Bangkok (Thaïlande), de notre correspondante.– Si un rassemblement évangéliste à Mulhouse a sonné le glas dans l’est de la France, c’est un match de boxe dans un stade à Bangkok qui a été le coup de grâce en Thaïlande. Depuis des semaines, le pays pratiquait la stratégie du tâtonnement en tentant de sauver les restes d’une économie moribonde mais a dû se résoudre à une mise à l’arrêt provisoire après une augmentation exponentielle des infections.
Le 26 mars, le premier ministre, le général Prayuth Chan-o-cha, a instauré un état d’urgence puis tous les commerces non essentiels, lieux de divertissement, écoles, marchés, restaurants, bars et enfin les parcs, derniers refuges urbains, ont peu à peu été fermés au public. Les horaires des magasins d’alimentation et des transports en commun ont été réduits, les déplacements quasi interdits vers et dans le pays. Un couvre-feu de 22 heures à 4 heures du matin a été instauré sur tout le territoire et tout contrevenant s’expose à une amende de 40 000 bahts (1 120 euros) et deux ans d’emprisonnement.
Vendredi 3 avril au soir, une centaine de passagers ont créé une forte agitation à leur arrivée à l’aéroport international de Bangkok en refusant de se rendre dans des sites de quarantaine officiels, car aucun règlement ne leur interdit explicitement de passer ces quatorze jours à domicile. Dans sa dernière décision, le gouvernement a décidé de fermer l’espace aérien thaïlandais aux vols passagers jusqu’au 18 avril et d’autoriser les forces de l’ordre à rechercher et arrêter les réfractaires.
Deux femmes recycleuses de déchets se lavent les mains à un des points d’eau gratuits installés sur les trottoirs de Thaïlande par l’entreprise publique de télécoms TOT. © LS
Retour en arrière sur le Nouvel An lunaire fin janvier. Tandis que l’épidémie prenait une folle ampleur dans l’est de la Chine, 20 000 touristes chinois sont venus fêter le passage à l’année du rat en Thaïlande, dont 80 % originaires de Wuhan [1]. Une poignée de voyageurs et de Thaïlandais en contact direct ont été infectés, mais le foyer ne semble pas avoir provoqué de vague massive et chaque patient a pu être hospitalisé jusqu’à rémission complète. Des bouteilles de gel hydroalcoolique sont apparues à l’entrée de tout bâtiment et transport en commun, la majorité des habitants portaient déjà un masque en public pour se protéger de la pollution et des germes collectifs, et on se salue traditionnellement sans contact physique, en joignant à plat les mains devant soi. Les hôpitaux ont bien noté une forte augmentation des cas de pneumonie, mais en l’absence de protocole de test systématique, mi-mars, le nombre d’infections officiellement détectées ne dépassait pas une centaine, pour un seul décès.
Pourtant, deux semaines plus tard, ces indicateurs ont été multipliés par vingt et le fragile modèle thaïlandais, qui ne tenait que sur les pratiques d’hygiène individuelle, a pris l’eau de toutes parts. Des manquements officiels sur les mesures de précaution, les stocks de matériel sanitaire, la protection des travailleurs et un programme de tests à la hauteur du risque se sont ajoutés à l’absence de contrôles renforcés aux points d’entrée, malgré la pression de l’opinion publique qui appelait à limiter les arrivées internationales.
Ces atermoiements visaient à ne pas froisser le voisin chinois, grand investisseur proche du pouvoir en place, et à ralentir l’effondrement du tourisme, qui contribue à hauteur de 20 % du PIB, grâce aux 55 milliards d’euros dépensés par 39,8 millions de voyageurs en 2019. Ce n’est qu’à la fermeture de l’espace Schengen que l’entrée en Thaïlande a été conditionnée par un certificat, difficile à obtenir dans la plupart des pays, attestant de la séronégativité au Covid-19. Pendant plus de deux mois, le passage à l’immigration a été accompagné au mieux d’un simple contrôle de température corporelle. Le monde entier a continué à affluer à Bangkok.
