Ce bilan est proportionnellement plus macabre que celui des pays voisins. Certes, les comparaisons sont à faire avec prudence : l’âge moyen de la population, sa densité, son état de santé général et les méthodes de rapportage peuvent biaiser l’analyse. Il est de plus possible que des facteurs génétiques interviennent, et que la sensibilité à la maladie augmente avec la pollution de l’air en particules fines. Néanmoins, le parallèle avec l’Allemagne est interpellant : si ce pays comptait le même nombre d’habitant.e.s que le nôtre, on y déplorerait à peine plus de 800 décès…
« RETARD À L’ALLUMAGE » ?
La presse évoque un « retard à l’allumage » des autorités belges. Il est clair que celles-ci n’ont pas prêté dûment attention aux multiples avertissements scientifiques lancés depuis l’épidémie de SRAS, en 2003. Mais, en la matière, la Belgique ne fait pas exception : en fait, tous les gouvernements ont préféré ignorer les preuves convergentes imputant l’apparition des zoonoses [1]) à l’élevage industriel ainsi qu’à à la destruction des milieux sauvages par la déforestation, l’orpaillage et le commerce des espèces. Des preuves gênantes, qui impliqueraient d’en finir avec la course au profit qui sous-tend le productivisme et l’extractivisme capitalistes.
Le côté très libéral de la Belgique constitue une raison plus spécifique du « retard à l’allumage ». Marx disait de notre pays qu’il est « le paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des capitalistes et des curés ». Les curés ont perdu une bonne partie de leur pouvoir mais, pour le reste, la réalité n’a guère changé. Ce pays est celui des « tireurs de plan » ou l’Etat, lui, ne planifie quasiment rien et s’abstient de mettre son nez trop loin dans les lucratives affaires des entrepreneurs dont il chante les mérites. Ceci explique par exemple que les autorités belges, contrairement à celles des pays voisins – qui ne sont pas moins capitalistes – ne se sont jamais dotées d’un quelconque plan catastrophe.
La crise politico-institutionnelle qui s’éternise depuis mai 2019 est une autre raison spécifique qui contribue à expliquer le désastre sanitaire causé dans notre pays par le SRAS-COV2. Il est évident que ce facteur a joué un rôle. Il a aggravé l’imprévoyance, la désorganisation et la désinvolture des autorités. Quand l’épidémie a éclaté à Wuhan, les responsables politiques belges avaient d’autres chats à fouetter : comment poursuivre les politiques d’austérité ? Avec quelle coalition et dans quel cadre institutionnel ? Que faire pour être reçu par Sa Majesté et apparaître à la télévision ? On comprend que ces questions cruciale retenaient toute l’attention de la classe politique…
L’IMMUNISATION COLLECTIVE, STRATÉGIE IMPLICITE DE MAGGIE DE BLOCK
Pourtant, ces spécificités belges n’expliquent pas tout. Il faut y ajouter le déni de réalité et le non respect du principe de précaution. Si on se penche sur la chronologie des faits, on est amené à conclure que, face à l’épidémie, notre ministre de la Santé misait dans les faits sur une stratégie d’immunisation collective. Elle était sur la même longueur d’ondes que Boris Johnson en Grande-Bretagne, Donald Trump aux Etats-Unis et Mark Rutte aux Pays-Bas : laissons la maladie se répandre et tuer les plus faibles jusqu’au moment où la part de la population ayant développé des anticorps sera trop importante pour que le virus puisse encore se propager. À la différence de Johnson, Trump et Rutte, Maggie De Block n’a jamais explicité cette idée. Mais son comportement et ses déclarations successives laissent peu de doutes : tel était son point de vue, il a été endossé par tout le gouvernement et n’a été remis en cause qu’à la mi-mars. Trop tard.
