Lorient (Morbihan).– « C’est une honte pour la gauche ! » Les sifflets fusent. Dimanche soir, dans le salon d’honneur de la mairie de Lorient, l’ambiance est fébrile. Sous les yeux d’une assemblée masquée et de plus en plus dense, les résultats des 42 bureaux de vote s’affichent un à un sur grand écran. Le candidat de la droite, Fabrice Loher, fait la course en tête devant Damien Girard, leader d’une liste rassemblant le PS, le PC, l’UDB (Union démocratique bretonne) et les écologistes.
Derrière eux, Bruno Blanchard, adjoint issu de la majorité sortante soutenu par le maire Norbert Métairie, réalise de très bons scores dans les quartiers populaires. Tandis que Laurent Tonnerre, ancien responsable de la section locale du PS soutenu par La République en marche, se fait siphonner ses voix. Les yeux sont rougis, les regards fuyants et les sourires déconfits.
Le couperet tombe : le candidat Loher a finalement 327 voix d’avance sur Girard. La droite lorientaise entre triomphalement dans l’hôtel de ville.
C’en est fini d’un règne socialiste de 55 ans dans « la ville aux cinq ports », là où François Hollande avait lancé sa campagne présidentielle 2012. C’en est fini également de la « maison Le Drian » : l’actuel ministre des affaires étrangères avait pris les rênes de la cité en 1981. Après son élection à la présidence de la Région en 1998, il avait laissé la place à son premier adjoint, Norbert Métairie, qui s’était fait réélire confortablement en 2001, 2008 et 2014.
La ville de Lorient avait gardé son image de bastion socialiste et résistait à toutes les tempêtes qui balayaient la gauche. Jusqu’à ce qu’Emmanuel Macron s’impose en 2017 sur la scène politique nationale, rebatte les cartes et divise largement la gauche lorientaise.
La première fissure date de février 2017. Laurent Tonnerre, adjoint de Norbert Métairie et militant socialiste depuis l’adolescence, rejoint les Marcheurs : « François Hollande avait renoncé à se représenter. Pour moi, c’était une façon d’acter la défaite. Macron m’apparaissait comme une planche de salut. »
En mars, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, fait le même choix, après avoir soutenu Manuel Valls dans la primaire à gauche, et entraîne dans son sillage une partie des élus lorientais. Dès lors, la gauche locale va se déchirer, d’autant que Norbert Métairie a annoncé sa retraite politique pour 2020. « Les anciens réseaux Le Drian ont alors basculé chez Macron et ravivé les vieux clivages entre ce qu’on pourrait appeler “l’école rouge” et “la deuxième gauche” », analyse Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po Rennes.
Coup de théâtre en février 2018 : Olivier Le Lamer, premier adjoint au maire et héritier pressenti, se retire du jeu pour raisons de santé. La place est laissée vacante et aucune personnalité n’émerge. « On assiste à l’éclatement d’une famille politique en direct, confirme Thomas Frinault, maître de conférences en science politique à l’université de Rennes 2. Jean-Yves Le Drian, la figure tutélaire bretonne, et Norbert Métairie vont se livrer une guerre froide. »
Le premier soutient Laurent Tonnerre, qui a décroché l’investiture LREM et est toujours adjoint au maire à la transition écologique. Le second donne sa préférence à Bruno Blanchard, son adjoint à l’urbanisme, toujours au PS.
Nouveau rebondissement en octobre 2019 : le PS suspend son soutien à Bruno Blanchard après des accusations de violences conjugales, dont Mediapart s’était fait l’écho [1]. Le candidat démissionne du parti et brigue toujours la place de premier édile. Le PS décide alors de donner l’investiture à Damien Girard, ancien candidat EELV aux législatives, lui-même conseiller municipal de 2008 à 2014 de Norbert Métairie, avant de passer dans l’opposition. En décembre 2019, le militant écologiste prend la tête de la liste verte-rose-rouge « Lorient en commun ».
