Sommaire
Avant-propos. par Yves Dachy.
I. - LA THEORIE DE LA VALEUR ET DE LA PLUS VALUE
1. Le surproduit social.
2. Marchandises, valeur d’usage, valeur d’échange.
3. La théorie marxiste de l’aliénation.
4. La loi de la valeur-travail se dégage d’une économie
fondée sur la comptabilité en heures de travail.
5. Détermination de la valeur d’échange des marchandises.
6. Qu’est-ce que le travail socialement nécessaire ?
7. Origine en nature de la plus-value.
8. Validité de la théorie de la valeur-travail.
II. - LE CAPITAL ET LE CAPITALISME
Initiation à la théorie économique marxiste II : Le capital et le capitalisme
1. Le capital dans la société précapitaliste
2. Les origines du mode de production capitaliste.
3. Origine et définition du prolétariat moderne.
4. Le mécanisme fondamental de l’économie capitaliste.
5. L’accroissement de la composition organique du capital.
6. La concurrence conduit à la concentration et aux monopoles.
7. La chute tendancielle du taux moyen de profit.
8. La contradiction fondamentale du régime capitaliste
et les crises périodiques de surproduction.
III. - LE NEO-CAPITALISME
Initiation à la théorie économique marxiste III. Le néo-capitalisme
1. Origines du néo-capitalisme.
2. Une révolution technologique permanente.
3. L’importance des dépenses d’armement.
4. Comment les crises sont « amorties » en récessions.
5. La tendance à l’inflation permanente.
6. La « programmation économique ».
7. La garantie étatique du profit.
Avant-propos
Ce texte est la transcription de trois cours donnés par Ernest Mandel pendant un stage de formation organisé à Paris par le Parti Socialiste Unifié en 1963 (le PSU se dissoudra en novembre 1989). Cet exposé a circulé sous diverses formes à cause de son caractère synthétique et de sa clarté. Il a donné un argumentaire pour de nombreuses réunions de formation militante. N’en déplaise aux croquemorts qui annoncent tous les jours « la mort du marxisme », ce texte est au contraire d’une pertinente réalité, malgré l’usure des mots. Il suffit, en effet, de remplacer un terme désuet par son correspondant actuel – ouvrier par salarié par exemple – pour rendre à cet exposé d’Ernest Mandel toute sa brûlante actualité. Proposé presque vingt ans avant la fin de l’URSS, cet exposé n’a guère vieilli après cet événement, et – d’une certaine façon – en prévoit l’échéance. Il apporte aussi un éclairage sur l’économie actuelle issue de « l’affrontement Est-ouest » et des ravages de la Guerre Froide. Si la Guerre Froide dans son acception première a cessé avec l’implosion des Etats dits « socialistes », elle se poursuit maintenant à l’échelle de la planète entre une bourgeoisie apeurée de plus en plus minoritaire et les peuples aspirant à leur libération .
En transcrivant ces conférences, nous sommes restés au plus près du discours d’Ernest Mandel, avec sa dimension spontanée et, parfois, ses approximations. Nous avons supprimé des répétitions et clarifié des remarques d’époque susceptibles de s’obscurcir avec le temps. Un « compte-rendu » de ces conférences d’Ernest Mandel avait été publié en 1964 dans Les Cahiers du Centre d’Etudes Socialistes (CCES, éditeur François Maspero).
Après un bref passage par le mouvement sioniste de gauche Hachomer Hatzaïr, Ernest Mandel (1923-1995) rejoint à l’âge de 16 ans la section belge de la Quatrième Internationale en 1939. Les positions marxistes d’Abraham Léon (auteur de La Question juive, souvent réédité sous le titre La conception matérialiste de la question juive) l’influencent fortement et contribuent à le rapprocher du marxisme militant et de la Quatrième Internationale, en rupture avec le réformisme et le stalinisme. A l’âge de 19 ans, il devient membre de son organisation belge clandestine. En 1944, il participe à la Conférence européenne clandestine de la Quatrième Internationale. Arrêté peu après, il est déporté dans un camp nazi et survit jusque sa libération.
Après la guerre, il participe à la direction de la Quatrième Internationale et montre des qualités de théoricien et d’organisateur.
En Belgique où il réside, il devient l’un des conseillers du syndicat FGTB et se lie à son principal dirigeant André Renard. Il met sur pied l’hebdomadaire La Gauche, avec des membres du Parti socialiste belge de l’époque. En 1963, Mandel participe à la constitution du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, courant international dont la LCR française est l’une des sections. La même année, il est exclu du Parti socialiste belge avec d’autres « radicaux ». Ernest Mandel participe alors à la création du Parti des travailleurs et à l’Union de la Gauche socialiste en Belgique. En 1971, il contribue à la constitution de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), section belge de la Quatrième Internationale.
Ernest Mandel a montré de remarquables qualités de pédagogue, participé à des stages, conférences, colloques, congrès, dans de nombreux pays, et produit une abondante littérature marxiste. Il enseignait à l’Université catholique de Louvain. Economiste, sa principale contribution est son Traité d’économie marxiste, paru en 2 volumes en 1962, où il actualise de nombreux sujets de l’économie marxiste, contribuant à combler le vide existant depuis la mort de Karl Marx, tout en leur donnant une forme accessible à tous les militants (les chapitres sont indépendants). On peut considérer que le texte ci-dessous est un résumé des thèses de son Traité, et en présente à grands traits les principaux chapitres.
Militant actif et déterminé, mais aussi homme modeste et dévoué, Ernest Mandel meurt d’une crise cardiaque le 20 juillet 1995 à Bruxelles, à l’âge de 72 ans.
Yves Dachy, le 2 janvier 2006.
I. LA THEORIE DE LA VALEUR ET DE LA PLUS-VALUE
Tous les progrès de la civilisation sont déterminés en dernière analyse par l’accroissement de la productivité du travail. Aussi longtemps que la production d’un groupe d’hommes suffit à peine pour maintenir en vie les producteurs, aussi longtemps qu’il n’y a point de surplus au-delà de ce produit nécessaire, il n’y a pas de possibilités de division du travail, d’apparition d’artisans, d’artistes ou de savants. Il n’y a donc, à fortiori, aucune possibilité de développement de techniques qui exigent de pareilles spécialisations.
1. Le surproduit social
Aussi longtemps que la productivité du travail est tellement basse que le travail d’un homme ne suffit qu’à son propre entretient, il n’y a pas de division sociale, il n’y a pas non plus de différenciation à l’intérieur de la société. Tous les hommes sont alors producteurs ; ils se trouvent tous au même niveau de dénuement.