Le 6 mars, malgré la requête de l’Autorité des sports de Thaïlande d’annuler l’événement, un match de boxe au sommet a été organisé au stade Lumpinee, une des nombreuses propriétés de l’armée. Les militaires sont impliqués dans de multiples affaires parallèles non déclarées dans l’immobilier, la construction, la sécurité privée et l’industrie du divertissement. Dans la foule surexcitée de 5 000 personnes venues de toutes les provinces pour parier sur le combat, la crème de l’establishment militaire et du monde des affaires mais aussi un « super-propagateur », source d’un « cluster » qui pourrait avoir contaminé deux cents personnes. De fêtes d’appartement en concerts de bar, cérémonies religieuses et transports publics, des chaînes de transmission locale se sont formées dans de multiples quartiers de Bangkok puis ont migré sur les plages du sud, les montagnes du nord et les plaines arides de l’est. Peu après, un assistant au ministère de l’agriculture a été accusé de stocker et exporter 200 millions de masques vers la Chine alors que la forte demande a fait grimper les prix dans les pharmacies et sur les trottoirs de Thaïlande et que les hôpitaux publics crient à la pénurie.
Cette impunité criminelle à la tête de l’État n’a fait que renforcer la colère sourde d’une société épuisée par l’arrogance d’une clique de militaires septuagénaires qui refusent de se retirer dans les casernes malgré une crise de légitimité qui n’a jamais cessé d’entacher leur gouvernement. Après avoir mené un coup d’État en 2014 et imposé la dictature du Conseil national pour la paix et l’ordre, le général Prayut Chan-o-cha s’est fait élire premier ministre en mars 2019 grâce à une Constitution taillée sur mesure, une Cour constitutionnelle et des commissions électorale et anticorruption aux ordres et un Sénat nommé par ses soins.
« Ce pays autrefois prometteur a dégénéré en un État autoritaire et bureaucratique, inadapté et inapte à répondre aux griefs et aux exigences de la population du XXIe siècle. Où que nous regardions, une myriade de défis sans réponses et le manque d’une vision à long terme de la direction que devrait prendre la Thaïlande », résumait Thitinan Pongsudhirak, professeur de sciences politiques, fin janvier. Quinze jours plus tard, un soldat rendu fou par un conflit avec sa hiérarchie sur le montant d’une commission, dans le cadre d’une transaction immobilière douteuse, a perpétré la pire fusillade de masse de l’histoire du pays et tué trente personnes dans un supermarché [2].
En amont des élections générales en 2019, le parti Anakhot Mai (« Future Forward »/« Pour l’avenir ») avait fait rêver la Thaïlande avec son programme des « 3 D » : démocratisation (nouvelle Constitution rédigée par les citoyens), démilitarisation (réforme de l’armée contrôlée par un gouvernement civil) et décentralisation (redistribution du pouvoir hors de Bangkok). Cible favorite d’influents ultra-conservateurs royalistes, le parti a été dissous fin février et ses dirigeants bannis de la vie politique pendant dix ans sous des prétextes fallacieux. Ses partisans, outrés, ont organisé les plus grands rassemblements d’opposition depuis le dernier coup d’État, jusqu’à ce que l’épidémie ne brise l’élan contestataire. En mars, un juge s’est donné la mort en laissant une lettre dénonçant les fortes pressions sur les instances judiciaires pour faire condamner des innocents. Deux cent vingt-sept personnes sont actuellement poursuivies pour organisation de manifestation non autorisée, sédition, crime informatique ou diffamation dans le cadre de procès engagés par les autorités et des entreprises afin de réduire au silence les citoyens critiques.