Reprenons le fil des faits. L’alarme sur la situation à Wuhan est sonnée le 3 janvier par la BBC ; le 24 janvier, Wuhan est mise en quarantaine et le Lancet signale la possibilité de cas asymptomatiques ; le 30 janvier (trop tard ! ) l’OMS décrète l’état d’urgence sanitaire international ; le 11 février, le comité international sur la taxonomie des virus confirme que le SRAS-COV2 est bien un coronavirus très proche du SRAS, qui a fait de nombreuses victimes en 2003 en Asie ; le 21 février, onze communes de Lombardie sont mises en confinement strict ; le 28, l’Italie dénombre plus de 500 cas, des dizaines de pays sont atteints et le premier cas belge est détecté le lendemain. Aux médecins qui sonnent le tocsin, le Dr Maggie De Block répond par le mépris et l’insulte (contraires aux règles déontologiques) : les inquiet.e.s ne sont que des « dramaqueens ». Le 5 mars encore, niant obstinément les faits, elle répète pour la Xe fois à la Chambre qu’il ne s’agit que d’une « grippe légère » qui fera le tour du monde, que le pays est « prêt pour tout » et que sa capacité de tests est « plus que suffisante ». Alors que le personnel soignant manquait cruellement de matériel de protection (gants, masques, gel, etc.) on apprenait le 23 mars Maggie De Block avait fait détruire en 2019 un stock stratégique de plusieurs millions de masques FFP2, sans le remplacer ; cinq jours plus tard, la presse révélait qu’elle avait cassé (le 19 mars ! ) un contrat pour la livraison de trois millions de masques. Alors que l’OMS, le 16 mars, lançait le mot d’ordre « tests, tests, tests » et que le ministre De Backer promettait en réponse 10.000 tests par jour, ce nombre n’a pas été atteint une seule fois au cours des 6 semaines qui ont suivi cette belle intention (en moyenne le nombre des 44 derniers jours est de 4990 tests/jour).
CE N’EST PAS UNE ERREUR, C’EST UNE FAUTE
Il est largement admis aujourd’hui que l’ampleur exceptionnelle de la catastrophe sanitaire causée en Belgique par le COVID-19 est due en particulier à trois facteurs clés : l’absence de toute mesure de sécurité lors des retours de congé du carnaval (29/2 et 1/3), le maintien du salon Batibouw et le maintien de la foire du livre (en dépit des avertissements et de l’interdiction d’autres manifestations de ce genre dans des pays voisins ! ). Ces trois facteurs combinés ont donné une impulsion majeure à la croissance exponentielle de la maladie. Or, la chronologie résumée ci-dessus l’indique à suffisance : les décisions prises dans ces trois cas ne peuvent pas être imputées simplement à la négligence, à l’incompétence, au manque d’information, à la mollesse ou à la bêtise de la ministre. Madame De Block est médecin. Ni elle ni les membres de son cabinet ne pouvaient ignorer la dangerosité d’un coronavirus du type SRAS. Madame De Block n’a pas commis un erreur mais une faute. La faute de décider consciemment de ne rien faire. Ce faisant, elle a violé la règle qui, face à la maladie, donne à tout médecin une obligation, non de résultat, mais de moyen.
Etant donné le précédent du SRAS en 2002-2003 (pour ne pas parler du SIDA, d’Ebola, du Chikungunya, et autres virus récents qui ont causé des « zoonoses » meurtrières), miser sur « l’immunisation collective » constituait de toute évidence un pari criminel. Le fait que des responsables comme Johnson, Trump et Rutte (et De Block, sans le dire) aient fait ce pari ne tombe pas du ciel. Ils y ont été conduits par leur idéologie néolibérale du tout au marché, tout au profit capitaliste. Leur calcul était simple : en prenant des mesures sanitaires, les pays concurrents vont forcément perdre des parts de marché, et « nos entreprises » en profiteront. C’est une conception cynique, inspirée de Malthus, ce qu’on appelle du « darwinisme social » (les plus forts survivent, tant pis pour les autres, c’est « la loi de la nature »). Mais, face au Covid-19, ces cinglés ont dû battre en retraite. Pas par humanisme, mais parce que les faits les ont contraints à admettre que leur politique du « laisser aller, laisser faire » serait plus coûteuse pour le capitalisme que la politique sanitaire mise en place par la concurrence.
UN AUTRE CONFINEMENT ÉTAIT POSSIBLE
De Block, comme ses amis ultra-libéraux Johnson, Trump et Rutte, a donc elle aussi dû battre en retraite. Le vent a commencé à tourner le 9 mars, avec la promulgation de mesures de « distanciation sociale » et l’interdiction (contestée par Bart De Wever) des rassemblements de plus de mille personnes en milieu clos. Mais c’était trop peu, trop tard. Entre-temps, l’épidémie galopait : 34 cas le 4 mars, 109 le 6 mars, 200 le 8 mars…, Malgré cela, le 12 mars, le Conseil national de sécurité, encore déchiré par les tensions politiques, ne parvenait que très péniblement à s’accorder sur un premier plan partiel de confinement. Il laissait les écoles ouvertes ainsi que les commerces non-alimentaires (sauf le week-end). Les progrès rapides de l’épidémie faisant craindre un débordement des capacités hospitalières, le gouvernement et les partis qui le soutiennent ont été contraints en catastrophe de se rallier le 16 mars à la forme de confinement radicale qui s’est maintenue en gros jusqu’à hier.
