Cela fait deux ans – depuis qu’ils ont acheté un logement à Saigon [Hô Chi Minh-Ville] – que To Chau, 34 ans, qui travaille dans le secteur des médias, et son mari envisagent d’avoir un enfant, mais elle ne se sent toujours pas prête “sur le plan psychologique notamment”.
Les nouvelles mesures gouvernementales publiées le mois dernier, dont l’objectif est d’inverser la baisse du taux de fertilité en encourageant les jeunes Vietnamiens à se marier vers 30 ans et à commencer à fonder une famille vers 35 ans, n’ont pas réussi à la faire changer d’avis.
“Avec cette politique, il semblerait que l’accent soit mis sur l’aide plus que sur les sanctions. Ce n’est pas comme si on était pénalisés si on n’avait pas le nombre d’enfants voulus,” explique-t-elle.
Moins de bébés dans les zones urbaines
Le Vietnam, qui compte 96 millions d’habitants, a mis en place ces mesures pour faire face à la baisse du taux de fertilité et éviter les problèmes liés au vieillissement de sa population.
Selon la Banque mondiale, suite aux réformes dites du Doi Moi introduisant l’économie de marché dans les années 1980, le taux de natalité du pays a chuté de 4 enfants par femme en 1986 à 2,09 aujourd’hui, soit juste en dessous des 2,1 nécessaires pour maintenir la population à son niveau sans recourir à l’immigration.
D’après le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap), cette chute aurait été favorisée par la politique lancée par le gouvernement au début des années 1960, qui encourageait les couples à ne pas avoir plus de deux enfants.
À l’heure actuelle, le taux de natalité varie considérablement d’une région à l’autre. Dans les zones urbaines, le taux est de 1,83 enfant par femme, alors que dans les zones rurales, il est de 2,26. Hô Chi Minh-Ville [Saigon], la plus grande ville et le poumon économique du Vietnam, affiche un taux de seulement 1,39, le plus bas du pays.
L’éducation est l’un des éléments qui entre en jeu : les diplômées de l’université ont en moyenne 1,85 enfant chacune, contre 2,59 pour les femmes qui n’ont pas suivi de scolarité complète, selon le recensement de la population et du logement de 2019.
Subventions pour les couples et les mères
Les mesures prises dernièrement visent à ajuster les taux de fécondité au niveau local, en faisant baisser le taux de natalité dans les zones à forte fécondité et en le stimulant dans celles à faible fécondité.
Les administrations locales ont reçu pour mission de mettre en place des dispositifs incitatifs, des campagnes de communication médiatique et des programmes éducatifs pour y parvenir d’ici à 2030.
Il leur est notamment demandé d’apporter rapidement leur soutien aux couples avec deux enfants via des aides financières pour l’achat ou la location d’un logement, ou pour l’éducation, ainsi qu’un accès prioritaire aux écoles publiques.
Par ailleurs, les femmes ayant deux enfants peuvent prétendre à une réduction de leur impôt sur le revenu ainsi qu’à une aide financière au moment de leur retour au travail après un congé maternité, entre autres avantages.
Le Premier ministre, Nguyen Xuan Phuc, a également demandé aux pouvoirs publics locaux de créer des clubs de rencontres pour encourager les jeunes à se rencontrer et à se marier avant de passer le cap des 30 ans.
Un pays vieux avant d’être riche ?
Trinh Nguyen, économiste en chef chargée de l’Asie chez Natixis (banque d’affaires et d’investissement française), explique que le Vietnam assiste à un ralentissement de la croissance de sa population adulte en âge de travailler, même si le phénomène est moins prononcé que dans d’autres pays asiatiques comme le Japon, la Corée du Sud ou Singapour.
L’économie vietnamienne, qui a maintenu un taux de croissance annuel de plus de 6 % ces dernières années, est encore considérée comme un marché pré-émergent (“marché frontière”) plutôt qu’un marché émergent.
“En matière de PIB par habitant, le Vietnam est toujours nettement à la traîne par rapport à des pays comme la Malaisie et va devoir poursuivre sa croissance encore longtemps avant de rattraper son retard”, dit-elle.
