« La contradiction est l’essence des choses » Lénine
« l’homme fait l’histoire mais il ne sait pas l’histoire qu’il fait » Raymond Aron
Avant toutes choses, je veux vous dire combien je suis honoré de votre invitation à participer à ce symposium et je vous en remercie très sincèrement. Lorsque le professeur K. m’a dit que le cinquantième anniversaire du décès de Hồ Chí Minh était le sujet de notre rencontre, j’ai pensé que le moment était bienvenu pour faire une mise au point qui dépasse l’ignorance et la polémique. Une anecdote m’a encouragé en ce sens. A mon petit-fils qui lui demandait de parler de Hồ Chí Minh, sa professeure d’Histoire a refusé en lui disant que cet homme avait été un dictateur sanguinaire responsable du massacre de milliers de ses compatriotes… par conséquent il ne valait pas la peine d’en parler [1].
J’ai passé cinq ans à suivre les traces de Hồ Chí Minh, à tenter de cerner sa personnalité et surtout le rôle qu’il a réellement joué dans l’Histoire. Certes, Hồ Chí Minh fut un lutteur de l‘ombre et les silences qu’imposait une vie d’errance clandestine répondent de la documentation parcellaire voire opaque. Mais davantage que celle ci, le culte de la personnalité dont il fut l’objet très tôt, est la source des frustrations de l’historien-chercheur et de la dérive des interprétations. Le culte qui porte la légende et le mythe est indispensable à la mobilisation d’une nation en lutte pour son indépendance. Cependant, en même temps, il est réducteur et déforme la réalité. En même temps qu’il isole la personne de la collectivité, il efface les contradictions qui font la richesse d’une personnalité. Il fait endosser à Hô la responsabilité de tous les actes de son parti, de la résistance anticolonialiste et du régime politique. Hô devient alors un dirigeant totalitaire.
Le Professeur J. a souligné à juste titre que le destin de Hồ Chí Minh était inscrit dans et inséparable du contexte géopolitique de l’ère impérialiste des 19e et 20e siècles. Dans le Vietnam - un État indépendant (de l’empire chinois depuis le 10e siècle) - et conquis par les Français au 19e siècle, la résistance nationale ne cessa jamais. Mais la résistance militaire fit place à deux courants ayant chacun sa stratégie : Hồ Chí Minh fut d’abord tenté par la stratégie évolutionnaire, réformiste-moderniste, mais il se rendit compte que l’État français dont la devise était « liberté, égalité, fraternité », n’abolirait jamais le régime de domination coloniale ; il choisit d’adhérer au courant révolutionnaire prônant l’action directe et violente. C’est ce but qui le conduisit pendant son séjour en France (1917-1923) à adhérer au Parti socialiste, puis au Parti communiste français en 1920. Lénine lui apparut comme le meilleur analyste du système colonial et le meilleur stratège de l’anticolonialisme. Pour lui, Lénine avait mis le doigt sur « le maillon le plus faible de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme » et, par conséquent, il était le meilleur allié des peuples en lutte pour leur indépendance.
Hồ Chí Minh cherchait à donner un sens à la lutte pour l’indépendance en même temps qu’un allié sûr, il s’en est expliqué en s’adressant au lieutenant américain Charles Fenn :
« D’abord vous devez comprendre qu’arracher l’indépendance à une puissance comme la France est une tâche formidable qu’on ne peut accomplir sans aide extérieure et pas nécessairement une aide en armes, mais sous la forme de conseils et de contacts. On ne gagne pas l’indépendance en lançant des bombes et par des actes de ce type. Ce fut l’erreur que les premiers révolutionnaires ont souvent commis. On gagne l’indépendance en s’organisant, en faisant de la propagande. On a aussi besoin d’une foi, d’un évangile, d’une analyse pratique, on peut même parler d’une bible. Le marxisme-léninisme m’a fourni cette panoplie [2] »
Hồ Chí Minh partit pour Moscou en 1923 où il entra au service de la Troisième Internationale communément désignée sous le nom de Comintern. Ce faisant, Hô adhérait à une organisation révolutionnaire qui se fixait un double objectif : libérer les classes laborieuses mais aussi les peuples opprimés par le capitalisme impérialiste. Hồ Chí Minh et avec lui le Parti communiste vietnamien, vécut sous une tension permanente entre patriotisme et internationalisme, entre lutte des classes et union nationale. Cette tension continue de traverser et de peser sur l’histoire du Vietnam qui évolue sous le régime d’un parti unique. Cette tension peut se muer en contradiction, elle éclaire l’accusation de « nationalisme petit bourgeois et opportuniste » portée contre Hô à plusieurs reprises par les « jeunes turcs » du parti. Au final, elle peut expliquer que Hô ait été écarté du pouvoir décisionnaire dans le parti à partir des années 1960.