Tout accroissement de la productivité du travail, au-delà de ce niveau le plus bas, crée la possibilité d’un petit surplus, et dès qu’il y surplus de produits, dès que deux bras produisent davantage que n’exige leur propre entretient, la possibilité de la lutte pour la répartition de ce surplus peut apparaître.
A partir de ce moment, l’ensemble du travail d’une collectivité ne constitue plus nécessairement du travail destiné exclusivement à l’entretien des producteurs. Une partie de ce travail peut-être destinée à libérer une autre partie de la société de la nécessité de travailler pour son entretien propre.
Lorsque cette possibilité se réalise, une partie de la société peut se constituer en classe dominante, se caractérisant notamment par le fait qu’elle est émancipée de la nécessité de travailler pour son propre entretien.
Le travail des producteurs se décompose dès lors en deux parties. Une partie de ce travail continue de s’effectuer pour l’entretient propre des producteurs ; nous l’appelons le travail nécessaire. Une autre partie de ce travail sert à l’entretien de la classe dominante ; nous l’appelons le surtravail.
• Prenons un exemple tout à fait clair : l’esclavage des plantations dans certaines régions et à certaines époques de l’Empire romain, ou encore, à partir du XVIIe siècle, dans les Indes occidentales ou les Iles portugaises africaines. En général, dans toutes les régions tropicales, le maître n’avance même pas la nourriture à l’esclave. Celui-ci doit la produire lui-même, le dimanche, en travaillant sur un petit bout de terre dont les produits sont réservés à sa nourriture. Six jours par semaine, l’esclave travaille dans la plantation ; c’est du surtravail dont les produits ne lui reviennent pas, qui crée donc un surproduit social qu’il abandonne dès qu’il est produit, lequel appartient exclusivement aux maîtres d’esclaves.
La semaine de travail, qui est ici de sept jours, se décompose donc en deux parties. Le travail d’un jour constitue du travail nécessaire, du travail pendant lequel l’esclave crée les produits pour son propre entretien, pour se maintenir en vie, lui et sa famille ; le travail de six jours par semaine constitue du surtravail, du travail dont les produits reviennent exclusivement aux maîtres, servent à les entretenir et aussi à les enrichir.
Un autre exemple, c’est celui des grands domaines du Haut Moyen-âge. Les terres de ces domaines sont divisées en trois parties :
1° les communaux, c’est la terre qui reste propriété collective, c’est-à-dire les bois, les prairies, les marécages, etc. ;
2° les terres sur lesquelles le cerf travaille pour l’entretien de sa famille et son propre entretien ;
3° et finalement la terre sur laquelle le serf travaille pour entretenir le seigneur féodal. En général, la semaine de travail est ici de 6 jours, et non plus de 7 jours. Elle se divise en deux parties égales :
– trois jours par semaine, le serf travaille sur la terre dont les produits lui reviennent ;
– trois jours encore il travaille la terre du seigneur féodal, sans rémunération aucune. C’est alors qu’il fournit du travail gratuit pour la classe dominante.
Nous pouvons définir les produits de ces deux sortes de travaux par des termes différents. Pendant que le producteur effectue le travail nécessaire, il produit le produit nécessaire, et pendant qu’il effectue du surtravail, il produit un surproduit social.
Le surproduit social, c’est la partie de la production sociale que s’approprie la classe dominante, sous quelque forme que ce soit, que ce soit sous la forme de produits naturels, que ce soit sous la forme de marchandises destinées à être vendues, ou que ce soit sous la forme d’argent.
• La plus-value n’est donc que la forme monétaire du surproduit social. Lorsque c’est exclusivement sous forme d’argent que la classe dominante s’approprie la partie de la production d’une société, appelée plus haut « surproduit », on ne parle plus alors de surproduit, mais on appelle cette partie « plus-value ».
Ceci n’est d’ailleurs qu’une première approche de la définition de la plus-value que nous reverrons par la suite.
Quelle est l’origine du surproduit social ? Le surproduit social se présente comme le produit de l’appropriation gratuite – donc l’appropriation sans contrepartie en valeur – d’une partie de la production de la classe productive par la classe dominante. Lorsque l’esclave travaille deux jours par semaine sur la plantation du maître d’esclaves, et que tout le produit de ce travail est accaparé par ce propriétaire, l’origine de ce surproduit social c’est le travail gratuit, le travail non rémunéré, fourni par l’esclave au maître d’esclaves. Lorsque le serf travaille trois jours par semaine sur la terre du seigneur, l’origine de ce revenu, de ce surproduit social, c’est encore du travail non rémunéré, du travail gratuit fourni par le serf.
Nous verrons par la suite que l’origine de la plus-value capitaliste, c’est-à-dire du revenu de la classe bourgeoise en société capitaliste, est exactement le même : c’est du travail non rémunéré, du travail gratuit, du travail fourni sans contre-valeur par le prolétaire, par le salarié au capitaliste.
2. Marchandises, valeur d’usage et valeur d’échange
Voilà donc quelques définitions de base qui sont des instruments avec lesquels nous travaillerons tout au long des trois exposés de ce cours. Il faut y ajouter aussi quelques autres :
Tout produit du travail humain doit normalement avoir une utilité, il doit pouvoir satisfaire un besoin humain. On dira que tout produit du travail humain possède une valeur d’usage. Le terme « valeur d’usage » sera d’ailleurs utilisé de deux manières différentes. On parlera de la valeur d’usage d’une marchandise ; on parlera aussi des valeurs d’usage, on dira que dans telle ou telle société, on ne produit que des valeurs d’usage, c’est-à-dire des produits destinés à la consommation directe de ceux qui se les approprient (producteurs ou classe dirigeante).
• Mais, à coté de cette valeur d’usage, le produit du travail humain peut aussi avoir une autre valeur, une valeur d’échange. Il peut aussi être produit, non pas pour la consommation immédiate des producteurs ou des classes possédantes, mais pour être échangé sur le marché, pour être vendu. La masse des produits destinés à être vendus ne constitue pas une production de simples valeurs d’usage, mais une production de marchandises.
Une marchandise est donc un produit qui n’a pas été créé dans le but d’être consommé directement, mais dans le but d’être échangé sur le marché. Toute marchandise doit donc avoir à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange.
Elle doit avoir une valeur d’usage, car si elle n’en avait pas, il n’y aurait personne pour l’acheter, puisqu’on achète une marchandise que dans le but de la consommer finalement, ou de satisfaire un besoin quelconque par cet achat. Si une marchandise ne possède aucune valeur d’usage pour personne, alors elle est invendable, elle aura été produite inutilement, elle n’a aucune valeur d’échange puisqu’elle n’a aucune valeur d’usage.
