L’élection présidentielle approche, et Alexandre Loukachenko semble ne pas avoir pris conscience que le coronavirus a tout changé : le dirigeant biélorusse n’est plus le maître incontesté du pays, car l’économie ne va pas se plier à ses décrets et ses oukazes. Mais malgré tout, il va vouloir coûte que coûte gagner cette élection comme à l’accoutumée. Et c’est bien le plus inquiétant.
Le problème numéro un qu’Alexandre Loukachenko va devoir affronter avant le scrutin, c’est la crise de légitimité qu’il traverse. Avant, les campagnes pour sa réélection avaient tout de la mise en scène – la loyauté de la verticale du pouvoir et la faiblesse de ses opposants lui facilitaient la tâche. Aujourd’hui, la nomenklatura a senti le danger planer sur ses intérêts économiques, tandis qu’une part grandissante de la population est convaincue que le pouvoir ment, tout simplement.
Il ment sur cet élément qu’Abraham Maslow plaçait à la base de sa pyramide de la hiérarchie des besoins humains [pyramide de Maslow] : les gens ont peur de mourir, de ne pas être protégés contre le virus, tandis que le nombre de malades dans le pays augmente de manière exponentielle. L’image folklorique du “batia” [“petit père”] protecteur glisse progressivement vers la conviction qu’“Akela [le loup chef de meute dans le Livre de la jungle] a échoué”.
6 à 8% de travailleurs à l’étranger contraints de rentrer
Le peuple est prêt à se taire tant que le contrat social tacite passé avec le pouvoir est respecté. La dernière version du contrat, autrement appelée “#500pourtous” [en 2017, Loukachenko avait promis un salaire équivalent à 500 dollars pour tous], n’est vraiment plus d’actualité à la veille des élections, d’autant que l’on s’attend à une forte dévaluation de la monnaie.
La fermeture des frontières a fait revenir les Biélorusses qui travaillaient en Pologne et en Russie. Ceux qui font vivre leur famille en travaillant à l’étranger représentent au total entre 6 % et 8 % de la population et qui sont aujourd’hui chômeurs. Ceux justement que Loukachenko visait avec son décret “sur la lutte contre le parasitisme social”, leur imposant une taxe spécifique. Sachant que l’indice des charges communales va une fois de plus augmenter pour les chômeurs en mai, la facture de juin ne risque pas de faire plaisir aux familles de ces travailleurs rentrés au pays.
La crise économique provoque aussi des suppressions d’emploi massives à l’intérieur du pays, et on pourrait assister à de nouvelles “marches des non-parasites” [ceux qui ont un emploi] contournant les bureaux de vote pour se rendre directement sur la place centrale de Minsk. Oui, parfaitement, sur la place centrale. Car les rassemblements massifs n’ont pas été interdits chez nous : “Nous n’usons pas de telles méthodes [contre l’épidémie de coronavirus]”, qu’il disait. Loukachenko nous prépare d’ailleurs un festin en temps de peste pour le 26 juin, avec le festival Slavianski Bazar, à Vitebsk, où le virus circule justement particulièrement activement.
Les électeurs auront également droit au traditionnel Congrès pan-national biélorusse durant lequel les représentants de la nomenklatura auront tout le loisir de se contaminer mutuellement. Répondront-ils tous présents, ou bien la loyauté a-t-elle atteint ses limites ? Le mépris manifeste de Loukachenko envers les victimes de la pandémie, son refus d’aider la population, ou au moins de suspendre les grands rassemblements sportifs et culturels, n’ont pas non plus aidé à gonfler le nombre de ses partisans.
Pour Loukachenko la pandémie n’est qu’une “psychose”
“Nous n’aiderons pas les restaurants et les cafés” : cette sentence a été perçue comme un arrêt de mort non seulement pour le secteur de la restauration, mais aussi pour toute l’industrie de services. Cela représente des pertes pour les patrons, mais aussi des pertes d’emploi. Une loi de soutien aux entreprises votée à la hâte ne promet que des demi-mesures faites de possibles allégements fiscaux et de baisses de loyer en cas de perte de chiffre d’affaires. Il serait encore trop optimiste de dire que cela permet de se retourner.
