Vous avez bien moins de morts liés au Covid-19 en Allemagne qu’en France, comment expliquez-vous cela ?
Nous en savons encore relativement peu sur ce nouveau virus et sur la dynamique de la pandémie Covid-19. Les comparaisons entre pays sont difficiles car les pratiques de test dans les pays sont très différentes. Le mode de signalement du Covid-19 peut varier d’un pays à l’autre de même que la prise en compte des causes de décès. Une explication hypothétique du nombre apparemment plus faible de décès liés au Covid-19 en Allemagne pourrait être que, dans la phase initiale de la pandémie ce serait les jeunes qui auraient été plus durement touchés qu’en France. De nombreux cas se sont produits lors de vacances au ski d’Allemands en Autriche. Ainsi, les personnes âgées pourraient être de plus en plus touchées à un stade ultérieur de la pandémie et le taux de mortalité pourrait de ce fait augmenter. Par ailleurs, le taux de mortalité dépend beaucoup de la situation dans les hôpitaux et dans les maisons pour personnes âgées, de la capacité d’accueil en soins intensifs, et de l’approvisionnement en équipements, respirateurs, masques et vêtements de protection pour les médecins et infirmières, soignants travaillant dans ces établissements. Lorsque les groupes à haut risque comme les personnes âgées et les personnes atteintes de maladies chroniques ne sont pas protégés le taux de mortalité peut augmenter rapidement. Il en va de même si les hôpitaux sont surchargés ou mal équipés. Il semble que l’Allemagne ait heureusement pu éviter jusqu’à présent une surcharge des hôpitaux ce qui n’est pas le cas dans la région Grand-Est en France.
La capacité de l’Allemagne à réorienter rapidement son industrie a-t-elle joué un rôle dans la gestion de la crise ? Comment expliquez-vous que l’Allemagne ait réussi à préserver un tissu industriel ?
Y a-t-il eu une réorientation de l’industrie en Allemagne durant la crise ? Les média ont rapporté que dernièrement certaines entreprises ont commencé à produire des masques de protection au lieu de t-shirts, d’éthanol pour la désinfection au lieu de l’alcool. Cependant, nous ne devons pas surestimer cette reconversion de l’industrie. Le gouvernement allemand a plutôt adopté une position très libérale et n’est pas intervenu dans les plans de production privés. Bien sûr, le gouvernement a recherché des fabricants de masques et de vêtements de protection lorsqu’il est devenu évident qu’il n’y avait pas suffisamment de matériel, y compris pour les employés des hôpitaux mais il n’a pas forcé les entreprises privées à réorienter leur production, ce qu’il aurait dû faire à mon avis. Il en résulte que nous manquons toujours de masques de protection pour l’ensemble de la population. Le gouvernement a d’abord annoncé que les masques de protection ne sont pas très utiles, probablement parce qu’il voulait garder tous les masques disponibles pour les hôpitaux, la police, etc. Maintenant, le gouvernement modifie son discours. Désormais, nous sommes obligés d’utiliser des masques dans les supermarchés et dans les transports publics, même si nous n’avons que des masques provisoires.
« Depuis plusieurs années, les différents gouvernements allemands ont imposé une politique néolibéral dans le domaine de la santé public comme dand ‘autres domaines »
Certes, l’Allemagne a réussi à conserver un meilleur tissu industriel que la France. Toutefois, il faut garder à l’esprit que l’appareil productif de l’Allemagne était plus important et plus intégré que celui de la France avant même le début du processus de mondialisation néolibérale et de financiarisation de l’économie à la fin des années 1970. L’Allemagne avait et a encore un poids spécifique dans le domaine de l’industrie des machines, qui s’est développé durant cent cinquante ans. La gauche française s’est interrogé dans les années 1970 sur la manière dont la France pourrait devenir moins dépendante de l’Allemagne et des États-Unis en matière d’équipements industriels. Le gouvernement allemand a pu imposer un chantage au gouvernement français de gauche, sous Mitterrand au début des années 1980, en raison des déficits commerciaux de la France, dus en partie à la faiblesse de l’appareil productif français. L’économie allemande recouvre un domaine plus étendu d’entreprises moyennes . L’État français, lui, s’est depuis longtemps concentré sur la promotion de « champions nationaux » pour autant que je sache.