Devenu missionnaire du Comintern, Hô en fut un militant fidèle et discipliné ; en tant que tel, il fonda le Parti communiste indochinois en 1930 et en 1941, il créa le Việt Nam Đọc Lập Đông Minh Hội, l’Alliance pour l’indépendance du Viet Nam (dit Viet Minh) Son initiative était conforme à la stratégie que le Comintern avait adoptée en 1935 dans son septième congrès international : mettre en veilleuse la lutte des classes et réaliser l’unité de toutes les forces démocratiques pour lutter contre le fascisme européen et le militarisme japonais. Le Parti communiste français fit sienne cette ligne politique en 1936, lorsqu’il soutint le Front populaire qui apparut sur la scène politique en Indochine française sous le nom de Front démocratique indochinois. En 1937, en Chine, au nom de l’union nationale contre l’invasion japonaise le dirigeant communiste Zhou Enlai fit libérer le général Chiang Kaishek pris en otage par le seigneur de guerre Chang Tsue Liang.
En réalisant le front uni de libération, Hô exalta le passé historique « grandiose » dans un long poème intitulé L’histoire de notre pays conformément au conseil que Georgi Dimitrov (président du Comintern) dispensa aux délégués communistes des pays colonisés (« approfondissez l’histoire passée de votre pays ») La fondation de la République démocratique du Vietnam en 1945 fut le fruit de cette politique d’union patriotique. La victoire (incomplète) de la résistance dirigée par le Viet Minh en 1954 permit la résurgence du front de libération nationale du Sud Vietnam et la réunification du pays en 1975.
Pendant ces trente années, Hồ Chí Minh qui ne vécut pas jusqu’à la victoire de la République démocratique du Vietnam, fut la référence emblématique et déterminante de la lutte pour la réunification de sa patrie. Il ne fut jamais considéré par ses compatriotes, même ses adversaires, comme l’agent de Moscou ni de Pékin ni comme l’instrument de ‘‘l’impérialisme communiste’’.
Cependant, l’indépendance puis la réunification n’était qu’une première étape. L’indépendance comportait un second volet : l’édification de l’État. Le 2 septembre 1945, Hô Chi Minh restaura l’indépendance et l’État du Vietnam : Đọc lập và kiến quốc.
Qui dit État dit organisation du pouvoir politique, instauration d’un régime politique. Théoriquement le Vietnam était une république démocratique. Dans la déclaration de l’indépendance, Hô se référait à la Déclaration de l‘indépendance des États Unis et à la Déclaration des droits de l’homme de la révolution française de 1789. Mais la guerre de résistance dura neuf ans 1945-1954 et créa une situation d’exception où la constitution démocratique resta lettre morte [3].
Et elle le resta pendant la période d’attente qui succéda aux accords de Genève (1954). Pendant la trêve d’environ cinq ans (1955-1960) le Nord Vietnam se prépara à la guerre de réunification lorsqu’il fut clair que la République du Vietnam (sud Vietnam) refusait le référendum prévu par les accords de Genève pour le choix du régime politique national. Cette deuxième guerre d’Indochine fut une partie intégrante de la guerre froide qui opposa le monde socialiste au monde capitaliste. Préparer la réunification n’était pas seulement militaire et étatique, celle-ci était destinée à édifier une économie et une société moderne. Lorsque Hồ Chí Minh était en Union soviétique (1923-1924 et 1934-1938), il avait été témoin de l’industrialisation et de la collectivisation agricole (Hô admirait les kolkhozes où l’égalité et la prospérité des producteurs étaient preuve de la supériorité du socialisme). Dans le deuxième séjour il admira le chemin parcouru par les jeunes qu’il avait observé dans les écoles et les camps de pionniers et qui étaient devenus l’élite soviétique. Pour Hô, sans aucun doute, l‘édification économique et culturelle soviétique était le modèle à suivre, il estimait que le développement de l’Union soviétique était vigoureux et durable et qu’il convenait parfaitement à un pays asservi et retardé par la colonisation. Soixante ans plus tard, le Cubain Fidel Castro avoua qu’il avait vécu dans la même illusion de la solidité de l’Union soviétique.
