Sans se laisser aller au triomphalisme, les dirigeants du Parti socialiste (PS) ont trouvé dans les élections municipales un motif de soulagement. Plusieurs d’entre eux évoquent une étape importante dans la « renaissance » de leur organisation. Le maintien global de ses positions et même des conquêtes de grandes villes comme Nancy ou Saint-Denis illustreraient, en effet, la résilience d’un parti ayant subi un véritable effondrement en 2017 [1], mais restant incontournable à gauche grâce à son implantation territoriale.
À quel point ce récit est-il corroboré par les chiffres ? Après tout, certaines victoires ont été compensées par des défaites tout aussi symboliques, comme à Carmaux, la ville de Jaurès, perdue après 128 ans de règne socialiste [2], ou à Lorient, passée à droite après 55 ans de gouvernement de la ville 53864. Quant à la bonne tenue socialiste, elle ne s’observe qu’au regard de 2014, année d’une véritable « saignée » du PS aux municipales.
Et si la résistance est avérée, présage-t-elle d’une reconquête par le PS d’un statut plus enviable ? La position avantageuse des maires sortants, qui ont obtenu l’essentiel des victoires enregistrées cette année, n’aura pas d’équivalent lors des élections décisives pour le pouvoir national.
Florent Gougou, maître de conférences à Sciences-Po Grenoble, a fait les comptes sur les villes de plus de 30 000 habitants. Il observe une stabilité plutôt qu’une redressement : 46 maires sortants portaient l’étiquette socialiste à la veille du scrutin de 2020, contre exactement le même nombre de maires élus à l’issue des opérations électorales. La décrue s’est même poursuivie par rapport aux villes détenues en 2014, dans la mesure où six d’entre elles ont été perdues par le PS au cours du dernier mandat, à cause d’élections partielles ou de changements d’étiquette (notamment à Lyon et Besançon, deux communes passées La République en marche et conquises cette année par les écologistes).
Mis en perspective sur une plus longue durée, les résultats de 2020 sont encore moins impressionnants. Depuis la fameuse vague rose de 1977, lors de laquelle le parti d’Épinay s’était révélé conquérant et avait placé de nombreux maires militants métamorphosés en « technotables » à la tête de grandes cités [3], jamais le nombre de villes socialistes de plus de 30 000 habitants n’était descendu en dessous de 50. Ajoutons que pour la première fois, les suffrages exprimés acquis au premier tour sont passés en dessous de la barre des 20 % (reculant même davantage cette année qu’il y a six ans).
Sur les trois dernières décennies, hormis les gains massifs de 2008 acquis dans l’opposition à Nicolas Sarkozy, l’emprise du PS n’a cessé de reculer (voir le graphique ci-dessous). La lourde défaite de 2014, de même que la stabilité relative de 2020, s’inscrit donc dans une tendance structurelle à la baisse. Les maires sortants PS qui se représentaient arborent certes un taux de reconduction élevé, à 83 %, mais Florent Gougou remarque qu’« il s’agit de la même proportion que pour l’ensemble des partis. Le taux de reconduction moyen est même légèrement plus élevé, à 86 % ». Le PS ne se singularise donc pas : si ses édiles résistent, ce n’est ni plus ni moins que les édiles en général.
[graphique pas reproduit ici.]
© Mediapart
Remarquons en outre que beaucoup de candidats PS ont préféré rester discrets sur leur appartenance au parti, ce qui relativise les conclusions nationales à tirer d’un scrutin local (voir notre émission sur Rouen et Nantes [4]). Philippe Juhem, maître conférences à Sciences-Po Strasbourg, estime d’ailleurs que la progression ou la régression de l’étiquette socialiste au niveau municipal constitue un indicateur fruste de la bonne santé du parti. Ce dernier, rappelle-t-il, « a renoncé depuis longtemps à imposer un programme municipal unifié aux porteurs de sa marque. Il n’y a pas d’effort de cohérence, de synchronisation des attitudes et des idées ».
Au plan local et d’un point de vue électoral, le PS continue en tout cas d’être menacé par plusieurs tendances lourdes. Celles-ci se repèrent aussi bien dans l’archipel métropolitain français, où se concentrent des populations à capital économique et culturel élevé, que dans des villes moyennes frappées par la désindustrialisation puis la dégradation de l’emploi public.
L’effilochement des loyautés envers le socialisme municipal
D’une part, les bases matérielles de ce qu’on a appelé le « socialisme municipal » se sont réduites avec le désengagement de l’État poursuivi ces dernières années. Le sociologue Élie Guéraut et le géographe Achille Warnant l’ont illustré avec une étude de cas sur Nevers, publiée dans Métropolitiques [5], qui délivre des enseignements généralisables à d’autres villes du même type. Contactés par Mediapart, ils expliquent que dans les années 1980-90, l’emploi public y a nettement progressé, notamment grâce à la décentralisation qui battait son plein, permettant de consolider « une alliance entre petite bourgeoisie culturelle et classes populaires », à travers des politiques d’intervention dans la « culture » et le « social ». Or, le processus s’est inversé à partir des années 2000.