Entre une Asie de l’Est hyper-organisée et une Asie du Sud sous-équipée
De plus, la Thaïlande subit la pire sécheresse depuis quarante ans, provoquée par le manque de précipitations et aggravée par les barrages en amont en Chine et au Laos qui paralysent le fleuve Mékong, ce qui fait chuter la production de riz annuelle de moitié. Sous l’effet des changements climatiques, le sel de mer s’infiltre dans le fleuve Chao Phraya, menaçant les sources d’eau potable. La culture sur brûlis des terres agricoles, le trafic routier, l’industrie du charbon et la frénésie de chantiers de construction créent un pic de pollution chaque saison sèche, avec des taux de particules fines PM 2.5 dix à quinze fois supérieurs aux limites d’exposition préconisées par l’OMS. La composition et le niveau de toxicité de ces fumées n’ont pas encore été clairement établis mais elles ont déjà causé la mort prématurée de 23 800 personnes en Thaïlande en 2017. Dans l’indifférence générale, la ville de Chiang Mai, la « Rose du nord », est encerclée par un feu de forêt géant hors de contrôle et a détenu le titre de ville la plus polluée au monde pendant des semaines [3].
Victimes collatérales de la chute brutale des revenus des zoos, temples et parcs, les milliers d’animaux sauvages exploités à des fins touristiques sont tenaillés par la faim. Dans le nord-est, les habitants de Lopburi ont assisté à un remake surprise de La Planète des singes quand des centaines de macaques se sont affrontés en plein centre-ville pour des restes de snacks gras et sucrés auxquels ils ont été habitués par des millions de visiteurs au fil des décennies [4]. Les propriétaires n’ont plus aucun moyen de subvenir aux besoins quotidiens en centaines de kilos de nourriture des tigres et éléphants, encagés et enchaînés, et le président de la fondation Save Elephant a déclaré : « Si aucune aide n’est apportée pour assurer leur sécurité, ces éléphants, dont certains sont des femelles pleines, mourront de faim ou seront jetés à la rue et forcés de mendier. [5] »
Après de multiples votes dus à des irrégularités, la loi de finances de 95 millions d’euros est passée mi-février, sept mois après le début de l’année fiscale, avec un budget militaire gonflé et immunisé contre tout audit indépendant. Le New York Times a qualifié le style de gestion de la junte « d’inertie contrôlée » [6], où l’économie est captée par une élite qui se comporte avec le budget national « comme une famille d’entrepreneurs ayant une société cotée en bourse ».
Début avril, une bannière annonçant les festivités passées du Nouvel An chinois flotte au-dessus d’une rue désertée sur une île du golfe de Thaïlande, qui attire normalement un million de touristes par an. © LS
Soutiens financiers du parti de la junte, cinq consortiums [7] bénéficient de réglementations qui leur assurent une emprise quasi monopolistique sur des secteurs entiers, de l’agriculture à l’alcool en passant par la vente au détail, la construction et les télécoms. Des millions de PME sont pénalisées par cette concurrence déloyale, une croissance ralentie par une devise forte qui a provoqué un effondrement des exportations, et la baisse de la consommation causée par des revenus trop faibles pour résister à l’inflation. En cinq ans, les 40 % les plus pauvres ont vu leurs revenus diminuer et la dette moyenne des ménages a augmenté de moitié depuis 2009. Vulnérable à tout choc extérieur à cause de sa dépendance aux devises étrangères et déjà affaiblie par la guerre commerciale sino-américaine, la deuxième économie d’Asie du Sud-Est a laissé sur le carreau des millions d’employés de l’industrie du service depuis que les lumières se sont éteintes.
Les effets du Covid-19 ont accéléré la précarisation générale au point que des témoignages désespérés de détresse alimentaire affluent tous les soirs sur les réseaux sociaux, une situation inédite depuis trois décennies en Thaïlande. Depuis trois mois, le hashtag « Prayuth dehors ! » regroupe des milliers de tweets par jour. Pour apaiser la colère qui gronde et les estomacs vides, le gouvernement a brandi la carte magique du court terme par la distribution ponctuelle de petites sommes : 21,7 millions de travailleurs en difficulté ont rempli des formulaires dans l’espoir de bénéficier d’une aide financière de 5 000 bahts (140 euros) pendant trois mois, mais le budget alloué ne couvre pour l’instant que douze millions d’entre eux. Malgré le nom de la plateforme en ligne – « Personne ne sera laissé pour compte » –, tous ceux qui n’ont pas accès à Internet, ni la possibilité de faire vivre une famille avec ce faible montant, ni la certitude qu’ils pourraient toucher une quelconque aide sociale, ont tenté de fuir la capitale vers leurs villages.