Par contre, un produit qui a une valeur d’usage n’a pas nécessairement une valeur d’échange. Il n’a une valeur d’échange que dans la mesure où il est produit dans une société fondée sur l’échange, une société où l’échange se pratique communément.
• Y a-t-il des sociétés dans lesquelles les produits n’ont pas de valeur d’échange ? A la base de la valeur d’échange, et à fortiori du commerce et du marché, se trouve un degré déterminé de la division du travail. Pour que des produits ne soient pas immédiatement consommés par leurs producteurs, il faut que tout le monde ne produise pas la même chose. Si dans une collectivité déterminée, il n’y a pas de division du travail, ou une division du travail tout à fait rudimentaire, il est manifeste qu’il n’y a pas de raison pour lesquelles l’échange apparaîtrait. Normalement, un producteur de blé ne trouve rien à échanger avec un autre producteur de blé. Mais dès qu’il y a division du travail, dès qu’il y a contact entre des groupes sociaux produisant des produits ayant une valeur d’usage différente, l’échange peut s’établir, il peut ensuite se généraliser. Alors commencent à apparaître à coté des produits créés dans le simple but d’être consommés par leurs producteurs, d’autres produits qui sont créés dans le but d’être échangés, des marchandises.
• Dans la société capitaliste, la production marchande, la production de valeur d’échange, a connu son extension la plus large. C’est la première société dans l’histoire humaine dans laquelle la majeure partie de la production est composée de marchandises. On ne peut cependant pas dire que toute la production y soit une production de marchandises. Il y a deux catégories de produits qui restent de simples valeurs d’usage.
Tout d’abord, tout ce qui est produit pour l’autoconsommation des paysans, tout ce qui est consommé directement dans les fermes qui fabriquent ces produits. On retrouve cette production pour l’autoconsommation des fermiers même dans les pays capitalistes les plus avancés comme les Etats-Unis, mais elles n’y constituent qu’une petite partie de la production agricole totale. Plus l’agriculture est arriérée, et plus grande est en général la fraction de la production agricole qui est destinée à l’autoconsommation, ce qui crée de grandes difficultés pour calculer de manière précise le revenu de ces pays.
Une deuxième catégorie de produits qui sont encore de simples valeurs d’usage et non pas des marchandises en régime capitaliste, c’est tout ce qui est produit à l’intérieur du ménage. Bien qu’elle nécessite la dépense de beaucoup de travail humain, toute cette production des ménages ne constitue pas une production de marchandises. Quand on prépare la soupe, ou quand on recoud des boutons, on travaille, on produit, mais on ne produit pas pour le marché.
L’apparition, puis la régularisation et la généralisation de la production de marchandises a transformé radicalement la manière dont les hommes travaillent et dont ils organisent la société.
3. La théorie marxiste de l’aliénation
Vous avez déjà entendu parler de la théorie marxiste de l’aliénation. L’apparition, la régularisation, la généralisation de la production marchande sont étroitement liées à l’extension de ce phénomène d’aliénation.
Nous ne pouvons nous étendre ici sur l’ensemble de cette question. Mais il est tout de même extrêmement important de comprendre ce fait, car la société marchande ne couvre pas seulement l’époque du capitalisme. Elle englobe aussi la petite production marchande. Et il y a aussi une société marchande post-capitaliste, la société de transition entre le capitalisme et le socialisme, une société qui reste encore très largement fondée sur la production de valeurs d’échange. Quand on saisit quelques caractéristiques fondamentales de la société marchande, on comprend pourquoi certains phénomènes d’aliénation ne peuvent pas être surmontés à l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme.
Mais ce phénomène d’aliénation n’existe manifestement pas – du moins sous cette forme – dans une société qui ne connaît pas de production marchande, où il y a une unité de vie individuelle et des activités sociales tout à fait élémentaires. L’homme travaille, et il ne travaille généralement pas seul, mais dans un ensemble collectif avec une structure plus ou moins organique. Ce travail consiste à transformer directement des choses matérielles. C’est-à-dire que l’activité du travail, l’activité de la production, l’activité de la consommation, et les rapports entre l’individu et la société, sont réglés par un certain équilibre qui est plus ou moins permanent.
Bien sûr, il n’y a pas de raisons d’embellir la société primitive, soumise à des pressions et à des catastrophes périodiques du fait de sa pauvreté extrême. L’équilibre risque à tout moment d’être détruit par la pénurie, par la misère, par la maladie, par des catastrophes naturelles, par des pillages ou des guerres, etc. Mais, entre deux catastrophes, surtout à partir d’un certain degré de développement de l’agriculture, et de certaines conditions climatologiques favorables, cela donne une certaine unité, une certaine harmonie, un certain équilibre entre pratiquement toutes les activités humaines.
Des conséquences désastreuses de la division du travail, comme la séparation complète de tout ce qui est activité esthétique, élan artistique, ambition créatrice, des activités productives mécaniques et répétitives, n’existe guère dans la société primitive. Au contraire, la plupart des arts, aussi bien la musique et la sculpture que la peinture et la danse, sont originellement liés à la production, au travail. Le désir de donner une forme agréable, jolie, aux produits qu’on consomme individuellement, en famille ou en groupe de parenté plus large, s’intégrait normalement, harmoniquement et organiquement au travail de tous les jours.
• Le travail n’était pas ressenti comme une obligation imposée de l’extérieur, tout d’abord parce que cette activité était beaucoup moins tendue, moins épuisante que le travail dans la société capitaliste actuelle, parce qu’il était davantage soumis aux rythmes propres à l’organisme humain et aux rythmes de la nature. Le nombre de journées de travail dépassait rarement 150 ou 200 par an, alors que dans la société capitaliste il se rapproche dangereusement de 300 et les dépasse même quelquefois. Ensuite, parce que subsistait cette unité entre le producteur, le produit et sa consommation, parce que le producteur produisait pour son propre usage, ou pour celui de ses proches ou de personnes qu’il connaissait, le travail conservait un aspect directement fonctionnel et convivial.
Chaque producteur savait exactement quel était son rôle dans le processus de production et quelle place il occupait dans la société. L’aliénation moderne naît notamment d’une coupure entre le producteur et son produit, qui est à la fois le résultat de la division du travail, et le résultat de la production de marchandises, c’est-à-dire du travail pour un marché, pour des consommateurs inconnus, et non pas pour la consommation pour le producteur lui-même.
