“À exactement 19 h 50 le mardi 5 mai, Noli de Castro, le présentateur de l’émission TV Patrol sur ABS-CBN, a dit adieu aux téléspectateurs”, raconte ce jeudi 7 mai dans son éditorial The Philippine Daily Inquirer..
L’écran est devenu noir – un moment “saisissant qui a fait revenir en mémoire le matin du 23 septembre 1972, quand les gens se sont réveillés et ont constaté que toutes les chaînes de télévision diffusaient des écrans blancs de ‘neige’”.
Le quotidien de Manille fait ainsi référence à ce qu’il qualifie de “grand silence” de 1972, au moment de la promulgation de la loi martiale par Ferdinand Marcos, signalant le début de sa dictature, qui s’est achevée en 1986.
De l’huile sur le feu
L’interruption de la diffusion de la chaîne ABS-CBN, la plus grande du pays, résulte d’un ordre de la Commission nationale des télécommunications, un organe du gouvernement.
“Tout cela au moment où le pays fait face au terrible défi de la pandémie. Plus de 10 000 personnes sont infectées et on compte 650 morts, des parties du pays vivent une forme de confinement strict”, s’agace le journal. Celui-ci poursuit :
“L’administration Duterte trouve le temps de jeter de l’huile sur le feu en faisant fermer la plus grande et sans doute la plus vieille des chaînes.”
Menaces régulières
Depuis 2017, le président philippin Rodrigo Duterte a, à plusieurs reprises, menacé la chaîne ABS-CBN et le Philippine Daily Inquirer, les accusant de lui être hostiles, rappelle dans une chronologie le site Internet indépendant Rappler.
Le président reproche également à la chaîne de ne pas avoir diffusé une publicité électorale payante en sa faveur.
Duterte a réitéré régulièrement ses menaces, soulignant que le Congrès ne renouvellerait pas l’autorisation d’émettre, qui arrivait à son terme le 4 mai 2020. Demande de renouvellement formulée par le propriétaire depuis 2016. Rodrigo Duterte a même conseillé aux propriétaires de la chaîne de la vendre, car son autorisation ne serait pas reconduite.
La demande de renouvellement de l’échéance devait être validée par le Congrès, composé d’une majorité de parlementaires favorables au président. Mais, l’institution n’a cessé de reporter sa décision.
Contraire à l’esprit de la Constitution
Pour quatre rédacteurs de la Constitution de 1987, adoptée après la fin de la dictature de Ferdinand Marcos, “la décision de la Commission [nationale] des télécommunications face à l’inertie du Congrès va à l’encontre de l’esprit de la Constitution”, rapporte dans un autre article Rappler. Cela, “au pire moment”. Et le site d’ajouter :
“Jamais auparavant le pays n’a eu autant besoin d’unifier tous les citoyens. La communication est cruciale tout comme est vitale l’existence de médias indépendants.”
Les rédacteurs appellent d’ailleurs leurs concitoyens à “faire preuve du même courage face à un ‘régime répressif’ que les Philippins” du passé.
Le site de journalisme communautaire Bulatlat qualifie la fermeture d’ABS-CBN “d’attaque la plus importante contre les médias durant la pandémie”. Le site signale d’ailleurs que la loi sur l’état d’urgence sanitaire permet au gouvernement d’agir contre les médias.
Ainsi, depuis sa mise en œuvre, deux journalistes ont été condamnés à la prison pour avoir diffusé des “fausses nouvelles” sur le Covid-19. La disposition sur les fausses nouvelles “donne au gouvernement la possibilité de poursuivre tout journaliste ou média dont le travail déplaît au gouvernement de Duterte”.
Des choses plus terribles à venir ?
En réponse aux références à la loi martiale, le porte-parole de la présidence, Harry Roque, a déclaré que la situation était “très éloignée” de celle de 1972, précisant que le Congrès et la Cour suprême étaient toujours en activité, rapporte dans un autre article The Philippine Daily Inquirer.
En conclusion de son éditorial, The Philippine Daily Inquirer enfonce le clou :
“Une voix importante a été réduite au silence. Même si on peut arguer que cela est en accord avec les détails de la loi, l’attaque contre la liberté de la presse ne fait aucun doute – un aperçu de choses plus terribles à venir.”
Courrier International
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