Le NPA a toujours été très réservé vis-à-vis de cette thématique qui peut couvrir des marchandises avariées : du nationalisme économique faisant des « étrangers » les boucs émissaires du chômage et prêchant l’union sacrée avec un patronat supposé « national » à un utopisme mystificateur faisant diversion par rapport à de vraies revendications anticapitalistes susceptibles d’être portées par les salariés. Mais, dans le contexte d’une pandémie qui aura des effets durables, n’y a-t’il pas matière à actualiser cette position ?
La logique des délocalisations
Un texte récent de l’économiste Claude Serfati [2] pose des questions importantes. Il décrit certains éléments du processus par lequel des pans entiers de l’industrie ont disparu en France, notamment certaines production dans le champ de la santé, ce qui a des conséquences dramatiques dans le contexte actuel. Il cite Serge Tchuruk PDG d’Alcatel qui, en juin 2001, dans une réunion organisée par le Wall Street Journal pour les investisseurs financiers a déclaré : « Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usine », c’est-à-dire qui délègue à des sous-traitants ou achète tout ce qu’elle vend quitte à y apposer une étiquette.
Sans aller jusque-là, s’est répandue depuis des années dans divers secteurs patronaux industriels l’idée qu’il fallait se recentrer sur le « cœur de métier » et que, pour les consommations intermédiaires auparavant internalisées, voir même pour des produits finis, l’approvisionnement à l’extérieur (avec mise en concurrence des fournisseurs) pouvait avantageusement remplacer ce qui était auparavant produit en interne. D’où le recours généralisé à la sous-traitance. Cela s’est conjugué avec le « zéro stock ». Dans d’autres secteurs, la ligne directrice fut la délocalisation de la fabrication dans les pays à bas salaires.
Globalement, ce qui est dominant dans le capitalisme actuel, c’est l’instauration de chaînes de production à l’échelle géographique du monde entier où la notion même de sous-traitants n’est plus très pertinente.
Si des dénonciations s’élèvent parfois, y compris dans les rangs syndicaux (à la CGT par exemple) contre cette perte de substance de l’industrie nationale, il existe aussi à l’extrême-gauche une approche que l’on pourrait qualifier de « productiviste progressiste » consistant à traiter la mondialisation comme une forme de socialisation des forces productives entraînant plus ou moins mécaniquement la possibilité d’une solidarité internationale entre travailleurs de toutes ces chaîne de production [3]. Lutte ouvrière, qui partage cette position, a aussi jugé justifié de partir « des préoccupations concrètes des travailleurs » et de s’opposer aux délocalisations lorsqu’elles « apparaissent comme la cause des licenciements » ajoutant que peut ne pas absolument coïncider l’intervention en tant que syndicalistes et militants politiques [4].
Il est essentiel de souligner et de répéter que les délocalisations comptent pour une faible part des pertes d’emplois en France, y compris dans l’industrie et n’expliquent pas celles du BTP ou de La Poste, activités non délocalisables.
Il n’est pas douteux que dans certains pays, comme tout récemment en Ethiopie où grandit une industrie surtout textile, se développe dans le même temps une classe ouvrière (même si le nombre d’emplois créés reste faible et en deçà des espérances gouvernementales) [5] : la bourgeoisie continue de produire « ses propres fossoyeurs », comme l’écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Cependant, il faut saisir l’aspect contradictoire du phénomène et pointer le fait qu’aujourd’hui dans les conditions du capitalisme mondialisé la complexification des chaînes de production participe au pillage environnemental de la planète, à la mise en concurrence au plan international des salariés en position de faiblesse, etc….
Cette évolution s’est déroulée avec la bénédiction de la plupart des Etats capitalistes. L’Etat français n’a grosso modo plus considéré comme stratégique que ce qui relevait du militaire, force de frappe et interventions extérieures obligent (encore, que pour les drones, l’armée française est dépendante des Etats-Unis). Prenant en compte des éléments, on comprend mieux ce qui se passe avec les masques médicaux. A un certain moment la logique des décideurs a été simple : pourquoi produire et stocker des masques en France quand on peut les acheter bon marché en Chine ?
On pourrait sans doute analyser à la lumière des mêmes logiques ce qu’il en est des tests, des respirateurs,… En matière médicale, personnels médicaux et patients payent actuellement les pots cassés de cette orientation (qui se conjugue avec des années d’austérité pour les hôpitaux).
L’ennemi est ici pas en Chine
Cela nous impose sans doute de recommencer à réfléchir sur la question des délocalisations et relocalisations. Comme cela a été souligné plus haut, nous avons toujours eu des problèmes sur ces questions, refusant à juste titre le « produisons français » du PCF mais, d’un autre côté, sentant bien que les délocalisations sans frein posaient problème, tant pour l’emploi que pour le tissu industriel, les capacités de recherche, ….
Si on revient sur ce que les militants du NPA ont tenté de faire dans les fermetures d’usines, souvent ils ne sont pas limités à réclamer la meilleure indemnité de départ et ont essayé de se bagarrer jusqu’au bout contre les licenciements, c’est à dire pour le maintien d’une production sur place, quitte à exiger du patron qu’il trouve quoi produire pour faire tourner l’usine. Ce fut le cas à Renault-Cléon et à Ford. Cependant, sauf contre–exemple, ces revendications n’ont pas été liées à l’utilité sociale des productions (souvent la situation ne s’y prêtait pas).
La question de l’utilité sociale est complexe : elle est reliée non seulement à la nature des productions, à leur finalité mais à la façon dont elles se réalisent : dangers pour les travailleurs et l’environnement, impact « carbone » de la circulation des éléments qui les constituent.