Le revers de la médaille, c’est qu’une société produisant seulement des valeurs d’usage, une société produisant des biens pour la consommation immédiate de ses producteurs, ce fut toujours dans le passé une société extrêmement pauvre. C’est donc une société qui est non seulement soumise aux aléas des forces de la nature, mais aussi une société dont la consommation de produits est très limitée parce qu’elle ne dispose que d’une gamme réduite de produits disponibles. Les besoins humains ne sont que très partiellement quelque chose d’inné. Il y a une interaction constante entre production, besoins et culture. C’est seulement dans une société qui développe à l’extrême la productivité du travail, qui développe une gamme infinie de produits, que l’homme peut connaître un développement continu de ses besoins, un développement de toutes ses potentialités infinies, un développement intégral de son humanité.
4. La loi de la valeur
Une des conséquences de l’apparition et de la généralisation progressives de la production de marchandises, c’est que le travail lui-même commence à devenir quelque chose de régulier, quelque chose de mesuré, c’est-à-dire que le travail lui-même cesse d’être une activité intégrée aux rythmes de la nature, suivant des rythmes physiologiques propres à l’homme.
Jusqu’au XIXe siècle, et même jusqu’au XXe siècle dans certaines régions, en France et en Europe occidentale, les paysans ne travaillent pas de manière régulière, ne travaillent pas chaque mois de l’année avec la même intensité. A quelques moments de l’année de travail, ils effectueront un travail extrêmement intense. Lorsque la société capitaliste s’est développée, elle a trouvé dans cette partie la plus arriérée de l’agriculture de la plupart des pays capitalistes une réserve de main-d’œuvre particulièrement intéressante, c’est-à-dire une main d’œuvre qui allait travailler à l’usine 4, 5 ou 6 mois par an, et qui pouvait travailler en échange de salaires très bas, étant donné qu’une partie de sa subsistance était fournie par une activité agricole individuelle ou familiale, qui continuait.
Quand on examine des fermes plus développées, plus prospères, par exemple établies autour de grandes villes, on voit qu’elles sont en train de s’industrialiser. On y rencontre un travail plus régulier et une dépense de travail beaucoup plus grande qui s’effectue régulièrement tout le long de l’année et qui élimine petit à petit les temps morts. Ce n’est pas seulement vrai pour notre époque, c’est déjà vrai pour le Moyen-âge, disons à partir du XIIe siècle. Plus on se rapproche des villes, c’est-à-dire des marchés, plus le travail du paysan est un travail pour un marché, c’est-à-dire une production de marchandises, et plus ce travail est un travail régularisé, plus ou moins permanent, comme s’il était un travail à l’intérieur d’une entreprise industrielle.
En d’autres termes : plus la production de marchandises se généralise, plus le travail se régularise, et plus la société s’organise autour d’une comptabilité fondée sur le travail.
• Si on examine la division du travail déjà avancée d’une commune au début du développement commercial et artisanal du Moyen-âge ; si on examine des collectivités dans les civilisations byzantine, arabe, hindoue, chinoise et japonaise, on est toujours frappé par le fait d’une intégration très avancée entre l’agriculture et diverses techniques artisanales. On constate une régularité du travail aussi bien à la campagne qu’à la ville, ce qui fait de la comptabilité en heures de travail le moteur qui règle toute l’activité et la structure même des collectivités. Dans le chapitre relatif à la loi de la valeur du Traité d’économie marxiste, on trouve toute une série d’exemples de cette comptabilité en heures de travail.
Dans certains villages indiens, une caste déterminée monopolise la fonction de forgeron, mais on continue en même temps à travailler la terre pour produire sa propre nourriture. La règle suivante y a été établie : lorsque le forgeron fabrique un instrument de travail ou une arme pour une ferme, c’est celle-ci qui lui fournit les matières premières et, pendant le temps qu’il les travaille pour fabriquer l’outil, le paysan pour lequel il le produit travaillera la terre du forgeron. C’est-à-dire qu’il y a une équivalence en heures de travail qui gouverne les échanges d’une manière tout à fait transparente.
Dans les villages japonais du Moyen-âge, il y a au sein de la communauté du village une comptabilité en heures de travail au terme littéral du terme. Le comptable du village tient une sorte de grand livre, dans lequel il marque les heures de travail que les différents villageois fournissent sur leurs champs réciproques, parce que la production agricole est encore très largement fondée sur la coopération du travail. On calcule de manière extrêmement stricte le nombre d’heures de travail que les membres d’un ménage déterminé fournissent aux membres d’un autre ménage. A la fin de l’année, il doit y avoir équilibre, c’est-à-dire que les membres d’un ménage doivent fournir exactement le même nombre d’heures de travail que ce qu’ils ont reçu en heures de travail. Les japonais ont même poussé le raffinement – il y a près de 1000 ans ! – au point de tenir compte du fait que les enfants fournissent une quantité de travail moins grande que les adultes, c’est-à-dire qu’une heure de travail d’enfants ne « vaut » qu’une demi-heure de travail adulte selon des critères de « rendement » pendant une heure de travail, et c’est toute une comptabilité qui s’établit de cette manière.
• Un autre exemple nous permet de saisir de manière immédiate la généralisation de cette comptabilité basée sur l’économie du temps de travail : c’est la reconversion de la rente féodale. Dans une société féodale, le surproduit agricole peut prendre trois formes différentes : celle de la rente en travail ou corvée, celle de la rente en nature et celle de la rente en argent.
Lorsqu’on passe de la corvée à la rente en nature, il y a évidemment un processus de reconversion qui s’effectue. Au lieu de fournir trois jours de travail par semaine au seigneur, le paysan lui fournit maintenant par saison agricole une certaine quantité de blé, ou de cheptel vivant, etc. Une deuxième reconversion se produit lorsqu’on passe de la rente en nature à la rente en argent.
Ces deux conversions doivent être basées sur une comptabilité en heures de travail assez rigoureuse, si l’une des deux parties n’accepte pas d’être lésée par cette opération. Si au moment où se fait la première reconversion, c’est-à-dire au moment où, au lieu de fournir au seigneur féodal 150 jours de travail par an, le paysan lui fournit une quantité de blé, et qu’il faut pour produire cette quantité x de blé seulement 75 jours de travail, cette reconversion de la rente-travail en rente naturelle se solderait par un appauvrissement très brusque du propriétaire féodal et par un enrichissement très rapide des serfs.
