Je ne sais plus quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, toujours est-il que le courant est passé. Nous avions les histoires parallèles d’une même génération engagée, mais qui ne s’étaient pas retrouvées – la faute à mon manque de culture et de mémoire, certainement. Je n’étais qu’un visiteur occasionnel de La parole errante. Pendant longtemps, j’étais plus souvent loin que Montreuillois. Une forme d’errance internationale que nous avons peut-être reconnue l’un chez l’autre et qui nous a rapproché. Sans frontières.
Je ne connaissais pas le passé d’Hélène, dont elle ne me parlait pas ; je ne l’ai découvert que sur le tard, avec émotion. Elle s’effaçait, me faisant rencontrer Armand Gatti plutôt que sa propre histoire. Nous évoquions des amis communs, tel Daniel Bensaïd. Si nos chemins ont pu se côtoyer, le temps de notre rencontre était le présent.
Nos liens se sont noués en un lieu porteur de poésie, le parc des Beaumonts dont l’aménagement s’était alors interrompu à mi-course, faute d’argent. Il était resté pour moitié en friche. Une « friche » ? Un mot qui rebute souvent – « c’est sale » entendait-on dire –, mais qui pour nous signifiait une nature foisonnante de vies, un festival de couleurs, miroir des saisons, un espace plus lumineux et surprenant qu’une pelouse tondue à date fixe, bien dégagée derrière les oreilles. Les immeubles s’inclinaient et laissaient voir le ciel. Le bruit des voitures s’estompait, disparaissait, et laissait entendre le vent dans les roseaux, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes.
Nous avons contribué ensemble à fonder l’association Beaumont-Nature en Ville (BNeV) dont la présidente, une femme énergique qui savait convoquer une réunion, est tombée malade au point d’en mourir. Hélène a pris le relais, à son corps défendant ; elle se voyait mal tenir la barre. C’était une époque pionnière, avec la volonté de faire vivre un espace sans barrières, mais où la faune pourrait néanmoins être chez elle grâce à une « culture locale » de respect de la part des habitué.es du parc. On a pu, un temps instable, espérer réussir, puis un incendie a ravagé la friche, détruisant ses protections naturelles (haies, buissons et autres ronciers). Elle n’était traversée que de rares sentes, elle fut pénétrée de toute part. Le champ était ainsi ouvert à un emboisement conquérant d’érables de robiniers. Le site perdait une grande partie de son originalité champêtre et de sa diversité faunisitique. La nature en ville s’étiolait.
On est entré dans une autre époque, de gestion, parfois douce et parfois brutale faute d’avoir tardé (le déboisement de la friche). Un enclos, où boucs et vaches entretiennent du printemps à l’automne l’espace central, a été érigé. Une normalisation qu’Hélène ne pouvait vivre. Elle a cessé de s’y promener avec son grand chien noir. J’ai continué à y observer la faune. Les immeubles s’effacent toujours sous le ciel et le chant du vent se fait toujours entendre. La mystérieuse maison au bord du parc (qui peut bien l’habiter ?) est toujours là. Mais l’absence d’Hélène se fait sentir, une tristesse.
Pierre Rousset