À ce stade, ce sont donc bien trois listes qui comptent parmi leurs rangs des socialistes encartés ou non et leurs alliés. Pour une bonne partie, des ex-colistiers de Norbert Métairie. « C’est un beau gâchis, note un fin connaisseur de la politique lorientaise. Il y avait beaucoup de talents dans la majorité et une nouvelle génération prête à prendre la relève. Les égos se sont exprimés et auraient pu être arbitrés. Mais personne n’a sonné la fin de la partie. »
Au soir du premier tour, après une campagne à bâtons rompus, Damien Girard finit en tête avec 22,99 % des suffrages. Derrière lui : Fabrice Loher (20,83 %), puis Bruno Blanchard (18,45 %) et Laurent Tonnerre (17,80 %). Entre le premier et le dernier, à peine 650 voix d’écart. Le contexte particulier de la crise sanitaire, la faible participation, laissent le jeu particulièrement ouvert.
Pendant le confinement, les listes discutent entre elles, dans l’espoir d’opérer des fusions. En vain. La liste Girard ne parvient pas à s’entendre avec Bruno Blanchard, à qui elle demande de se retirer. « Ils voulaient ma tête, résume l’intéressé. Je pense que c’est le PS qui était derrière tout ça. » Premier refus de fusion.
Avant le premier tour, Damien Girard avait signifié aux partisans de Bruno Blanchard qu’il était hors de question que ce dernier mène une liste d’union de la gauche. « J’ai regardé la vidéo d’Adèle Haenel [2] – c’est hyper puissant en termes de message politique, indiquait l’écologiste à Mediapart. Cela pose des mots et des demandes d’actes sur la façon dont on construit une société où ces violences de masse s’arrêtent, parce qu’elles ne seront plus validées. »
Dans l’entre-deux-tours, Blanchard propose de son côté une alliance à Tonnerre « avec une offre très qualitative », mais ce dernier exige la tête de liste. L’entente est impossible. Deuxième alliance rejetée. Enfin, Tonnerre et Loher discutent mais le Marcheur fait machine arrière : « Je m’inscris dans une tradition lorientaise et porter le poids symbolique de celui qui aurait fait basculer Lorient à droite, c’était trop difficile pour moi. » Troisième tentative d’accord avortée. Bien que largement majoritaire, la gauche est partie divisée au second tour et, à la fin, Fabrice Loher a raflé la mise.
Mais comment interpréter ce résultat, au-delà du simple cas lorientais ? C’est bien une bascule historique, le récit d’une page qui se tourne en Bretagne : « C’est le scrutin le plus notable de la région. Saint-Brieuc, Morlaix et Quimper passent à gauche et Lorient à droite. C’est un revers pour Le Drian et peut-être le début de l’érosion de son pouvoir en Bretagne », explique Thomas Frinault.
En faisant le choix de s’allier au président de la République, le ministre des affaires étrangères avait fait le pari d’une alliance entre les socialistes et les progressistes au service d’un centrisme rénové. Le calcul était bon au départ : en 2017, la Bretagne a voté massivement Macron. Mais sa cote de popularité a décliné petit à petit. « Depuis, En Marche a loupé son ancrage territorial. Les entreprises LREM locales ont été torpillées par le contexte national », estime Romain Pasquier. Le mouvement des « gilets jaunes », la réforme des retraites et la crise sanitaire ne sont pas étrangers à cette défiance.
À Lorient, pour Laurent Tonnerre, l’étiquette En Marche, qui était un atout au départ, s’est transformée en boulet. « A posteriori, je regrette l’investiture. » Le candidat malheureux envisage également de quitter le mouvement présidentiel. D’autant que dimanche soir, un nouvel épisode est venu clore cette séquence particulièrement rocambolesque : Le Télégramme a révélé que Fabrice Loher avait reçu samedi matin un SMS de… Jean-Yves Le Drian [3]. Le « menhir » lui aurait « signifié qu’il était de tout cœur [avec moi] et qu’il serait à ma disposition pour m’aider à gérer les futurs dossiers lorientais », a confirmé le nouveau maire.
Véritable trahison ou simple opportunisme ? Un ancien proche de Le Drian y va de son analyse : « Il ne voulait pas que le cas de Lorient apparaisse comme une défaite personnelle. Surtout que c’est son terrain de jeu favori. C’est une façon de montrer qu’il garde la main, même s’il a de moins en moins de relais à Lorient aujourd’hui. » Car à la veille d’un possible remaniement ministériel, la perte de son fief ne pourrait-elle pas fragiliser Le Drian, considéré comme l’une des alternatives au premier ministre Édouard Philippe ?
Déborah Coeffier