Les propriétaires fonciers – on peut leur faire confiance – faisaient donc attention au moment de ces reconversions pour qu’il y ait une équivalence assez stricte entre les différentes formes de la rente. Cette reconversion pouvait se retourner contre une des classes en présence, par exemple contre les propriétaires fonciers lorsqu’une brusque flambée des prix agricoles se produisit après la transformation de la rente en nature en rente en argent, mais il s’agit alors du résultat de tout un processus historique et non du résultat de la reconversion elle-même.
• L’origine de cette économie fondée sur la comptabilité en heures de travail apparaît encore dans la division du travail entre l’agriculture et l’artisanat au sein du village. Pendant toute une période, cette division du travail reste assez rudimentaire. Une partie de la paysannerie continue à produire une partie de ses vêtements pendant une très longue période. En Europe occidentale, cette période s’étend de l’origine des villes médiévales jusqu’au XIXe siècle, c’est-à-dire sur près de mille ans, ce qui fait que cette technique de production de vêtement est bien connue par le cultivateur.
Mais lorsque des échanges réguliers s’établissent entre cultivateurs et artisans producteurs de textiles, des équivalences régulières s’établissent. Par exemple, on échange une aune de drap contre 10 livres de beurre et non pas contre 100 livres. Il est donc évident que sur la base de leur propre expérience, les paysans connaissent le temps de travail approximativement nécessaire pour produire une quantité de draps échangée contre une quantité déterminée de beurre. S’il n’y avait pas une équivalence plus ou moins exacte mesurable à l’occasion de cet échange, la division du travail se modifierait immédiatement. S’il était plus intéressant de produire du drap plutôt que du beurre, le producteur de drap changerait de production, étant donné que nous ne nous trouvons qu’au seuil d’une division radicale du travail et qu’il y a encore des frontières floues entre les différentes techniques. Le passage d’une activité économique à une autre est encore possible, surtout si elle donne lieu à des avantages matériels nets.
A l’intérieur même de la cité du Moyen-âge, il a un équilibre très savant entre les différents métiers, inscrit dans les chartes, limitant presque à la minute le temps de travail à consacrer à la production des différents produits. Dans de telles conditions, il serait inconcevable que le cordonnier ou le forgeron puissent obtenir une même somme d’argent pour le produit de la moitié du temps de travail qu’il faudrait à un tisserand ou à un autre artisan pour obtenir cette somme en échange de ses propres produits.
Nous saisissons bien le mécanisme de cette comptabilité en heures de travail, le fonctionnement de cette société basée sur une économie en temps de travail, qui est en général caractéristique de toute cette phase qu’on appelle la petite production marchande, qui s’intercale entre une économie purement naturelle, dans laquelle on ne produit que des valeurs d’usage, et la société capitaliste dans laquelle la production de marchandises prend une expansion illimitée.
5. Détermination de la valeur d’échange des marchandises
En précisant que la production et l’échange des marchandises se régularisent et se généralisent au sein d’une société qui était fondée sur une économie en temps de travail, sur une comptabilité en heures de travail, nous comprenons pourquoi l’échange des marchandises est fondée sur cette même comptabilité en heures de travail. La règle générale qui s’établit est donc la suivante : la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire pour la produire, cette quantité de travail étant mesurée par la durée du travail pendant laquelle la marchandise a été produite.
Quelques précisions doivent être jointes à cette définition générale qui constitue la théorie de la valeur-travail, la base à la fois de l’économie politique bourgeoise entre le XVIIe et le début du XIXe siècle, de William Pessy à Ricardo, et la théorie économique marxiste, qui a repris et perfectionné cette théorie de la valeur-travail.
• Première précision, les hommes n’ont pas tous la même capacité de travail, ne sont pas tous de la même énergie, ne possèdent pas tous la même maîtrise de leur métier. Si la valeur d’échange des marchandises dépendait de la seule quantité de travail individuellement dépensée, effectivement dépensée par chaque individu pour produire une marchandise, on arriverait à une situation absurde : plus un producteur serait fainéant ou incapable, plus grand serait le nombre d’heures qu’il aurait mis à produire une paire souliers, et plus grande serait la valeur de cette paire de souliers ! C’est évidemment impossible, parce que la valeur d’échange ne constitue pas une récompense morale pour le fait d’avoir bien voulu travailler ; elle constitue un lien objectif établi entre les producteurs indépendants, pour établir l’égalité entre tous les métiers, dans une société fondée à la fois sur la division du travail et sur l’économie du temps de travail. Dans une telle société, le gaspillage de travail est une chose qui ne peut pas être récompensée, mais qui, au contraire, est automatiquement pénalisée. Quiconque fournit pour produire une paire de souliers plus d’heures de travail que la moyenne nécessaire – cette moyenne nécessaire étant déterminée par la productivité moyenne du travail et inscrite par exemple dans les Chartes des Métiers – a donc « gaspillé » du travail humain, a travaillé pour rien, en pure perte, pendant un certain nombre de ces heures de travail, et en échange de ces heures gaspillées, il ne recevra rien du tout.
En d’autres termes : la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée non pas par la quantité de travail dépensée pour la production de cette marchandise par chaque producteur individuel, mais bien par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. La formule « socialement nécessaire » signifie : la quantité de travail nécessaire dans les conditions moyennes de productivité du travail existant à une époque et dans un pays déterminé.
• Une deuxième précision s’impose encore. Qu’est-ce que cela veut dire exactement « quantité de travail » ? Il y a des travailleurs de qualifications différentes. Y a-t-il une équivalence totale entre une heure de travail de chacun, abstraction faite de cette qualification ? Encore une fois, ce n’est pas une question de morale, c’est une question de logique interne, d’une société fondée sur l’égalité entre les métiers, l’égalité sur le marché, dans laquelle des conditions d’inégalité rompraient tout de suite l’équilibre social.
Qu’arriverait-il, par exemple, si une heure de travail d’un manœuvre ne produisait pas moins de valeur qu’une heure de travail d’un ouvrier qualifié, qui a eu besoin de 4 ou 6 ans d’apprentissage pour obtenir sa qualification ? Plus personne ne voudrait évidemment se qualifier. Les heures de travail fournies pour obtenir la qualification auraient été des heures de travail dépensées en pure perte, en échange desquelles l’apprenti devenu ouvrier ne recevrait plus aucune contre-valeur.
Pour que des jeunes veulent se qualifier dans une économie fondée sur la comptabilité en heures de travail, il faut que le temps qu’ils ont perdu pour acquérir leur qualification soit rémunéré, qu’ils reçoivent une contre-valeur en échange de ce temps de formation. Notre définition de la valeur d’échange d’une marchandise va donc se compléter de la manière suivante : « Une heure de travail d’un ouvrier qualifié doit être considérée comme travail complexe, comme travail composé, comme multiple d’une heure de travail de manœuvre, ce coefficient de multiplication n’étant bien sûr pas arbitraire, mais étant fondé simplement sur les frais d’acquisition de la qualification ».