La généralisation est compliquée. Pour les productions autres que la santé, il y a des interrogations : productions utiles, essentielles, indispensables, inutiles, nuisibles. Le militaire… la réponse est facile. Pour l’automobile et l’aviation, c’est plus délicat. Encore plus, pour la chimie. Pour l’électro-ménager et informatique, d’autres questions apparaissent comme l’obsolescence programmée… Se pose par ailleurs, la question de l’agriculture et de pans des industries agro-alimentaires.
Tout cela est souvent contradictoire mais, en tant que parti, on ne peut se désintéresser de ces problèmes en raison de ces contradictions.
Il ne s’agit pas d’entrer dans un nationalisme tel qu’on le retrouve dans des formules de Frédéric Lordon selon lesquelles salariés chinois et français sont dans « un rapport d’antagonisme mutuel — contre lequel aucune dénégation ne pourra rien » et d’où découlait selon lui qu’« en appeler à la solidarité de classe franco-chinoise procède d’un universalisme abstrait » (« La démondialisation et ses ennemis », Monde diplomatique, août, 2011- il est possible que Lordon ait depuis modulé cette position). Car le problème en l’espèce n’est pas l’« ouvrier chinois » mais le patron et l’Etat français. Ce sont eux qui délocalisent.
Une industrie pharmaceutique démantelée
D’autant que cet Etat est pris à son propre piège car la foire d’empoigne qui s’est déroulée autour des masques (Les Echos parlent même de de « guerre des masques ») avec des cargaisons destinées à un pays détournées vers les Etats-Unis montre que, quand la situation est tendue, les contrats commerciaux (fondement de l’économie de marché) ne valent plus grand-chose.
Nous disons depuis des années « nationalisation (ou socialisation) de l’industrie pharmaceutique » mais nous risquons de n’avoir à nationaliser qu’une coquille plus ou moins vide ou réduite (par la politique de Sanofi entre autres) aux segments d’activité les plus rentables. Selon une tribune publiée dans Le Monde du 13 avril par des responsables hospitaliers [6] : « Un rapport de l’Académie nationale de pharmacie en mars 2013 et, beaucoup plus récemment, un rapport de la mission d’information sur les pénuries de médicaments et de vaccins, signé par les sénateurs Jean-Pierre Decool (Nord, groupe Les indépendants - République et territoires) et Yves Daudigny (Aisne, groupe socialiste et républicain) en octobre 2018 alertaient déjà sur « la vulnérabilité française et européenne aggravée par les mutations profondes de l’industrie du médicament ». L’Académie de pharmacie soulignait que « 60 % à 80 % des matières actives à usage pharmaceutique sont fabriquées dans les pays tiers à l’Union européenne, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans. Cette perte quasi complète d’indépendance de l’Europe en sources d’approvisionnement en principes actifs se conjugue à l’éventuelle perte du savoir-faire industriel correspondant ». Sur des camps connexes qui concernent la santé en général, l’Etat français soucieux avant tout de jouer le jeu du marché a assisté sans intervenir au dépérissement et à la fermeture en 2018 d’une entreprise française, installée en Bretagne, qui pouvait en fabriquer jusqu’à 200 millions de masques médicaux, après avoir été rachetée par un groupe américain [7]]] : les salariés qui avaient interpelé l’Etat n’ont eu comme réponse que le silence et les machines ont été détruites. Le cas de Luxfer, fermée en 2019, qui fabriquait des bonbonnes d’oxygène médicale est du même ordre sauf que l’outil de production existe encore car les salariés ont réussi à en empêcher la destruction (les ouvriers se battent actuellement pour le redémarrage et la nationalisation).
Relocalisations et démarche transitoire
Pouvons-nous nous contenter d’expliquer qu’avec le socialisme, une vraie industrie pharmaceutique dégagée des aberrations auxquelles conduit le capitalisme et fonctionnant en fonction des besoins, sera reconstruite ? Ou bien devons-nous déjà dire que, dans ce secteur industriel (et peut être dans des segments d’autres secteurs car la santé a besoin de productions d’autres industries : électronique pour l’imagerie médicale, textiles ou papier pour les masques,…) délocaliser, s’en remettre au tout-marché, est destructeur aujourd’hui et que cela, vu la catastrophe en cours et celles prévisibles, nous importe sans attendre le socialisme ?
Si on accepte cette logique, il n’est pas scandaleux dans notre agitation et propagande contre la crise, tout en dénonçant avant tout capitalistes et gouvernants à leur service, de poser la question de la relocalisation de certaines productions en liaison avec la dénonciation des restructurations capitalistes et de leurs conséquences désastreuses, pas seulement sur l’emploi. Cela, bien sûr, doit se poser le plus possible en lien avec les mobilisations des salariés de l’entreprise ou du secteur (et des petits paysans pour l’agro-alimentaire), avec la défense des emplois. Enfin, il n’est pas question que les productions relocalisées soient gérées par des capitalistes subventionnés, ce qui serait vraisemblablement le cas si la gravité de la crise sanitaire conduit, par exemple, à la relocalisation de la production des principes actifs des médicaments. Ce qui est nécessaire est la nationalisation sous contrôle des travailleurs/ses (et de représentants de la société). Bien sûr, la question des relocalisations ne saurait l’axe central de notre agitation face à la crise mais seulement un de ses éléments.
Tout cela n’est pas simple mais, sur le fond, il s’agit bien de trouver un « pont » entre les revendications comprises par les larges masses et la nécessité d’une transformation révolutionnaire de la société [8].
Henri Wilno