux marchés. Même s’il s’agit de mettre à mal la troisième économie européenne sous total stress sanitaire et économique.
Les financiers en ont tout de suite tiré une conclusion : la BCE n’est pas aux côtés de l’Italie, dans ces moments difficiles. Immédiatement après cette déclaration, les obligations italiennes ont été massacrées. En quelques heures, les taux des obligations à dix ans sont passés de 1,26 % à 1,76 %.
Le mauvais signal donné par Christine Lagarde pourrait être lourd de conséquences. Dans ces moments de tensions, il en faut peu pour rallumer les feux mal éteints de la crise européenne. Avec cette fois, la colère des opinions publiques en plus, tant l’Europe se montre incapable de répondre aux vraies priorités.
Martine Orange
• MEDIAPART. 12 MARS 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/120320/coronavirus-les-mauvaises-priorites-de-la-bce-et-de-l-europe?onglet=full