Par ailleurs, la structure et les stratégies des mouvements ouvriers nationaux jouent probablement aussi un rôle. En Allemagne, nous avons des organisations syndicales unitaires dominées par une orientation réformiste, sociale-démocrate. Les syndicats ont toujours été enclins à faire des compromis avec les capitalistes afin de conserver les emplois ouvriers. La majorité du mouvement ouvrier a accepté la compétitivité de l’industrie allemande sur le marché mondial comme condition préalable à tout progrès. Au cours des dernières décennies, les syndicats ont fait de nombreuses concessions afin de conserver des emplois en Allemagne. Ceci dit, même l’appareil productif allemand a été touché par l’internationalisation de la production et la recherche à travers le monde de profits plus élevés. Nous dépendons presque totalement de masques de protection fabriqués en Chine et en Inde, par exemple. Il en va de même pour les médicaments clés. Même avant la pandémie de Covid-19, il y avait une pénurie d’importants produits pharmaceutiques en Allemagne. À présent, même certains politiciens conservateurs commencent à réaliser à quel point la fourniture sécurisée de biens de base peut être importante. Néanmoins, ce changement d’esprit est limité. La gauche lutte pour des investissements publics plus importants dans les infrastructures sociales et pour une reconversion industrielle basée sur les besoins des populations et les nécessités écologiques. Nous devons réorienter notre appareil productif loin des productions inutiles et nocives, loin des armes et des voitures de luxe notamment. L’économie allemande est devenue de plus en plus dépendante de l’industrie automobile ces dernières années, ce qui n’est pas sans poser un véritable problème d’un point de vue social et écologique.
Il existe deux systèmes de santé en Allemagne (public et privé) ; quelles conséquences cela a-t-il eu pour les patients ?
Depuis plusieurs années, les différents gouvernements allemands ont imposé une politique néolibérale dans le domaine de la santé publique comme dans d’autres domaines. En l’an 2000, le gouvernement formé par les sociaux-démocrates et le parti vert a fondamentalement modifié le financement des hôpitaux et introduit un financement lié au diagnostic (DRG). Depuis cette date, les hôpitaux reçoivent une somme forfaitaire pour chaque patient en fonction du diagnostic. Ce système de financement ne couvre pas les dépenses nécessaires des hôpitaux et a créé une pression permanente pour réduire les coûts. Cela a conduit à un grave déficit d’infirmières, par exemple, et les infirmières restantes sont sous-payées et surchargées de travail. Afin de couvrir leurs coûts, les hôpitaux sont contraints de traiter un nombre plus élevé de patients et de les renvoyer chez eux plus tôt. Alors qu’en 1991, le séjour moyen des patients à l’hôpital était de 14 jours, ce dernier est passé à 7 jours en moyenne aujourd’hui. Le gouvernement central a également transféré de nombreuses responsabilités sociales aux gouvernements locaux sans augmenter suffisamment le financement des municipalités. De nombreuses municipalités manquent d’argent depuis de nombreuses années. C’est pourquoi nombre d’entre elles ont privatisé leurs hôpitaux au cours des dernières décennies. La part des cliniques privés dans le nombre total d’hôpitaux est passée de 14,8% en 1991 à 37,1% en 2017. Mais ce n’est pas tout : la plupart des hôpitaux publics aujourd’hui est organisé sous forme de droit privé. En raison de ces logiques, le nombre total d’hôpitaux est alors passé de 2 411 en 1991 à 1 942 en 2017. Le nombre de lits disponibles dans les hôpitaux pour 100 000 habitants a encore diminué pour passer de 832 à 602. Il y a à peine un an, même la Fondation Bertelsmann, l’un des groupes de réflexion néolibéraux parmi les plus influents en Allemagne, nous a annoncé que nous aurions encore trop d’hôpitaux dans notre pays et il proposait d’en fermer à nouveau 800.