Plutôt que la baisse en volume de l’emploi public, c’est sa précarisation qui a été le phénomène marquant. « Les chances d’ascension sociale par la fonction publique se sont réduites génération par génération », précisent les deux chercheurs, soulignant à quel point le noyau dur de l’électorat socialiste local a ainsi été fragilisé. Les fidélités partisanes se sont d’autant plus défaites qu’au cours du quinquennat Hollande, « le socialisme a été perçu comme ayant trahi à la fois localement et nationalement ». Fait aggravant, lorsque les villes ont été perdues (c’est le cas de Nevers, mais on pourrait appliquer la même observation à Limoges), les reconquêtes sont rendues délicates par la réorientation des ressources municipales vers « les fractions économiques des classes supérieures locales », au détriment d’autres groupes sociaux proches de la gauche, qui perdent des subventions et des locaux utiles pour s’organiser.
D’autre part, les socialistes ont subi une concurrence de plus en plus aigüe dans les très grandes villes les mieux intégrées à la mondialisation économique et culturelle – ce que nous avons appelé les idéopôles [6]. Dans la plupart d’entre eux, une sorte de social-libéralisme métropolitain a vu le jour, qui a débouché sur une dépolitisation de l’action municipale. Il s’est traduit par des politiques privilégiant l’attractivité économique et une amélioration du cadre de vie socialement sélective, sans grand souci d’implication citoyenne. Un tel modèle a cependant généré des contradictions croissantes (gentrification exacerbée, pollution, problèmes de mobilités et de logement…).
Comme le raconte le politiste bordelais Gilles Pinson dans la revue L’Économie politique, il en a résulté là aussi des délitements de loyautés électorales : « On peut penser ici au précariat intellectuel et aux groupes sociaux caractérisés à la fois par un attachement à la ville dense et un capital économique modeste. Les gauches urbaines ont aussi vu “fondre” une partie de leur électorat traditionnel, celui des ouvriers et employés de plus en plus contraints à (et souvent aussi séduits par) l’exil périurbain. » Au contraire, des contestations provenant d’une gauche alternative, souvent écologiste, ont gagné en audience, en même temps que le macronisme a pu séduire les couches les plus privilégiées de l’électorat de centre-gauche.
En 2014, c’est Grenoble qui a été le théâtre remarqué de cette re-politisation des enjeux urbains [7]. En 2020, cette dynamique a été rendue visible dans tous les autres idéopôles : pour la première fois, la moyenne des suffrages écologistes au premier tour y a dépassé celle des suffrages socialistes. Des ambiguïtés persistent quant aux politiques alternatives que les écologistes parvenus au pouvoir pourraient engager (lire l’article de Pauline Graulle [8] et la tribune de Pierre Charbonnier [9]), mais la compétition politique n’a plus rien à voir avec une situation d’hégémonie socialiste dont le seul adversaire serait la droite patrimoniale (on s’en rapproche encore à Paris ou Nantes, où les maires sortantes ont su profiter des failles écologistes locales).
Selon les villes, certains groupes sociaux et responsables politiques se sont tout bonnement convertis du socialisme à l’écologie politique. C’est ce que Philippe Juhem a repéré à Strasbourg : « Jeanne Barseghian [la nouvelle maire écologiste – ndlr] s’est appuyée sur les mêmes réseaux culturels progressistes que les socialistes autrefois, ainsi que sur les classes moyennes diplômées. Plus largement, ce sont les écologistes qui portent désormais le mieux les aspirations au renouvellement. » Même dans des villes moyennes, observent Élie Guéraut et Achille Warnant, la substitution partielle d’EELV au PS s’est produite dans certains milieux militants et associatifs, se traduisant parfois par un changement de leadership de l’opposition de gauche.
L’absence de « force propulsive » autonome
Il est vrai que dans beaucoup de cas où ils ne sont pas eux-même à la tête de la gauche unie, l’apport des socialistes reste crucial pour engranger des victoires. Cela correspond à la théorisation par le premier secrétaire Olivier Faure d’un « bloc social-écologique » dont le PS serait l’un des piliers. Carole Bachelot, professeure de science politique à l’université de Lille, confirme que « le PS n’a pas disparu comme élément de stabilisation de la gauche. Dans un certain nombre d’endroits, les écologistes ont besoin d’eux. Et la plupart du temps, les élus socialistes, même autonomisés du national et préoccupés par leur réélection, ne choisissent pas n’importe quel partenaire ».
