L’extension géographique de l’épidémie de coronavirus a produit une crise sanitaire mondiale. Il faut de toute urgence libérer des moyens financiers très importants, et cela en recourant le moins possible à de nouvelles dettes. Il existe un moyen simple de libérer des ressources financières : il consiste à suspendre immédiatement le remboursement de la dette publique et à utiliser les sommes libérées en matière de santé publique.
Les Etats peuvent décréter de manière unilatérale la suspension du remboursement de la dette en s’appuyant sur le droit international et sur les arguments suivants : l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstances et la force majeure.
Les souffrances et le nombre de décès sont très clairement aggravés par le sous-financement de la santé publique tant dans les Etats du Sud que dans les Etats du Nord. Les gouvernements et les grandes institutions multilatérales, comme la Banque mondiale, le FMI, ont instrumentalisé le remboursement de la dette publique pour généraliser des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé : suppression de postes de travail et de lits d’hôpitaux, sous-investissements dans les infrastructures et les équipements, privatisation de différents secteurs de la santé, réduction des dépenses dans la recherche de traitement, ce qui a profité aux grands groupes privés pharmaceutiques.
Les besoins les plus urgents
La demande de suspension du paiement de la dette ou de son annulation est revenue sur le devant de la scène à l’occasion de la crise sanitaire mondiale. La Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) soutient que les pays endettés doivent pouvoir de manière unilatérale geler temporairement le remboursement de leur dette.
C’est une position qui est avancée depuis longtemps par le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) dans des termes sans ambiguïté.
Quels sont les arguments juridiques qui peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement dans le cas présent ?
L’état de nécessité : un Etat peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population.
C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’Etats de la planète est confronté maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vies humaines. L’« état de nécessité » est une notion de droit utilisée par les tribunaux internationaux et définie à l’article 25 du projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat de la Commission du droit international (CDI) de l’ONU.
Jurisprudence
Le changement fondamental de circonstances : l’exécution d’un contrat de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. La jurisprudence en la matière reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat international.
Une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura des effets bénéfiques majeurs pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud
Dans le cas de la crise actuelle, au cours des deux derniers mois, les circonstances ont fondamentalement changé : une épidémie très grave est en pleine expansion ; les prix des matières premières, dont celui du pétrole, s’effondrent, et toute une série d’Etats débiteurs dépendent des revenus qu’ils tirent de l’exportation des matières premières pour trouver les dollars nécessaires au remboursement de leurs dettes externes ; l’activité économique baisse brutalement ; les pays du Sud sont victimes de la décision des grandes entreprises et des fonds d’investissement du Nord de retirer leurs capitaux du pays pour les rapatrier vers leur maison mère.
La force majeure : les circonstances présentées plus haut sont des exemples de cas de force majeure. Un Etat peut invoquer la force majeure qui l’empêche d’exécuter un contrat.
Quand un Etat invoque l’état de nécessité, le changement fondamental de circonstance ou la force majeure pour suspendre le paiement de la dette, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement.
Réorienter les dépenses
Ce qui est fondamental, c’est que la population s’assure que l’argent effectivement libéré par le non-paiement de la dette soit utilisé au profit de la lutte contre le coronavirus et contre la crise économique. Pendant la suspension de paiement, il est essentiel que soit organisé, avec participation citoyenne active, un audit de la dette, afin d’identifier les parties illégitimes, odieuses et illégales, qui doivent être définitivement annulées.
Réorienter les dépenses destinées au paiement de la dette et d’autres dépenses (dépenses militaires, dépenses somptuaires) en donnant une priorité à la santé publique peut conduire à un début de changement fondamental et salutaire. Une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura des effets bénéfiques majeurs pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud.
On estime à 400 000 les décès dus chaque année au paludisme. La tuberculose est l’une des dix premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 1,5 million de personnes en sont mortes. Les décès dus aux maladies diarrhéiques s’élèvent à plus de 430 000 par an. Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation. Ces maladies et la sous-alimentation pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes au lieu de rembourser la dette.
Comme élément de comparaison, à la date du 7 avril 2020, on comptabilise au niveau mondial 75 000 décès causés par le Covid-19 depuis décembre 2019. Il est largement temps d’agir en utilisant en priorité le levier si puissant de la suspension du paiement ou de l’annulation de la dette.
Eric Toussaint (Porte-parole international du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM))