Les « brigades » anti-coronavirus de l’Autriche se veulent un exemple pour l’Europe
Des jeunes effectuant leur service civil se rendent au domicile des cas suspects afin d’effectuer les tests, tandis que des agents s’efforcent de bloquer les chaînes de contamination en trois jours.
Sur l’écran de son ordinateur, Bojan Dinkic affiche des graphiques en nébuleuse avec des couleurs différentes. Autour de chaque « patient zéro » atteint du Covid-19, les cas que ce dernier a contaminés : en vert les guéris, en rouge les malades, en orange les cas suspects, et en noir les décès.
Il suffit de cliquer sur chaque cas pour que les données personnelles s’affichent, puis les personnes que ces cas secondaires ont potentiellement eux-mêmes contaminées. « Nous avons retracé ainsi la plupart des chaînes de contaminations de Covid-19 à Vienne, assure son supérieur, le docteur John-Hendrik Jordan, chef des services sanitaires de plusieurs arrondissements de l’est de la capitale autrichienne. La situation est sous contrôle. »
Le calme règne d’ailleurs dans ces bureaux anonymes d’une tour moderne. Mis à part le logo de la mairie de Vienne, rien n’indique que travaille ici un des maillons essentiels qui ont permis à la république d’Europe centrale d’afficher de si bons résultats dans la lutte contre le coronavirus. M. Dinkic, réviseur, et ses collègues médecins sont ici pour faire du contact tracing, c’est-à-dire partir à la recherche de toutes les personnes qui ont été en contact avec des cas avérés de coronavirus. Dès qu’une personne est testée positive, ils l’appellent pour retracer toutes ses activités jusqu’à quarante-huit heures avant l’apparition des premiers symptômes, seuil à partir duquel les malades sont contagieux.
Deux niveaux de classification des personnes
« Nous classons toutes les personnes rencontrées en deux niveaux : en 1, ceux qui ont été en contact renforcé, c’est-à-dire à moins de deux mètres pendant plus de quinze minutes », raconte M. Dinkic. Eux seront appelés à leur tour et recevront un ordre administratif de quarantaine à domicile pour une durée de quatorze jours. Cette interdiction est contraignante et peut faire l’objet de sanction en cas de non-respect. Pas de contrôle, mais les services sanitaires de la ville de Vienne assurent que des voisins ne se privent pas de dénoncer… Si un « contact » est injoignable ou que ses coordonnées sont introuvables, M. Dinkic peut faire appel à la police pour délivrer l’ordre de quarantaine au domicile.
« En niveau 2, les contacts allégés », poursuit le réviseur. Eux seront seulement invités à surveiller leur état de santé et appeler en cas d’apparition du moindre symptôme. Pour ce faire, l’Autriche a mis en place un numéro de téléphone qui est l’autre maillon essentiel du système. Différent du numéro d’appel d’urgence, le 14 50 permet à tout le monde de s’informer sur le coronavirus et de se signaler en cas de doutes sur sa santé. Les Autrichiens sont fortement invités à privilégier ce numéro et à ne surtout pas se rendre chez le médecin ou dans les hôpitaux.
« On évite ainsi les contaminations dans ces lieux, explique Roland Haller, responsable du centre d’appel pour Vienne. Au téléphone, un conseiller va vous demander si vous avez de la fièvre, du mal à respirer, avez perdu le goût. En fonction des réponses, on va vous signaler comme cas suspect ».
L’efficacité des jeunes « testeurs »
Dans ce cas, les autorités sanitaires et la Croix-Rouge sont immédiatement informées. Cette dernière a déployé une vingtaine d’ambulances équipées de smartphone avec une application spéciale. Elles circulent en permanence dans Vienne pour tester les personnes à leur domicile.
« Nous pouvons faire jusqu’à 600 tests par jour », assure le chef de projet, David Oberleitner. Ses équipes sont constituées de jeunes effectuant un service civil, qui ont été formés à prélever les cas suspects dans le nez et la bouche. « Ils ont pour consigne de rester sur le pas de la porte et de prélever si possible sans contact ». « Ce n’est pas très compliqué », assure Emanuel Pubek, l’un de ces jeunes testeurs viennois, qui a pris l’habitude de revêtir la combinaison blanche intégrale et des lunettes de protection.
« Il nous est arrivé de nous présenter au domicile d’une personne dix minutes après son appel »
Le système est d’une efficacité redoutable. « Il nous est arrivé de nous présenter au domicile d’une personne dix minutes après qu’elle a appelé le 14 50 », assure le jeune homme. Au début de l’épidémie, en mars, le système a certes eu du mal à suivre, avec plus de 20 000 appels par jour. Mais désormais, le nombre d’appels quotidien est descendu autour de 800, « parmi lesquels nous avons par exemple identifié 120 cas suspects mercredi 6 mai », explique M. Haller. Au final, seule une poignée d’entre eux seront positifs.
La capitale autrichienne, qui a commencé à se déconfiner le 14 avril, serait sur le point d’atteindre l’objectif qui a été fixé par le ministre de la santé : tester les cas suspects vingt-quatre heures maximum après un appel au 14 50, obtenir les résultats dans les vingt-quatre heures suivantes et identifier tout le cercle de contacts dans les vingt-quatre heures suivantes… La chaîne de contamination est ainsi censée être bloquée en trois jours.
Une situation sous contrôle
L’Autriche a aussi lancé une application de tracing dès fin mars, mais elle n’a été téléchargée qu’à peine plus de 500 000 fois, pour 8,8 millions d’habitants. « Elle ne nous sert à rien », assure même le docteur Jordan, qui estime que ses équipes font tout aussi bien avec des moyens humains. Les pensionnaires des maisons de retraite sont, eux, testés systématiquement toutes les quatre semaines.
Avec ce système, le pays compte plus de cas avérés par habitant que la France, alors même que l’épidémie l’a en réalité beaucoup moins touché. « Nos laboratoires ont développé des tests pour contourner la pénurie de tests industriels », explique Clemens Martins Auer, chargé des relations internationales au ministère de la santé. Il assure pouvoir tester jusqu’à 50 000 personnes par jour, même si la demande tourne actuellement autour de 8 000.
Depuis ses bureaux, il a lui aussi le sentiment d’avoir la situation totalement sous contrôle. « Comme tout le système, dont les laboratoires, est interconnecté numériquement, je reçois tous les matins un rapport recensant tous les cas confirmés de la veille. Hier, nous avons par exemple eu plusieurs malades dans une laiterie, raconte-t-il. Je vois immédiatement si un cluster se forme. Et on peut réagir sur le champ. » Un centre de réfugiés viennois qui affichait plusieurs cas a ainsi été évacué en urgence en début de semaine et ses occupants installés dans des lits à bonne distance dans le parc des expositions.
Pour M. Auer, ce système nécessite des besoins humains importants. « Mais la France a largement les capacités de le faire », estime-t-il, en insistant sur la nécessité absolue de tester à domicile « pour éviter que le coronavirus devienne une infection nosocomiale », ce qui n’est pas pour l’instant prévu pour les « brigades » du coronavirus françaises.
Jean-Baptiste ChastandJ (Vienne, correspondant régional)
Les articles de Jean-Baptiste Chastand dans Le Monde :
https://www.lemonde.fr/signataires/jean-baptiste-chastand/
• Le Monde. Publié le 10 mai 2020 à 02h28 - Mis à jour le 11 mai 2020 à 09h17 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/10/les-brigades-anti-coronavirus-de-l-autriche-se-veulent-un-exemple-pour-l-europe_6039209_3210.html
La leçon de la Vénétie : des tests, des tests, des tests
Le microbiologiste Andrea Crisanti explique la stratégie de la région pour le dépistage et le déconfinement.
Le microbiologiste Andrea Crisanti est un chercheur plutôt discret, qui d’ordinaire ne se répand pas dans la presse et sur les plateaux de télévision. Mardi 5 mai, le maire de Padoue lui a rendu un hommage appuyé en lui remettant le sceau de la ville, en remerciement de son action décisive dans la lutte contre le coronavirus. Dans son court discours, le chercheur, visiblement ému, a tenu à remercier « Cristina », une de ses voisines, qui, ces dernières semaines, lui a laissé chaque soir ou presque, devant sa porte, de quoi dîner. Retrouvée sans difficultés par la presse locale, sa bienfaitrice a lâché : « Je le voyais partir tous les matins à 7 heures, et rentrer si tard le soir… »
Revenu en Italie en octobre 2019, cet ancien professeur de l’Imperial College London, originaire de Rome, a laissé au Royaume-Uni sa femme et son fils. Pour toute la Vénétie, et même au-delà désormais, il est devenu une sorte d’homme providentiel. C’est en effet lui qui a mis sur pied, à rebours des opinions dominantes, une stratégie originale de lutte contre l’épidémie qui a sans doute permis à sa région d’éviter le pire.
Quand les premiers cas de patients positifs au Covid-19 ont été détectés, le 20 février, dans la province de Lodi (Lombardie) et à Vo Euganeo, en Vénétie, Andrea Crisanti était en route vers l’Australie, où il devait participer à une conférence. A peine arrivé sur place, le chercheur a décidé de repartir dans l’autre sens. Puis il a demandé les coordonnées du président de la région Vénétie, Luca Zaia, et, après une longue conversation, il l’a convaincu de suivre son plan d’action.
Effort particulier sur l’hôpital de Padoue
La petite ville de Vo (3 000 habitants), nichée au pied des monts Euganéens, un ensemble de collines escarpées à proximité de Padoue, venait d’être identifiée comme le premier foyer de contagion dans la région, après la mort d’un résident de la commune âgé de 78 ans, diagnostiqué positif au coronavirus.
« La première chose que nous avons faite, après avoir mis en place la “zone rouge”, ça a été de tester l’ensemble de la population, détaille le chercheur. Nous avons trouvé 73 positifs, dont près de la moitié n’avaient pas de symptômes. C’était une très mauvaise nouvelle, car évidemment les asymptomatiques sont les plus dangereux en matière de contagion, vu qu’ils ne se sentent pas malades. Pour stopper la contagion, il faudrait donc remonter les chaînes de transmission, tester les voisins, les collègues, les amis d’un malade, et même tous ceux qui pensent seulement qu’ils ont pu avoir été en contact… L’idée générale était d’utiliser les tests dans un processus dynamique, comme un instrument de contrôle autant que de diagnostic. »
Dans le même mouvement, tandis que le foyer initial était circonscrit, Andrea Crisanti conseille de porter un effort particulier sur l’hôpital de Padoue. « Avec plus de 1 800 lits, c’est le plus grand hôpital d’Italie. Si l’épidémie s’y était déclarée, comme c’est arrivé en Lombardie, ça aurait été un désastre, le virus serait devenu incontrôlable », souligne le chercheur. « Donc nous avons décidé qu’il fallait tester tout le monde, les soignants comme les malades entrant dans les unités, et, pour les opérateurs sanitaires, recommencer toutes les deux semaines. »
« Mieux préparée qu’ailleurs »
Dans la confusion des premiers jours de la crise, cette stratégie reçoit plus de critiques que d’éloges, mais elle porte vite ses fruits. Alors que la contagion semblait au départ aussi forte en Vénétie qu’en Lombardie, celle-ci recule, plus vite qu’ailleurs. Avec un peu plus de 18 000 cas recensés (et 1 666 décès au soir du 11 mai), le bilan reste lourd, mais sans commune mesure avec les 15 000 morts recensés en Lombardie – le bilan officiel de la protection civile est pour l’heure de 30 739 décès au niveau national. D’autant plus que nombre des morts recensés en Vénétie sont plus liés à la proximité de la Lombardie qu’au foyer originel. Venise, par exemple, ne compte plus que quatre patients hospitalisés, et aucun n’est en soins intensifs.
A l’échelle de cette région de moins de 5 millions d’habitants, près de 450 000 tests ont été réalisés depuis le début de la crise. C’est presque autant qu’en Lombardie, une région deux fois plus peuplée. « Il faut souligner que la région était sans doute mieux préparée qu’ailleurs. Ces dernières années, la Vénétie a été le plus important foyer de fièvre du Nil occidental en Europe, ce qui a donné quelques automatismes », avance Andrea Crisanti pour expliquer l’exceptionnelle réactivité de l’ensemble des opérateurs sanitaires locaux. Aujourd’hui, on ne recense plus qu’une poignée de cas par jour, ce qui a incité le président de la région, Luca Zaia, à se placer en première ligne des partisans de la fin du confinement, qui ont obtenu du gouvernement Conte la possibilité d’accélérer notamment la réouverture des hôtels et des restaurants, dès le 18 mai.
Après avoir permis de calmer la propagation de l’épidémie, la stratégie de tests généralisés est désormais considérée comme l’instrument indispensable de la « phase 2 ». « Ce qu’il faut, c’est être prêts à concentrer toutes nos capacités de tests si un autre foyer se déclare », poursuit le microbiologiste. « Aujourd’hui, au niveau national, on fait plus de 60 000 tests par jour. Cela veut dire qu’en cinq jours, on peut tester une ville de 300 000 habitants. Bien sûr, je suis comme tout le monde, j’espère le meilleur, mais cela n’empêche pas de se préparer pour le pire. »
Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
Les articles deJérôme Gautheret dans Le Monde :
https://www.lemonde.fr/signataires/jerome-gautheret/
• Le Monde. Publié le 12 mai 2020 à 11h41 - Mis à jour le 12 mai 2020 à 11h58 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2020/05/12/la-lecon-de-la-venetie-des-tests-des-tests-des-tests_6039418_3210.html