Pendant l’irruption du Sras de 2003, Pascale Brudon était représentante de l’OMS au Viêtnam, considéré comme le premier pays à avoir réussi à endiguer l’épidémie. Elle travaillait aux côtés du médecin italien Carlo Urbani, le premier à avoir identifié ce nouveau virus, et qui en est décédé. Elle craint que cette mort n’ait été inutile, tant les leçons n’ont pas été tirées. Et juge très sévèrement les transformations de l’OMS depuis 2003, qui la rendent impuissante à endiguer ce qui se déroule aujourd’hui, notamment du fait d’une complaisance très forte vis-à-vis de la Chine.
Joseph Confavreux : Vous étiez la représentante de l’OMS au Viêtnam au moment de l’épidémie de Sras, qu’est-ce que cela signifie ?
Pascale Brudon : C’est un titre un peu ronflant mais qui recouvre, entre autres, un travail journalier de conseil et d’assistance auprès du ministère de la santé, et d’autres instances de pouvoir pour tout ce qui concerne la santé, notamment la santé des populations les plus vulnérables. Notre bureau se trouvait à Hanoï et pendant les trois ans qui précédèrent le Sras, nous avions construit une équipe de bonne qualité, active dans le champ des maladies infectieuses (hépatite, tuberculose, sida), des problèmes liés au tabac et aux accidents de la route, et de la réforme du système de santé. Les maladies infectieuses cependant n’étaient pas au cœur de nos préoccupations, à l’exception du sida, le Viêtnam ayant depuis longtemps de bons programmes de vaccination, comme beaucoup de pays centralisés et relativement autoritaires.
Dans mon équipe il y avait Carlo Urbani, médecin italien, mort quelques semaines après avoir été le premier à identifier quelque chose d’inconnu et dangereux, qu’on appellera le Sras. Aujourd’hui, je suis triste et en colère de voir que beaucoup n’ont pas retenu les leçons de cette mort et de cette première épidémie du XXIe siècle, même si en Corée du Sud, à Hong Kong, à Taïwan ou à Singapour, elles ont été davantage comprises.
Comment avez-vous vécu, en 2003, l’arrivée du Sras au Viêtnam ?
Il faut savoir que nous suivions d’assez près ce qui se passait en Chine, les deux pays avaient des liens, certes compliqués, mais nombreux, et développaient souvent des politiques et des stratégies de santé publique assez proches. Et pourtant, ce n’est que mi-février que nous avons entendu parler de rumeurs concernant des pneumonies atypiques qui auraient fait de nombreux morts dans la province de Guangdong en Chine. Et c’est un peu plus tard, le 28 février, que l’Hôpital français de Hanoï nous a appelés pour un patient sino-américain, venant de Chine et de Hong Kong, et présentant des symptômes de pneumonie.
Carlo, notre spécialiste des maladies infectieuses, s’est rendu à l’hôpital. C’est un excellent clinicien et il comprend, dès le 3 mars, que nous sommes face à quelque chose d’inconnu et de potentiellement dangereux. Deux jours plus tard, sept médecins et infirmières de l’hôpital qui s’étaient occupés du patient sont sérieusement malades. Cette première semaine a été cruciale. Non seulement les pratiques de contrôle de l’infection (détection, isolement, suivi des contacts, etc.) et les gestes barrières ont été renforcés à l’hôpital, mais nous avons fait remonter quotidiennement aux bureaux de l’OMS à Manille et à Genève, qui étaient déjà en alerte, les informations que Carlo récoltait sur l’évolution de la maladie. Nous avons aussi envoyé des échantillons à plusieurs laboratoires dans le monde en vue d’identifier l’agent pathogène.