À ce stade de propagation de la maladie, cette forme était malheureusement devenue indispensable. Mais les souffrances que le confinement strict a entraînées – en particulier pour les pauvres, les femmes, les enfants, les personnes racisées, les jeunes des quartiers – sont à mettre en partie sur le compte de la politique menée entre janvier et mars. Le fait qu’une autre voie aurait été possible apparaît en effet assez clairement quand on compare la Belgique à l’Allemagne. Les autorités allemandes avaient d’emblée pris les avertissements scientifiques au sérieux. Dès l’apparition du premier cas (21/1), elles ont déployé une politique cohérente basée sur la détection (350.000 tests/semaine), la localisation des foyers d’infection, l’isolement des personnes contaminées et la mise en quarantaine de leurs contacts ; elles ont misé sur la médecine de première ligne et l’utilisation optimale de tous les laboratoires capables de réaliser des tests (plus de 90, tandis que les autorités belges décidaient stupidement de centrer tous les tests à la KUL). Nonobstant la prudence nécessaire aux comparaisons internationales, cette politique a indiscutablement produit des résultats supérieurs. Si la Belgique l’avait appliquée, nous n’aurions probablement eu à déplorer que 800 décès environ à la fin du mois d’avril…
TOUS ET TOUTES RESPONSABLES, ET COUPABLES
Est-ce à dire qu’il faut se focaliser sur Maggie De Block ? Ah non, ce serait par trop facile ! Pour deux raisons. La première : en refusant de la démettre de ses fonctions début mars, le gouvernement tout entier a endossé la faute de sa ministre de la santé et l’a même balayée sous le tapis. Politiquement, cela arrangeait tout le monde. La conclusion est gravissime : non seulement Maggie De Block a failli à son obligation médicale de déployer tous les moyens possibles face à la maladie, mais en plus le gouvernement de Mme Wilmès a failli à sa mission constitutionnelle de protéger la population. La seconde raison va encore plus loin : les partis qui ont accordé des pouvoirs spéciaux à ce gouvernement minoritaire et ceux qui lui ont accordé la confiance portent une part de responsabilité également. Au minimum, ils auraient dû poser comme préalable la démission de Maggie Block. Puisqu’ils ne l’ont pas fait, ils doivent être considérés comme complices, non seulement de la politique déployée depuis le 16 mars, mais aussi de celle qui a été suivie auparavant, et qui nous a menés au terrible gâchis actuel.
L’aspect le plus révoltant de ce gâchis est ce qui s’est passé dans les homes pour personnes âgées. On savait dès le mois de février, sur base des statistiques fournies par la Chine, que le SRAS-COV2 est particulièrement dangereux pour les personnes âgées. Protéger celles-ci, en particulier quand elles sont hébergées en institution, ou dépendent de soins à domicile, s’imposait donc clairement comme une tâche vitale essentielle. Mais rien n’a été anticipé. Les appels à l’aide des directions et des personnels des maisons de repos et des maisons de repos et de soins, ainsi que des familles, sont restés lettre morte. Tandis que les personnels se démenaient pour protéger les résident.e.s par tous les moyens, au péril de leur santé et de leur vie, que des bénévoles et des étudiant.e.s leur venaient en aide, que des volontaires cousaient des masques, les responsables politiques versaient des larmes de crocodile sur le résultat attendu de leur politique d’austérité et de privatisation du secteur. Le résultat est là : près de la moitié des décès enregistrés en Belgique l’ont été dans des maisons de repos et des maisons de repos et de soins. C’est un crime d’Etat. Justice doit être rendue. Les responsables doivent être punis et, surtout, l’horrible politique capitaliste néolibérale de privatisation, de compétition, d’austérité et de mépris des gens, de la vie, doit être jetée à la poubelle.
Daniel Tanuro