Soit dit en passant, en Union Soviétique, à l’époque stalinienne, il y avait toujours un petit flou dans l’explication du travail composé, petit flou qui n’a pas été corrigé depuis lors. Les manuels disent que la rémunération du travail doit se faire suivant la quantité et la qualité du travail fourni, mais la notion de qualité n’est plus prise dans le sens marxiste du terme, c’est-à-dire qu’une qualité mesurable quantitativement par un coefficient de multiplication déterminé. Elle est au contraire employée dans un sens idéologique bourgeois du terme, la qualité du travail étant prétendument déterminée par son utilité sociale, et ainsi on justifie les revenus d’un maréchal, d’une ballerine ou d’un directeur de trust, revenus dix fois supérieur à celui d’un ouvrier manœuvre. Il s’agit simplement d’une théorie apologétique pour justifier les très grandes différences de rémunération qui existaient à l’époque stalinienne.
La valeur d’échange d’une marchandise est donc déterminée par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire, le travail qualifié étant considéré comme un multiple de travail simple, avec un coefficient plus ou moins mesurable.
Voilà le cœur de la théorie marxiste de la valeur, qui est la base de toute la théorie économique marxiste en général. De la même façon, la théorie du surproduit social et du surtravail, dont nous avons parlé au début de cet exposé, comme le fondement de toute la sociologie marxiste. C’est le pont qui relie l’analyse sociologique et historique de Marx, sa théorie des classes et de l’évolution de la société en général, à la théorie économique marxiste et plus exactement à l’analyse de la société marchande, pré-capitaliste, capitaliste et post-capitaliste.
6. Qu’est-ce que le travail socialement nécessaire ?
La définition particulière de la quantité de travail socialement nécessaire pour produire une marchandise a une application importante dans l’analyse de la société capitaliste. Je crois qu’il est plus utile de la traiter maintenant, bien que logiquement ce problème trouverait plutôt sa place dans l’exposé suivant concernant la plus-value.
L’ensemble de toutes les marchandises produites dans un pays à une époque déterminée, l’a été afin de satisfaire les besoins de l’ensemble des membres de cette société. Car une marchandise qui ne remplirait les besoins de personne, qui n’aurait de valeur d’usage pour personne, serait à priori invendable parce qu’elle n’aurait aucune valeur d’échange.
Par ailleurs, l’ensemble du pouvoir d’achat qui existe dans cette société déterminée, à un moment déterminé, qui n’est pas thésaurisé et qui est destiné à être dépensé sur le marché, devrait être destiné à acheter l’ensemble de ces marchandises produites pour qu’il y ait un certain équilibre économique. Cet équilibre implique donc que l’ensemble de la production sociale, l’ensemble des forces productives à la disposition de la société, l’ensemble des heures de travail dont cette société dispose, ait été partagés entre les différentes branches industrielles, proportionnellement à la manière dont les consommateurs partagent leur pouvoir d’achat entre leurs différents besoins solvables. Lorsque la répartition des forces productives ne correspond plus à cette répartition des besoins, l’équilibre économique est rompu, surproduction et sous-production apparaissent côte à côte.
Prenons un exemple banal : vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans une ville comme Paris, il y avait une industrie de la carrosserie, et une industrie des marchandises rattachées au transport par attelage, qui occupaient des milliers, sinon des dizaines de milliers de travailleurs. En même temps naissait l’industrie automobile, qui était encore une petite industrie mais qui occupait déjà des milliers d’ouvriers.
Que se passe-t-il pendant cette période ? Le nombre d’attelage commence à diminuer et le nombre d’autos commence à augmenter. Vous avez donc d’une part la production pour transport par attelage qui a tendance à dépasser les besoins sociaux, la manière dont l’ensemble des parisiens partagent leur pouvoir d’achat. D’autre part, vous avez une production d’autos qui reste inférieure aux besoins sociaux. Une fois que l’industrie automobile a été lancée, elle l’a été dans un climat de pénurie jusqu’à la production en série. Il y avait moins d’autos qu’il n’y avait de demandes sur le marché.
Comment expliquer ces phénomènes en termes de la théorie de la valeur-travail ? On peut dire que dans les secteurs de l’industrie de l’attelage, on dépense plus de travail qu’il n’en est socialement nécessaire, qu’une partie du travail ainsi fourni par l’ensemble des entreprises de l’attelage est un travail socialement gaspillé, qui ne trouve plus d’équivalent sur le marché, qui produit donc des marchandises invendables. Quand des marchandises sont invendables en société capitaliste, cela veut dire qu’on a investi dans une branche industrielle déterminée du travail humain qui s’avère ne pas être du travail socialement nécessaire, c’est-à-dire en contrepartie duquel il n’y a pas de pouvoir d’achat sur le marché. Du travail qui n’est pas socialement nécessaire, c’est du travail gaspillé, c’est du travail qui ne produit pas de valeur. Nous voyons donc que la notion de travail socialement nécessaire recouvre toute une série de phénomènes.
Pour les produits de l’industrie de l’attelage, l’offre dépasse la demande, les prix tombent et les marchandises restent invendables. Au contraire, dans l’industrie automobile, la demande dépasse l’offre et pour cette raison les prix augmentent et il y a sous-production. Mais se contenter de ces banalités sur l’offre et la demande, c’est s’arrêter à l’aspect psychologique et individuel du problème. En approfondissant au contraire son aspect collectif et social, on comprend ce qu’il y a derrière ces apparences, dans une société qui est organisée sur la base d’une économie du temps de travail. Quand l’offre dépasse la demande, cela veut dire que la production capitaliste, qui est une production non planifiée, a dépensé dans une branche industrielle plus d’heures de travail qu’il n’en était socialement nécessaire, et que ce travail humain gaspillé ne sera pas payé par la société. A l’inverse, une branche industrielle pour laquelle la demande est encore supérieure à l’offre, c’est, si vous voulez, une branche industrielle qui est encore sous-développée par rapport aux besoins sociaux et c’est donc une branche qui a dépensé moins d’heures de travail qu’il n’en est socialement nécessaire et qui, de ce fait, reçoit de la société une prime pour augmenter cette production et l’amener à un équilibre avec les besoins sociaux.
• Un autre aspect de ce problème du « travail socialement nécessaire » en régime capitaliste est lié au mouvement de la productivité du travail. C’est la même chose, mais en faisant abstraction des besoins sociaux, de l’aspect « valeur d’usage » de la production.