« La part des cliniques privés dans le nombre total d’hôpitaux est passée de 14,8% en 1991 à 37,1% en 2017. »
Par ailleurs, pour ce qui est de l’assurance maladie, nous avons en effet deux systèmes. Les salariés ordinaires dont le salaire brut est inférieur à 4 687, 50 euros par mois doivent adhérer à une assurance maladie publique obligatoire. Les personnes à revenu plus élevé et les travailleurs indépendants (la petite bourgeoisie et la bourgeoisie) peuvent adhérer à une assurance maladie privée ou payer eux-mêmes un médecin ou un séjour à l’hôpital. Comme les personnes bénéficiant d’une assurance maladie privée bénéficient souvent d’un traitement préférentiel, nous parlons d’une médecine de classe. Comme dans d’autres pays, la santé est un problème de classe en Allemagne. La classe ouvrière souffre davantage que les autres classes sociales des mauvaises conditions de vie et de travail. Les pauvres ont une espérance de vie beaucoup plus faible que les riches. Nous n’avons pas encore de données, mais je suppose que le nombre de morts de Covid-19 sera également plus élevé parmi le prolétariat.
Comment le gouvernement allemand a-t-il géré la crise ?
Le gouvernement allemand avait dès 2012 développé un plan pour faire face à une éventuelle pandémie mais il ne l’a pas respecté et ne s’est pas vraiment préparé à cette crise. C’est pourquoi nous manquons maintenant de masques de protection, de vêtements de protection, de respirateurs, de produits pharmaceutiques de base, etc. Comme dans d’autres pays européens et aux États-Unis, le gouvernement allemand a hésité à réagir. Les autorités chinoises ont informé l’Organisation mondiale de la santé de la nouvelle maladie pulmonaire le 31 décembre 2019. Le même jour, les autorités de Taïwan ont commencé à prendre la température de toutes les personnes venant de Chine continentale. Pendant ce temps là, aucune mesure n’a été prise en Allemagne. Le 23 janvier, les autorités chinoises ont commencé l’isolement à Wuhan. À ce moment-là, 17 décès avaient été signalés en Chine. Rien ne s’est passé en Allemagne. Le 22 février, le verrouillage commença en Italie. Rien ne se passait en Allemagne. Ce n’est que lorsque le nombre d’infections signalées a commencé à augmenter en Allemagne, le 27 février, que le gouvernement a créé un groupe de travail sur le Covid-19 envisageant des mesures de confinement. Il a encore fallu plus d’une semaine pour que le gouvernement recommande, le 8 mars, de renoncer aux événements publics réunissant plus de mille participants. Ce n’est qu’à la mi-mars que le gouvernement central et les gouvernements régionaux ont pris des mesures globales comme la fermeture de magasins, d’écoles et de crèches. Toutefois, contrairement à l’Italie et à l’Espagne, le gouvernement allemand n’a pas décrété un blocage, même partiel, de la production industrielle. Les travailleurs sont tenus de s’abstenir de presque tous les contacts sociaux pendant leur temps libre, mais de continuer à s’exposer au risque d’infection pendant leur temps de travail. Cela révèle que l’État capitaliste en Allemagne comme dans d’autres pays est pris dans une contradiction : d’une part, il doit prendre des mesures afin de contenir la pandémie et de sécuriser les conditions générales de la production, en particulier pour ce qui concerne la santé des travailleurs. Mais d’autre part, il hésite à appliquer des mesures appropriées, tout cela pour assurer la continuité de la production et la valorisation du capital. La stratégie du gouvernement allemand ne semble pas être d’arrêter la pandémie, mais de la ralentir et d’utiliser au maximum les hôpitaux afin d’éviter une rupture de la production. Il hésite à appliquer des mesures appropriées afin de permettre la continuité de la production et la valorisation du capital. L’Allemagne est mieux lotie que les autres pays car elle occupe une position au sommet de la division hiérarchique internationale du travail. Cela a permis au gouvernement allemand de mobiliser jusqu’à présent des programmes d’aide économique aux entreprises (principalement des crédits et des garanties) avec un volume d’environ 7% du PIB. C’est beaucoup plus qu’en Italie, par exemple. Cependant, cela ne fera que retarder et atténuer la vague de faillites à venir mais ne l’évitera pas.
« Le nombre de lits disponibles dans les hôpitaux pour 100 000 habitants a encore diminué de 832 à 602 »
La pandémie de Covid-19 frappe la société allemande comme les autres sociétés après 40 ans de « réformes » néolibérales. L’inégalité sociale a beaucoup augmenté. L’Allemagne possède l’un des plus grands secteurs d’emploi à bas salaires en Europe. Les travailleurs à temps partiel et à contrat temporaire précaires sont les plus vulnérables face à la crise actuelle, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Les politiques néolibérales ont partiellement détruit notre système de santé. Il nous manque plus de cent mille infirmières. Des centaines de postes de travail dans les autorités locales de santé publique ont disparu au cours des dernières années. De ce fait l’État allemand n’est pas en mesure de tester rapidement et complètement la population pour le Covid-19.