À partir du 23 mars, des centaines de milliers d’employés de maison, d’usines textiles et de marchés originaires des pays limitrophes, se sont disputé les dernières places de train et de bus avant l’arrêt des transports publics et la fermeture des frontières terrestres. À l’annonce de la quasi-interdiction de déplacement entre les provinces du royaume, leur exode a été suivi par celui des Thaïlandais d’origine rurale. Enfin, après l’annulation de la majorité des vols internationaux et la promulgation du décret d’urgence, les touristes, enjoints par leurs ambassades de rentrer au plus vite, se sont massés dans des aéroports bondés.
Tandis que l’épidémie explosait en Europe et aux États-Unis, les centaines de milliers de personnes de la diaspora thaïlandaise ont tenté de réserver les derniers vols pour Bangkok. Des travailleurs migrants expulsés par la Corée du Sud, la Malaisie ou Israël ont disparu des radars ou ont été isolés dans des tentes de camping le long des routes [8], bases navales ou sous-sol de stades. Invoquant le manque de locaux disponibles prévus pour des mises en quarantaine de masse, le gouvernement a demandé à ses étudiants toujours bloqués à l’étranger de ne pas revenir avant le 15 avril. Les étrangers résidents en Thaïlande continuent à passer de longues journées alignés devant des bâtiments administratifs surfréquentés pour renouveler leur visa, permis de travail ou effectuer un rapport de présence, obligatoire tous les 90 jours.
La Thaïlande produisant la majorité de la nourriture qu’elle consomme, les rayons ne sont jamais vides longtemps mais nombre de supermarchés ont dû gérer de frénétiques vagues d’achats par des citadins paniqués après chaque discours officiel. Face au chaos général qui contribue à la propagation du virus, les autorités ont procédé à l’extension automatique de tous les visas temporaires jusqu’au 30 avril et promis de faciliter les démarches en ligne ainsi que de nouvelles mesures de soutien économique dont le montant équivaut à 10 % du PIB. Un point presse en thaï et en anglais est diffusé tous les jours [9], détaillant les cas, restrictions et préconisations : garder une distance de deux mètres, limiter les déplacements, porter un masque et se laver les mains. Selon l’OMS, malgré les progrès fulgurants observés à Taïwan, à Singapour, en Corée du Sud et au Vietnam, l’épidémie « est loin d’être finie dans la région », alors qu’elle progresse au Laos, en Birmanie et au Cambodge, autocraties aux systèmes de santé défaillants.
Dotée de dirigeants politiques issus de l’armée ou des milieux d’affaires peu rompus aux affaires civiles et de technocrates compétents mais à la merci de leur bonne volonté, la Thaïlande flotte quelque part entre une Asie de l’Est hyper-organisée et une Asie du Sud sous-équipée. Le ministre de la santé – ponte local qui a décroché son poste sur la promesse « d’or vert » via le développement du marché du cannabis thérapeutique – semble bien démuni face à la crise sanitaire du siècle. Adepte des opérations de communication emmitouflé dans de précieuses combinaisons médicales, Anutin Charnvirakul a appelé à « se méfier davantage des Occidentaux que des Asiatiques » car « peu d’entre eux sont enclins à porter des masques et beaucoup sont sales et ne prennent jamais de douche… » dans des tweets depuis supprimés qu’il nie avoir publiés [10].