“Par conséquent, le gouvernement vietnamien essaie de regarder à un horizon de trente ans en se préparant à un Vietnam grisonnant. Il craint que le vieillissement de la population n’intervienne avant que le pays ne soit sorti de la pauvreté.”
Une croissance démographique stable contribuerait à attirer les investissements directs étrangers nécessaires à une croissance économique soutenue, selon Naomi Kitahara, la représentante au Vietnam du Fnuap.
Et la carrière des femmes ?
Nguyen Quang Cuong, un habitant de la capitale, Hanoi, père d’une fillette de 8 ans, approuve l’initiative gouvernementale. Ses propres parents avaient 42 ans à sa naissance. Selon lui, c’est ce qui explique les problèmes de santé congénitaux, notamment une malformation oculaire, dont il souffre.
“Mes amis et moi, nous nous sommes mariés et avons eu deux enfants avant 35 ans. Je pense que c’est la meilleure période pour élever de jeunes enfants et améliorer sa situation financière pour le bien de sa famille”, explique ce commerçant âgé de 33 ans.
Une autre habitante de Hanoi, Nguyen Quynh Anh, 26 ans, comptable dans une entreprise automobile, a épousé l’an dernier son amoureux du lycée après sept ans de fréquentation.
“Se marier tôt permet aux jeunes d’accumuler les compétences nécessaires pour construire une famille. On apprend à se discipliner davantage et à centrer son univers autour de la famille, manière de mieux se responsabiliser”, souligne-t-elle tandis qu’elle met à la sieste son bébé de 7 mois.
Ngo Le Phuong Linh, la directrice du Centre ICS, un groupe de défense des droits au Vietnam, s’inquiète de l’effet sur la carrière des femmes de la politique nataliste du gouvernement.
“La période entre 25 et 30 ans est celle où l’on peut envisager de développer sa carrière. Si un homme a des enfants vers cet âge, cela n’aura pas autant d’incidence sur sa vie que pour une femme”, fait-elle remarquer.
Selon les experts, l’une des raisons de la baisse de la fécondité en Asie est l’absence d’égalité des sexes dans les ménages en général, les femmes étant censées s’occuper du foyer tout en travaillant tandis que les hommes peuvent se concentrer sur leur vie professionnelle.
Laissez-nous décider !
Au Vietnam, où le PIB par habitant est passé de 5,1 % en 1990 à environ 7,02 % l’an dernier, les gens sont également soucieux de garantir à leurs enfants une bonne qualité de vie plutôt que d’assurer uniquement leurs besoins de base comme l’ont fait les générations précédentes, explique le docteur Le Hoang, directeur du centre de fécondation in vitro de l’hôpital Tam Anh, à Hanoi, dans un rapport publié en 2019 par l’Economist Intelligence Unit.
Selon des militants, la politique du gouvernement serait le reflet des discriminations dont font sans cesse l’objet deux groupes : les couples non mariés et les membres de la communauté LGBT.
Dang Huong Giang, une étudiante de Hanoi, âgée de 22 ans, qui dirige également de l’Organisation vietnamienne pour l’égalité des sexes, dirigée par des jeunes, n’est pas entièrement satisfaite de ces mesures.
“C’est une politique en faveur de l’enfantement, selon laquelle les femmes sont censées continuer à procréer dans le but d’accumuler du capital. Leur corps ne leur appartient plus, mais devient la propriété de la communauté,” souligne-t-elle.
Elle espère néanmoins que l’initiative amènera les autorités locales à améliorer les allocations de maternité à la fois pour les hommes et les femmes, et à faire progresser la manière dont les entreprises traitent les mères en activité.
To Chau explique qu’elle sera très heureuse de bénéficier des avantages proposés si son mari et elle y ont droit. Mais ce ne sera pas un facteur déterminant dans sa décision.
“Pour l’instant, mon mari veut un seul enfant parce qu’il est lui-même fils unique, mais moi j’en veux deux parce qu’ils seront un meilleur soutien pour nous deux, surtout durant nos vieux jours, mais on n’a pas besoin que le gouvernement ou les médias nous le disent !”
Sen Nguyen
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