Connaît-on le nombre réel de décès en Allemagne dus à Covid-19 puisqu’il n’y a pas de test post mortem ?
Oui, vous avez raison. Nous ne connaissons pas le nombre de cas de décès non signalés. Comme je l’ai déjà dit, les pratiques de test sont différentes d’un pays à l’autre et changent avec le temps, ce qui rend les comparaisons entre pays difficiles. Par exemple, le Robert-Koch-Institut qui est la principale institution médicale nationale chargée de surveiller et d’endiguer la pandémie, a d’abord déclaré que les examens post mortem ne seraient pas nécessaires. Le Robert-Koch-Institut a même recommandé de ne pas faire d’examens post mortem car ils pourraient conduire à des infections du personnel médical. Ce n’est que récemment que les responsables ont changé d’avis. Désormais, ils recommandent de faire des examens post-mortem afin d’en savoir plus sur la façon dont le virus affecte le corps humain.
D’après ce que je comprends, la gauche allemande dénonce une situation des hôpitaux sur le point de s’effondrer suite à cette crise sanitaire ?
Avant cette crise sanitaire le système hospitalier était sur le point de s’effondrer en raison du grave manque de personnel. L’une des luttes les plus importantes de ces dernières années en Allemagne a été et reste encore la lutte pour plus de personnel et pour une meilleure rémunération des infirmières dans les hôpitaux. Par le passé, on ne pouvait pas dire que le personnel des hôpitaux était connu pour ses grèves. En revanche, le moins que l’on puisse dire est qu’au cours des dernières années, les travailleurs des hôpitaux ont appris à faire grève. Dans le plus grand hôpital de Berlin par exemple, les infirmières ont réussi à obtenir une convention collective définissant un nombre minimum d’infirmières dans chaque service. Cette lutte a lancé une dynamique à l’échelle nationale et a déclenché une série de luttes dans de nombreux hôpitaux.
« Comme dans d’autres pays la santé est un prolème de classe en Allemagne. Les pauvres ont une espérance de vie beaucoup plus faible que les riches. »
Le gouvernement allemand suit un chemin à risques concernant la pandémie de Covid-19. Tout d’abord, il a retardé les mesures visant à contenir la pandémie. Ensuite, il n’a pris que des demi-mesures concernant la crise, timides mesures qu’il est déjà en train d’assouplir. Il est vrai que jusqu’à présent, une surcharge des unités de soins intensifs a été largement évitée. Néanmoins, si une nouvelle augmentation des infections apparaissait, nous pourrions aussi expérimenter en Allemagne ce que nous avons vu en France et en Italie : les pratiques de « triage » des temps de guerre, ce qui nous exposerait à un carnage qui pourrait être évité avec d’autres conditions sociales.
« La stratégie du gouvernement allemand ne semble pas etre d’arrêter la pandémie, mais de la ralentir et d’utiliser au maximum les hôpitaux afin d’éviter une rupture de la production. »
La pandémie de Covid-19 ne cesse de révéler les faiblesses du système de santé allemand et les conséquences mortelles des politiques néolibérales. Ce qui est positif, c’est que nous avons peut-être la possibilité de changer fondamentalement le système. Nous devons lutter pour l’abolition du système lié au diagnostic (DRG) et pour une toute nouvelle structure de financement des hôpitaux et du système de santé public, pour la nationalisation des hôpitaux privés, pour plus d’infirmières et pour leur meilleure rémunération ainsi que celle des autres personnels en charges des soins. Enfin, nous devons replacer ces luttes dans le cadre plus large de la lutte pour la transformation éco-socialiste de la société. Ceci dit, nous ne réussirons pas à mener cette lutte si nous laissons aux capitalistes et aux gouvernements la possibilité de mettre en concurrence les travailleurs de différentes nations. Nous avons également besoin d’une perspective internationaliste.
Cause Commune
Thomas Sablowski
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