Puis les docteurs thaïlandais, dont des dizaines ont été infectés par le virus, en ont pris pour leur grade lorsqu’il a déclaré que les prochains médecins contaminés par le virus seraient « flagellés » car ils « auraient dû faire plus attention » [11]. Appelant à sa démission, les internautes rappellent que la communauté médicale, une des mieux formées de la région, dénonce le manque de moyens depuis des années et le ministre a depuis limité ses interventions au minimum.
« Le public doit se méfier d’une éventuelle maladie appelée dictature »
Face à la série de déclarations confuses, mesures tardives et manque d’anticipation logistique d’un gouvernement central à la dérive, les dirigeants et communautés locales ont pris leurs propres initiatives. La populaire île touristique de Phuket a fermé ses plages et ses hôtels et s’est coupée de la mer, du pont terrestre et des airs. La province de Mae Hong Son a été fermée à tous les étrangers, tout véhicule est fouillé à l’entrée de Chiang Rai et tous les étrangers arrivant à Chiang Mai ou sur les îles du Golfe doivent respecter une période de quarantaine.
Des centaines de check points ont été dressés sur les principaux axes du pays et le passage est interdit à toute personne ne portant pas de masque. Comme dans toute l’Asie, des villages se sont coupés du monde extérieur derrière des barricades de fortune et d’autres ont imposé de strictes mesures d’isolement, appliquées par des référents de villages et des équipes de réponse d’urgence, qui traquent les rapatriés pour assurer une mise en quarantaine à l’écart des habitations. Kaewmala, linguiste et commentatrice politique, explique qu’une « des forces importantes du système de santé thaïlandais est le réseau extensif de volontaires de santé ruraux, formés par les cliniques et hôpitaux locaux. Ce sont souvent des femmes qui vivent dans le village et peuvent agir assez rapidement ».
Des milliers de personnes ont aussi contribué à l’appel aux dons Covid-19 Thai Heroes [12] pour acheter des protections et repas au personnel. Si les établissements de santé privés attirent les classes aisées de tout le continent, les hôpitaux publics sont au bord de la faillite. Depuis 2017, « Toon » Khongmalai, un populaire chanteur de rock, a couru des milliers de kilomètres à travers le pays pour une opération caritative de financement d’équipements hospitaliers [13]. Des centaines de millions de bahts ont été recueillis auprès des Thaïlandais rencontrés sur son chemin, très attachés à leur système de santé et à la « consultation à 30 bahts », qui permet à tout citoyen d’être admis en consultation pour 0,80 euro dans un hôpital public.
Le jour de la Saint-Valentin, une distribution gratuite de masques au pied d’un luxueux centre commercial au centre de Bangkok. © LS
Ce sous-financement chronique maintenu à flot par des enveloppes ponctuelles a empêché la Thaïlande de mener une massive campagne de tests qui a contribué au contrôle de l’épidémie en Corée du Sud ou à Taïwan. Le dépistage du Covid-19 est censé être gratuit pour toute personne qui présente des symptômes, fait partie d’un groupe vulnérable, a récemment visité un pays à risque ou a été en contact avec une personne testée positive mais dépend en réalité de la volonté et capacité des hôpitaux publics de procéder à ce test. Dans le privé, les tests sont devenus un business de l’anxiété profitable, avec des tarifs oscillant entre 3 000 et 12 000 bahts (84 à 390 euros).