Cinquante années ont passé depuis la mort de Hồ Chí Minh. Lors de la commémoration du bicentenaire de la Révolution français de 1789, Vũ Đình Hòe qui fut ministre de la justice de 1946 à 1960, rappela que Hô insistait pour que le Vietnam réunifié devienne un démocratie socialiste où la devise « liberté, égalité, fraternité » serait appliquée. En 1989, Vũ Đình Hoè écrivait : « nous devons nous souvenir de la recommandation du président Hô et nous devons véritablement abandonner le monstre Socialisme étatique et Social féodalisme ». Ce rappel nous remet en mémoire l’entretien entre Hô et le journaliste américain Harold Isaacs en avril 1959 (in Newsweek 25.4. 1959) :
H.I : « Do you think that one-party rule is a good thing ? »
HCM : « It’s a good thing if the party is good, otherwise its’s a bad thing »
[H.I. « Pensez-vous que le règne d’un parti unique est une bonne chose ? »
H.C.M. « C’est une bonne chose si la parti est bon, sinon c’est une mauvaise chose »]
Conclusion
Le destin de Hồ Chí Minh nous interroge sur les relations entre l’individu et l’histoire. L’histoire de Hô s’est confondue avec celle de sa nation, en consacrant toute son existence à l’indépendance de sa patrie, Hô a fait l’histoire mais il ne savait comment cette histoire évoluerait.
En effet, sa personne ne peut pas être dissociée de l’histoire de la Troisième Internationale et du Parti communiste vietnamien, ni de la Seconde guerre mondiale ni de la Guerre froide.
Trois faits illustrent les relations dialectiques entre l’individu Hô et la collectivité : la nation mais également le Parti communiste vietnamien et ceux de la mouvance socialiste (les partis soviétique et chinois) :
1. la réforme agraire de 1953.
2. le non respect de son testament
3. la controverse sur ses femmes
* Pour Hô la réforme agraire (le partage des terres et leur redistribution) était un enjeu crucial de la révolution vietnamienne, mais il refusait son application à la manière chinoise, sous la direction des conseillers chinois, et tant que le pays n’était pas réunifié. Il s’inclina devant la majorité et sous la pression chinoise. « j’y étais opposé mais je me suis incliné devant la majorité » [4] Cela lui valut d’être tenu pour responsable des « erreurs » de la réforme, officiellement reconnues et corrigées en 1956.
** Dans son testament Hô avait demandé la crémation et le dépôt de ses cendres aux quatre coins du pays pour que la population puisse s’y rendre en pèlerinage. Le bureau politique ignora ses dernières volontés et préféra « la vertu sociale du cadavre » (M. Barrès) en faisant embaumer le corps et en le faisant reposer dans un mausolée de marbre. Le Testament fut manipulé trois fois pour justifier cette décision.
*** L’historiographie officielle nie la réalité de ses épouses ou compagnes qui est pourtant attestée, notamment par une enquête de l’académie des sciences de la province du Guanxi (Chine du sud).
Lorsqu’ Hô Chi Minh rejoignit Moscou et se mit au service du Comintern, il lia son sort à celui du socialisme soviétique. Il assuma son engagement dans une organisation révolutionnaire qui prônait la violence mais, autant qu’il le put, il préféra la négociation et le compromis à la confrontation.
Nul n’a mieux jugé Hồ Chí Minh que Liu Shaoqi [Liu Zhaoqi] (président de la République populaire de Chine, considéré comme le dauphin de Mao Zedong jusqu’à ce qu’il fut « purgé » en 1968). En 1963 Liu Zhaoqi porta une accusation contre Hô qui, dans l’univers stalino-maoiste, valait condamnation :
« Hô ne s’est pas encore décidé (à prendre parti contre l’Union soviétique). Il a toujours été un droitiste. Lorsque nous appliquâmes la réforme agraire, il résista. Il n’a pas voulu présider le Parti des travailleurs [nom officiel du Parti communiste à cette période] et préfère rester en dehors du parti, son désir est d’être un dirigeant non partisan. Plus tard lorsque Moscou fut informé, Staline l’a fortement sermonné. Ce ne fut qu’à ce moment là que Hô se décida à lancer la réforme agraire. Lorsque la guerre prit fin, il ne put se décider à choisir d’instaurer soit un régime capitaliste soit un régime socialiste. Ce fut nous qui décidâmes pour lui [5] »
Pierre Brocheux