Il y a toujours, en régime capitaliste, trois sortes d’entreprises (ou de branches industrielles) : celles qui sont technologiquement juste à la moyenne sociale du point de vue de la productivité ; celles qui sont arriérées, démodées, en perte de vitesse, inférieure à la moyenne sociale ; et celles qui sont technologiquement en pointe, supérieures à la productivité sociale moyenne.
Qu’est-ce que cela veut dire : une branche industrielle ou une entreprise qui est technologiquement arriérée, dont la productivité du travail est inférieure à la productivité moyenne du travail ? Vous pouvez vous représenter cette branche ou cette entreprise par le cordonnier fainéant de tout à l’heure : il s’agit d’une entreprise qui, au lieu de produire une quantité de marchandises en 3 heures de travail comme l’exige la moyenne sociale de la productivité à un moment donné, exige 5 heures de travail pour produire la même quantité. Les deux heures de travail supplémentaires ont été fournies en pure perte et ne seront pas rémunérées sur le marché. Cela veut dire que le prix de vente des marchandises de cette industrie ou de cette entreprise qui travaille en dessous de la moyenne sociale de la productivité se rapproche de son prix de revient, ou qu’il tombe même en dessous de ce prix de revient, c’est-à-dire qu’elle travaille avec un taux de profit très petit ou même qu’elle travaille à perte.
Par contre, une entreprise qui a un niveau de productivité au-dessus de la moyenne économise des dépenses de travail social. Elle touchera, de ce fait, un surprofit, c’est-à-dire que la différence entre le prix de vente et son prix de revient sera supérieure au profit moyen.
La recherche de ce surprofit, c’est le moteur de toute l’économie capitaliste. Toute entreprise capitaliste est poussée par la concurrence à essayer d’avoir plus de profits, car c’est seulement à cette condition qu’elle peut constamment améliorer sa technologie et sa productivité du travail. Toutes les firmes sont donc poussée dans cette voie, ce qui implique que ce qui était d’abord une productivité au-dessus de la moyenne finit par devenir une productivité moyenne. Alors le surprofit disparaît. Toute la stratégie de l’industrie capitaliste tient dans ce fait, dans ce désir de toute entreprise de conquérir une productivité au-dessus de la moyenne pour obtenir un surprofit. Mais ce mouvement constant tend à faire disparaître le surprofit par la tendance à l’élévation constante de la moyenne de la productivité du travail. C’est ainsi qu’on arrive à la péréquation tendancielle du taux de profit.
7. Origine et nature de la plus-value
Qu’est-ce que c’est maintenant que la plus-value ? La plus-value, ce n’est rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, c’est-à-dire cette partie de la production du prolétaire qui est abandonnée sans contrepartie au propriétaire des moyens de production.
Comment s’effectue cet abandon du surproduit social dans la société capitaliste ? Il se produit à travers l’échange, comme toutes les opérations importantes de la société capitaliste, qui sont toujours des rapports d’échange. Le capitaliste achète la force de travail de l’ouvrier, et en échange de ce salaire, il s’approprie tout le produit fabriqué par cet ouvrier, toute la valeur produite qui s’incorpore dans la valeur de ce produit.
Nous pouvons dire dès lors que la plus-value, c’est la différence entre la valeur produite par l’ouvrier et la valeur de sa propre force de travail. Quelle est la valeur de la force de travail ? Cette force de travail est une marchandise dans la société capitaliste, et comme la valeur de toute autre marchandise, la valeur de la force de travail est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire et la reproduire, c’est-à-dire la formation et les frais d’entretien de l’ouvrier, au sens large du terme.
• La notion de salaire minimum vital, la notion de salaire moyen, le « salaire minimum interprofessionnel garanti »… ne sont pas des notions physiologiquement rigides. Elles incorporent des besoins qui changent avec les progrès de la productivité du travail, qui ont tendance à augmenter avec l’évolution des technologies, qui ne sont pas comparables dans le temps. On ne peut pas comparer quantitativement le salaire minimum vital de l’année 1830 avec celui de 1960 – des théoriciens du PCF l’ont appris à leur dépend – On ne peut pas comparer valablement le prix d’une motocyclette en 1960 au prix d’un certain nombre de kilos de viande en 1830, pour conclure que la première « vaut moins » que les seconds.
Nous disons que les frais d’entretien de la force de travail constituent la valeur de la force de travail, et que la plus-value constitue la différence entre la valeur produite par la force de travail, et ses propres frais d’entretien.
La valeur produite par la force de travail est mesurable simplement par la durée de ce travail. Si un ouvrier travaille 10 heures, il a produit une valeur de 10 heures de travail. Si les frais d’entretien de l’ouvrier, c’est-à-dire l’équivalent de son salaire, représentaient 10 heures de travail, alors il n’y aurait plus de plus-value. Ce n’est là qu’un cas particulier d’une règle plus générale : lorsque l’ensemble du produit du travail est égal au produit nécessaire pour nourrir et entretenir le producteur, il n’y a pas de surproduit social. Et s’il n’y a pas de surproduit social exploitable par le capitaliste, un mode d’exploitation est impossible.
Mais en régime capitaliste, le degré de productivité du travail est tel que les frais d’entretien du travailleur sont toujours inférieurs à la quantité de valeur nouvellement produite. Un ouvrier qui travaille 10 heures n’a pas besoin de l’équivalent de 10 heures de travail pour se maintenir en vie d’après les besoins moyens de l’époque. L’équivalent du salaire ne représente toujours qu’une fraction de la journée de travail, et ce qui est au-delà de cette fraction, c’est la plus-value, c’est le travail gratuit que l’ouvrier fournit et que le capitaliste s’approprie sans aucun équivalent. D’ailleurs, si cette différence n’existait pas, aucun patron n’embaucherait un ouvrier, car l’achat de la force de travail ne leur procurerait aucun profit. Et quand un patron se trouve mit dans cette situation du fait de la concurrence, il licencie ses ouvriers !
8. Validité de la théorie de la valeur-travail
Pour conclure, trois preuves traditionnelles de la théorie de la valeur-travail.
– Une première preuve, c’est la preuve analytique ou, si vous voulez, la décomposition du prix de chaque marchandise dans ses éléments constituants, démontrant que si on remonte suffisamment loin, on ne trouve que du travail.
Le prix de toutes marchandises peut être ramené à un certain nombre d’éléments : l’amortissement des machines et des bâtiments, ce que nous appelons la reconstitution du capital fixe ; le prix des matières premières et des produits auxiliaires ; le salaire ; et finalement tout ce qui est plus-value : profits, intérêts, impôts, etc.