Le pire, c’est que chacun d’entre nous pourrait devenir la prochaine victime de cet arbitraire grossier. Qui sera le prochain mort à être jugé trop gros ou déjà malade de toute façon ? Les victimes sont nombreuses, même officiellement [31508 au 19 mai]. Suffisamment nombreuses, peut-être, pour que les propos de Loukachenko sur cette prétendue “psychose” servent de détonateur à la montée de la contestation parmi les amis, les collègues et les proches des défunts.
Sa rhétorique insensée a divisé la société. Dans l’ouest de la Biélorussie, les orthodoxes accusent les catholiques : “Ce sont vos prêtres polonais qui ont contaminé tout le monde.” Dans les petites communes, ceux qui portent un masque sont toujours perçus comme des farfelus ou des contaminés. Les personnes âgées, audience cible de la télévision publique, sont convaincues par les monologues de “l’élu du peuple” et ne se pressent pas pour appliquer les mesures de prévention.
La nomanklatura pourrait se détourner de Loukachenko
La participation reste l’inconnue habituelle des élections en Biélorussie. Cette fois, elle sera terriblement basse à cause de la période estivale, de la peur de l’infection et d’un boycott implicite – cette forme de sabotage propre à la Biélorussie. C’est pourquoi les autorités ne veulent annoncer la date du scrutin qu’entre le 13 et le 20 mai [trois mois avant sa tenue] pour que la présidentielle se tienne dans la seconde moitié du mois d’août, lorsque les gens reviennent chez eux en prévision de la rentrée scolaire.
Durant l’été, la Biélorussie pourrait faire face à une crise bancaire, à l’appauvrissement de la population, à la hausse du chômage et aux lourdes conséquences de la pandémie en termes d’image. Voilà ce qui attend le régime à l’approche des élections. Il est donc tout à fait possible que les représentants de la verticale du pouvoir se détournent de Loukachenko au profit d’un technocrate anti-crise soutenu par l’un ou l’autre des centres d’influence géopolitiques.
Elections et coronavirus
Alexandre Loukachenko s’est distingué en cette période de lutte mondiale contre la pandémie de Covid-19 pour avoir dénigré les risques de la contagion, ne prenant aucune mesure de confinement et autorisant les manifestations sportives et culturelles à se poursuivre. Le championnat national de football est parmi les seuls au monde à avoir continué. Le 9 mai, jour célébrant la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale, il a maintenu la traditionnelle parade militaire devant un public de 3 000 personnes.
Dans ce contexte, le mécontentement de la population et des milieux économiques face aux effets de la crise qui frappe dur, malgré la dénégation du pouvoir, pourrait avoir des conséquences sur l’élection présidentielle d’août 2020, dont l’issue est toujours jouée d’avance depuis 2001.
Quatre personnalités solides du monde économique biélorusse, dont deux femmes, ont annoncé leur intention de présenter leur candidature, rapporte le site biélorusse Ejednevnik (“Le Quotidien”). “Il ne manque plus, pour compléter le tableau, que le président de l’Association nationale des restaurateurs, Vadim Prokopiev, qui a vertement critiqué le pouvoir ces jours-ci pour [la faiblesse de] ses mesures de soutien aux entrepreneurs en temps de pandémie.”
“Les patrons ont commencé à s’affirmer face au pouvoir, estime le titre. C’est une nouvelle réalité pour la Biélorussie, dont Loukachenko ne pourra pas faire abstraction. Et ce, quels que soient les résultats des élections.” Leurs chances de gagner sont minces, mais “plus grandes que jamais pour quiconque auparavant”.
Sergueï Martselev
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