Tonkla Maliwan, jeune médecin à Bangkok, ajoute que « les médicaments de choix sont beaucoup plus nombreux dans les écoles de médecine, puis les hôpitaux privés, les hôpitaux de province et enfin les hôpitaux ruraux, donc le traitement va dépendre de l’endroit où vous vous trouvez ». En théorie, les dernières directives du ministère de la santé publique recommandent ces combinaisons : « Les cas légers et asymptomatiques sont admis en observation 2 à 7 jours puis envoyés en quarantaine à domicile pendant 14 jours. Ils sont traités avec des médicaments antipaludéens, hydrochloroquine ou chloroquine, et des anti-VIH, du Lopinavir/ritonavir (LPV/r) ou Darunavir, ou de l’azithromycine, utilisée contre les infections des voies respiratoires. Ceux qui souffrent d’un facteur de risque ou d’une pneumonie légère reçoivent systématiquement de l’azithromycine pendant 5 jours en plus des deux premiers médicaments choisis. Selon le suivi de radiographie pulmonaire et de la fréquence respiratoire, si le virus progresse, ajouter l’antiviral Favipiravir pendant 5 à 10 jours. Ceux qui souffrent de graves pneumonies et facteurs de risque reçoivent les quatre médicaments simultanément pendant dix jours. »
Interrogé sur l’usage de la chloroquine qui fait grand débat en France, le docteur Maliwan répond : « En Thaïlande, nous utilisons des avis d’experts. Si l’article académique est fondé sur des preuves, le traitement prodigué par un professionnel selon un protocole doit être utilisé. Le virus est nouveau, donc il vaut mieux recourir à l’avis d’experts plutôt que de laisser les patients mourir. » Comme la France, le pays participe à la vaste étude clinique « Solidarity » de l’OMS [14] sur des combinaisons potentielles du Covid-19 de traitements à base « de chloroquine, hydroxychloroquine, LPV/r et d’interféron bêta, un messager du système immunitaire qui peut aider à paralyser les virus ». En outre, une autre étude sur la chloroquine et l’hydroxychloroquine dans la prévention du Covid-19 chez les travailleurs de la santé, le personnel en première ligne et d’autres groupes à haut risque a été annoncée par l’unité de recherche en médecine tropicale Mahidol Oxford (MORU) à Bangkok, reconnue pour son travail sur la lutte anti-paludisme : « L’inscription d’au moins 40 000 participants d’Asie et d’Europe débute en avril et les premiers résultats seront disponibles d’ici la fin de l’année. »
En attendant la lueur d’un traitement ou d’un vaccin qui signerait la fin de leur confinement, les Thaïlandais craignent que Prayuth n’abuse du décret d’urgence qui lui permet de censurer les médias au nom de la lutte anti-fake news et d’interdire les rassemblements. Il a prévenu que le couvre-feu, que les reporters ont l’interdiction de couvrir, pourrait être imposé 24 h/24 si le nombre d’infections et de décès ne baissait pas dans la semaine, imputant les aléas de la courbe naturelle de l’épidémie au seul niveau de coopération de la population. « Je crains que si Prayuth ne parvienne pas à contrôler la propagation du virus, il puisse vouloir contrôler la presse et les gens. Le public doit se méfier non seulement de la propagation du coronavirus mais aussi d’une éventuelle maladie appelée dictature », dit Pravit Rojanaphruk, journaliste emprisonné à deux reprises en « camp de rééducation » par la junte militaire.
Depuis la révolution de 1932 et le passage d’un régime absolutiste à une monarchie constitutionnelle, cette affliction a régulièrement frappé la Thaïlande, passée à la moulinette d’un coup d’État militaire « réussi » tous les six à sept ans en moyenne. Personne n’a oublié que le général Prayuth a repoussé les élections pendant cinq ans après sa prise de pouvoir. Il s’est arrogé le pouvoir de prolonger l’état d’urgence indéfiniment, comme dans les trois provinces du « Sud profond » en proie à un conflit séparatiste violemment réprimé par l’armée depuis quinze ans. « Certains peuvent penser qu’ils perdent leurs droits et leur liberté, mais c’est pour votre propre vie, a-t-il affirmé. Pour l’instant, la santé l’emporte sur la liberté. » Le week-end dernier, une femme qui ne portait pas de masque et semblait souffrante a été menottée et traînée hors d’un train à l’arrêt dans une gare du nord-est du pays.
La Thaïlande, toute proche du point d’ébullition propice à la révolution collective des esprits il y a moins d’un mois, est maintenant priée de rester immobile et silencieuse et d’oublier ses griefs au nom de la sécurité nationale.
Laure Siegel