En ce qui concerne ces deux derniers éléments, le salaire et la plus-value, nous savons déjà que c’est du travail et du travail pur. En ce qui concerne les matières premières, leur prix se ramène en grande partie à du travail ; par exemple plus de 60 % du prix de revient du charbon est constitué par des salaires.
Si, au départ, nous décomposons les prix de revient moyens des marchandises en 40 % de salaires, 20 % de plus-value, 30 % de matières premières et 10 % de capital fixe, et si nous supposons que 60 % du prix de revient des matières premières se réduit à du travail, nous avons donc déjà 78 % du total des prix de revient réduit au travail. Le reste du prix de revient des matières premières se décompose en prix d’autres matières premières et prix d’amortissement des machines. Les prix des machines comportent pour une bonne part du travail (par exemple 40 %) et des matières premières (par exemple 45 %). La part du travail dans le prix moyen de toutes les marchandises passe ainsi successivement à 83 %, puis 87 %, 89 %, etc. Il est évident que plus nous poursuivons cette décomposition, plus la totalité du prix tend à se réduire à du travail, et seulement à du travail.
– La deuxième preuve est la preuve logique ; c’est celle qui se trouve au début du « Capital » de Marx, et qui a déconcerté pas mal de lecteurs, parce qu’elle ne constitue pas la manière pédagogique la plus simple et la plus convaincante pour aborder le problème.
Marx pose la question suivante : il y a un grand nombre de marchandises. Ces marchandises sont interchangeables, ce qui veut dire qu’elles doivent avoir une qualité commune, car tout ce qui est interchangeable est comparable au moins sur un point. Des choses qui n’ont aucune qualité commune sont par définition incomparables.
Regardons chacune de ces marchandises. Quelles sont leurs qualités ? Elles ont tout d’abord une série infinie de qualités naturelles : poids, longueur, couleur, densité, etc., bref toutes leurs qualités naturelles, physiques, chimiques, etc. Est-ce qu’une quelconque de ces qualités peut être à la base de leur comparabilité en tant que marchandises, peut-être la commune mesure de leur valeur d’échange ? Manifestement non, parce qu’un kilo de beurre n’a pas la même valeur qu’un kilo d’or. Bref, tout ce qui est qualité naturelle d’une marchandise détermine bien la valeur d’usage, mais pas sa valeur d’échange. La valeur d’échange doit donc faire abstraction de tout ce qui est qualité naturelle, physique de la marchandise.
On doit trouver dans toutes ces marchandises une qualité commune qui ne soit pas physique. Marx conclut : la seule qualité commune de ces marchandises, qui ne soit pas physique, c’est leur qualité d’être toutes des produits du travail humain, du travail humain pris dans le sens abstrait du terme.
On peut considérer le travail humain de deux différentes manières. On peut le considérer comme du travail concret, spécifique : le travail du boulanger, le travail du boucher, etc. Mais tant qu’on le considère comme travail spécifique, concret, on le considère précisément comme travail produisant seulement des valeurs d’usage.
On considère alors toutes les qualités physiques qui ne sont pas comparables entre les marchandises. La seule chose que les marchandises ont de comparable entre elles du point de vue de leur valeur d’échange, c’est qu’elles soient toutes produites par du travail humain abstrait, c’est-à-dire produites par des travailleurs liés entre eux par des rapports d’équivalence, basé sur le fait qu’ils produisent tous des marchandises pour l’échange. C’est donc le fait d’être le produit du travail humain abstrait qui est la qualité commune des marchandises, qui fournit la mesure de leur valeur d’échange, de leur possibilité d’être échangée. Cette qualité commune des marchandises, qui donne une référence permettant de les échanger, c’est la quantité de travail socialement nécessaire pour les produire qui détermine leur valeur d’échange.
Ajoutons que ce raisonnement de Marx est à la fois abstrait et difficile à comprendre. Il débouche aussi sur un point d’interrogation que d’innombrables critiques du marxisme ont essayé d’utiliser, sans grand succès d’ailleurs. Le fait d’être le produit du travail humain abstrait est-il vraiment la seule qualité commune entre toutes les marchandises, en dehors de leurs qualités naturelles ? De nombreux auteurs ont cru en découvrir d’autres, qui, en général, se laissent réduire soit à des qualités physiques, soit au fait d’être le produit du travail abstrait.
– Une troisième et dernière preuve de la justesse de la théorie de la valeur travail, c’est la preuve par l’absurde, qui est d’ailleurs la plus élégante et la plus « moderne ».
Imaginons une société dans laquelle le travail humain vivant aurait tout à fait disparu, c’est-à-dire dans laquelle toute la production aurait été automatisée à 100 %. Bien entendu, aussi longtemps qu’on se trouve dans la phase intermédiaire, que nous connaissons actuellement, pendant laquelle il existe déjà une partie du travail qui est automatisé, avec des usines qui n’emploient presque plus d’ouvriers, il n’y a pas de problème théorique particulier qui se pose mais simplement un problème de transfert de plus-value d’une entreprise vers une autre. Nous sommes toujours dans le cas d’une illustration de la loi de la péréquation du taux de profit que nous examinerons dans l’exposé suivant.
Mais imaginons ce mouvement poussé jusqu’à sa conclusion extrême. Supposons que le travail humain soit totalement éliminé de toutes les formes de la production, de toutes les formes de service. Est-ce que dans ces conditions la valeur peut subsister ? Que serait une société dans laquelle il n’y aurait plus personne qui aurait des revenus mais dans laquelle les marchandises continueraient à avoir une valeur et à être vendues ? Une telle situation serait manifestement absurde. On produirait une masse immense de produits dont la production ne crée aucun revenu, puisqu’il n’y a aucune personne qui intervient dans cette production. Mais on voudrait « vendre » ces produits pour lesquels il n’y aurait plus aucun acheteur ! Il est évident que dans une société pareille, la distribution des produits ne se ferait plus sous forme de vente de marchandises, vente d’ailleurs rendue absurde par l’abondance supposée produite par l’automation généralisée de la production.
En d’autres termes, une société dans laquelle le travail humain serait totalement éliminé de la production, dans le sens le plus général du terme, y compris les services, c’est une société dans laquelle la valeur d’échange a également disparu. Ceci prouve bien la justesse de la théorie : au moment où le travail humain a disparu de la production, la valeur a disparu elle aussi. Celle-ci est donc directement dépendante, ou rattachée, au travail humain.