Si cela est vrai au niveau local, où l’ancien système partisan persiste encore, la logique ne se transpose pas si facilement au niveau national. La centralité de l’élection présidentielle, qui a relégué les élections législatives à un scrutin de second ordre, ne permet guère à une force d’exister dans un statut intermédiaire de « parti charnière » faiseur de roi. On ne peut pas occuper à moitié le trône de la monarchie républicaine. D’où les résistances internes provoquées par le scénario d’un PS soutenant un candidat non issu de ses rangs [10], ainsi qu’est prêt à l’envisager Olivier Faure.
Pour qu’une véritable renaissance advienne, il faudrait qu’une personnalité crédible pour l’élection présidentielle émerge du parti. Ce n’est pas encore le cas, et l’organisation est encore très abîmée et discréditée à l’échelle nationale. Pour ceux qui voudraient accomplir une carrière politique comme pour ceux qui souhaiteraient militer pour une cause forte, c’est peu dire que le PS n’est plus la destination la plus évidente. À plus long terme, l’historien Mathieu Fulla émet l’hypothèse que le socialisme français pourrait être « sauvé par ses maires » [11]. Non seulement les collectivités locales ont constitué une base de repli et de survie au moment des crises nationales, mais elles ont aussi fourni l’occasion, au tournant du XXe siècle et dans la décennie 1970, de crédibiliser et de « dynamiser le projet national du parti ».
Dans sa contribution à The Conversation, Mathieu Fulla estime ainsi qu’au lieu de « la continuité gestionnaire », le PS pourrait développer à nouveau une « singularité par rapport à celle de ses adversaires de droite ou de gauche ». De la même façon que son ancêtre la SFIO avait promu un « socialisme de l’eau et du gaz » dans les années 1900, le parti pourrait se distinguer par sa capacité de poursuivre à égalité « des impératifs sociaux et écologiques ». Rien que ce « premier jalon » est néanmoins douteux.
Le modèle de la « mairie-providence » n’a jamais été pratiqué par le seul PS et a perdu beaucoup de sa pertinence maintenant que la plupart des fonctions de protection sociale sont assurées par d’autres collectivités et surtout des politiques nationales. En outre, comme on l’a vu, un contexte d’austérité publique prive de crédibilité cette orientation. Dans les communes les plus populaires où une politique sociale a été maintenue, comme dans l’ancienne ceinture rouge, on ne peut d’ailleurs pas dire que les socialistes fassent campagne sur ce terrain : la conquête de Saint-Denis par Mathieu Hanotin [12] s’est par exemple faite sur des enjeux de propreté, de sécurité et d’attraction de populations plus aisées. De l’autre côté, EELV reste une force historiquement et largement mieux identifiée à l’écologie que le PS, dont les contradictions ou le bilan en la matière [13] risquent de le desservir encore longtemps.
Philippe Juhem insiste pour sa part sur le fait que de toute façon, « le parti ne demande rien en termes de programme » à ses têtes de liste. À le suivre, le seuil de crédibilité franchi par les écologistes aux municipales de 2020 pourrait être « le dernier clou dans le cercueil du PS ». Même les édiles sortants ont été contraints de reprendre le vocabulaire de l’écologie politique, et « quand ils ne l’ont pas fait, le boulet est passé près, comme dans le cas de Martine Aubry ».
Le politiste estime que « la force de percussion du discours égalitaire que portait le socialisme, épuisée après un siècle de mouvement ouvrier et 50 ans du parti d’Épinay, réside aujourd’hui dans le discours écologiste. Elle est même potentiellement plus forte pour produire du consensus, car peu de gens peuvent assumer de vouloir “cramer la planète”. Or, pour éviter ce scénario, on retrouve le même objectif d’arraisonner la liberté économique, et la même nécessité d’en passer par de la planification et de la gestion collective. Le PS, qui n’a jamais pu atteindre cet objectif ni fait comprendre cette nécessité, est aujourd’hui dépourvu de thématique propre et de clientèle électorale spécifique à qui donner des garanties : il n’a donc plus de raison d’être ».
Si ce diagnostic s’avère juste, alors le destin du PS sera celui d’une force périphérique, condamnée à une survivance territoriale de plus en plus résiduelle, comme les radicaux puis les communistes l’ont expérimenté. De manière plus positive, sa culture, ses militants et ses responsables pourraient aussi devenir partie prenante d’une nouvelle construction politique, voire s’y fondre, ce qui semble être l’horizon du « bloc social-écologique » promu par le premier secrétaire actuel, au détriment du patriotisme de parti. La voie d’une véritable renaissance autonome, jusqu’à retrouver son statut perdu, apparaît décidément comme le scénario le moins probable.
Réelle, la résistance du PS à ces municipales doit donc être relativisée au regard des reculs subis au fil du temps, et ne pas nourrir d’illusion quant à la reproduction du même phénomène au niveau national. Le dernier test électoral probant à cette échelle, avec une participation nettement plus élevée – c’était aux européennes de l’an dernier –, s’est d’ailleurs conclu par un score proche du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 : 6,2 %.
Fabien Escalona