Ibram X. Kendi, 38 ans, est l’une des grandes figures de l’antiracisme aux États-Unis. Fondateur et directeur du centre de recherche sur l’antiracisme de l’American University de Washington, il vient de rejoindre la Boston University pour y créer un nouveau centre d’études sur l’antiracisme.
Il est l’auteur de cinq livres, dont l’essai de 2017 Stamped from the Beginning : The Definitive History of Racist Ideas in America [“La grande histoire des idées racistes aux États-Unis”, non traduit]. Il a aussi publié en 2019 How to Be an Antiracist [“Comment devenir antiraciste”, à paraître en français en septembre 2020 aux Éd. Alisio], livre qui connaît un regain de popularité dans le cadre du mouvement de protestation actuel aux États-Unis..
Le cinquième livre d’Ibram Kendi, paru aux États-Unis en juin, ne diffère des autres que par son public cible. Antiracist Baby est en effet un album illustré qui s’adresse aux enfants de 0 à 3 ans, à l’attention de ceux qui veulent parler des couleurs de peau et du racisme dès le plus jeune âge. Kendi, quoique prudent, a bon espoir que la société évolue, mais il est aussi convaincu que les transformations doivent être engagées par les nouvelles générations si nous voulons avoir une vraie chance de construire un pays plus juste.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ? L’antiracisme est loin d’être un sujet léger pour les enfants.
J’ai une fille de quatre ans qui aime qu’on lui lise des livres et je voulais avoir un livre à lui lire. Je voulais aussi donner aux autres parents un outil pour discuter du racisme avec les petits, avant même qu’ils comprennent cette notion. Quand ils seront plus âgés, ils en auront ainsi suffisamment entendu parler pour que ça ne soit plus une question mystérieuse ou taboue.
Il est aussi crucial que nous, adultes, prenions la peine de nous informer amplement sur le racisme et l’antiracisme. Nous aurons ainsi la crédibilité nécessaire pour faire œuvre de pédagogie auprès des jeunes. Il y a des enfants qui voient une peau plus foncée ou plus claire et qui la jugent plus belle ou meilleure. D’où vient cette idée ? Nous devons les encourager à y penser délibérément, à être nous-mêmes explicites à ce sujet. Si un enfant dit “maman, regarde ce pauvre Noir”, nous devons savoir quoi répondre.
Quand les enfants posent une question raciale et que nous la balayons sous le tapis, nous leur faisons comprendre que c’est un sujet interdit. Les parents blancs, en particulier, n’en parlent pas car ils pensent que les enfants ne doivent attacher aucune importance à la couleur de peau. Mais des études montrent que, dès l’âge de deux ans, les petits voient les personnes selon ce critère.
En quoi votre ouvrage se distingue-t-il des livres qui expliquent aux enfants noirs qu’ils n’ont rien à se reprocher, que leurs cheveux sont beaux, qu’il faut cultiver sa différence, que nous sommes tous égaux ?
Mon livre aborde spécifiquement l’égalité de tous, quelle que soit la couleur. C’est assez différent de ceux qui mettent en avant les couleurs de peau ou dissertent de l’amitié entre les peuples.
Beaucoup de Blancs sont favorables aux manifestations actuelles contre les violences policières et les injustices raciales. Mais il en reste 45 % qui soutiennent Trump et tout ce qu’il représente. Qu’est-ce que le mouvement antiraciste doit en déduire ?
Je pense que de nombreux Américains blancs ont compris qu’en effet, on peut avoir des gens comme Donald Trump et comme Amy Cooper. [Cette New-Yorkaise blanche, démocrate, a créé la polémique en accusant injustement d’agression un promeneur noir à Central Park, fin mai]. La vraie question est de savoir si ces 45 % continuent à croire que la plus grande menace pour les États-Unis, ce sont les délinquants noirs et les terroristes musulmans, ou alors si elle vient plutôt des élus politiques que soutient ce pan de la population. D’autres commencent à prendre toute la mesure des injustices raciales et à comprendre que nous avons besoin d’une stratégie antiraciste.
En quoi consisterait-elle ? Quand on parle de stratégie antiraciste, parle-t-on de droits civiques ?
De droits civiques ou de droits fondamentaux. Cela dépend. Mais ce qui est essentiel, c’est d’admettre que si un pays tout entier est bâti sur une idéologie raciste, et coupable d’un péché collectif, il ne peut pas se déclarer “non raciste” un beau jour et être dispensé de rassembler des données, analysées par des professionnels au niveau local, fédéral ou des États, en vue de remédier aux disparités raciales. Si les pouvoirs publics veulent réellement mettre en œuvre une politique antiraciste, nous avons besoin de gens pour faire ce travail.
Avez-vous bon espoir que ce jour approche ?
N’importe qui peut changer. Ce sera une question de temps. Je ne sais si tout le monde sera antiraciste d’ici à 2030, mais j’espère en revanche que toutes les politiques racistes auront été éliminées d’ici là. Ce serait incroyable.
Que classez-vous parmi les politiques racistes, outre les évidences telles que les violences policières ? Est-ce que la majorité des politiques américaines sont racistes par définition ?
Une politique est raciste dès lors qu’elle crée des injustices. Elle est antiraciste si elle fait le contraire. Il est crucial de commencer par une définition – ensuite, on va dans un quartier et on examine ce qui s’y passe. Je ne suis pas convaincu que les élus politiques et les fonctionnaires seront les fers de lance du changement. La population devra faire pression pour que les choses changent.
Vous avez expliqué dans un article récemment que les gens doivent s’imaginer à la place des Noirs, se mettre dans leur tête. J’en déduis que le racisme est un problème spirituel, car il empêche les gens de voir l’âme des Noirs. Sommes-nous en train de retrouver la vue ?
C’est l’une des choses qui distingue les humains, cette faculté à se projeter dans l’âme des autres. Pour cette raison, je crois que le racisme devient plus clair. Les Blancs perçoivent l’injustice raciale, ils voient Breonna [Taylor, tuée lors d’un raid de la police à son domicile en mars à Louisville dans le Kentucky] et George [Floyd], et ils voient bien qu’ils ne sont pas responsables de leur mort. C’est le racisme des forces de l’ordre qui est en cause. Aujourd’hui, ces Blancs cherchent à transformer les politiques en vigueur, et on peut s’en féliciter.
Erin Aubry Kaplan
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