Très rapidement, il a fallu convaincre le gouvernement vietnamien qu’il s’agissait d’un problème grave et qu’ils devaient se préparer. À force de pressions, une réunion fut organisée le dimanche 9 mars entre le vice-ministre de la santé, quelques cadres vietnamiens, Carlo Urbani et moi-même. Elle fut longue et difficile mais ce fut un tournant. Il fut décidé que le premier ministre et le chef du parti communiste seraient informés de la situation et qu’une équipe internationale d’épidémiologistes, de cliniciens et de logisticiens arriverait très vite et travaillerait avec les cadres vietnamiens à l’analyse et au contrôle de l’épidémie jusqu’à la fin de celle-ci. Quelques jours plus tard, le 29 mars, Carlo meurt du Sras, cela a été un grand chagrin, bien sûr pour sa famille, mais aussi pour nous tous au Viêtnam, il y a eu de nombreux hommages dans tout le pays et ailleurs dans le monde.
Très vite, l’OMS lance une alerte globale, mobilise le Réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie (GOARN) et organise la collaboration de différents laboratoires pour identifier l’agent causal. Du fait de cette collaboration poussée, on ne sait toujours pas quel laboratoire a le premier « découvert » que le Sras était causé par un coronavirus totalement inconnu des scientifiques.
À cette époque, les États ont en effet joué une partition commune, sous l’égide de l’OMS qui a été très réactive, ce qui a contribué à mettre fin à l’épidémie avant qu’elle ne fasse trop de victimes. Lutter contre une épidémie suppose une très bonne organisation et un esprit de collaboration, que je ne vois pas aujourd’hui.
Au sein de cette partition commune, le Viêtnam a été considéré comme un modèle. En quoi ?
Je ne suis pas certaine qu’on puisse parler de modèle, mais l’OMS a officiellement déclaré le 28 avril que le Viêtnam était le premier pays à avoir endigué l’épidémie de Sras. Je pense que cela tient d’abord à la rapidité de réaction, en partie liée ici à un facteur chance : le malade s’est présenté à l’hôpital peu de jours après les premiers symptômes, l’hôpital a réagi très vite en appelant l’OMS. L’évidence qu’il se passait quelque chose de très dangereux et les premières mesures mises en place ont évité une multiplication des cas à partir de ce premier patient.
Le gouvernement a joué le jeu de la transparence et a continué à travailler avec l’équipe internationale à la collecte des données, la détection et l’isolement des malades, le suivi des contacts, la formation du personnel de santé. Il a aussi pris des dispositions pour préparer des hôpitaux, mettre en place des directives et des protocoles dans les différentes régions du pays, diffuser des messages pour que tout le monde soit vigilant et capable de réagir en cas de suspicion et sécuriser un budget pour le matériel de protection.
Donc d’abord la rapidité de réaction, et ensuite la mise en place, sérieuse et organisée, de bonnes pratiques de contrôle de l’infection, d’ailleurs très simples, puisqu’elles datent de l’époque de Pasteur. Mais peut-être le facteur le plus important au Viêtnam réside dans le fait que nous n’avons eu qu’un patient zéro, même s’il a contaminé beaucoup de monde. Je ne sais pas si nous aurions résisté à plusieurs cas importés : le Viêtnam, en 2003, était encore un pays pauvre.
Il faut ajouter que le gouvernement vietnamien n’a pas suivi la Chine, il a accepté d’être le premier grand pays de la région à reconnaître le problème. Son nationalisme ne s’est pas transformé en déni et repli sur le mode « on est malades mais on ne le dit pas », mais sur le mode « nous allons être les meilleurs pour affronter ensemble la maladie ».
Peut-on tirer des enseignements de cette épidémie de Sras pour la crise sanitaire actuelle ?
Oui, les deux virus sont très proches, avec cependant une différence importante, le virus du Covid-19 peut être contagieux même quand les symptômes sont bénins, alors que pour le Sras, on avait davantage le temps de mettre en place des mesures d’isolement, la contagion n’arrivant qu’avec les symptômes graves. Mais, en 2003, il n’y avait pas de tests, donc le dépistage était plus difficile.
On aurait dû apprendre plein de choses de ce succès mondial remporté contre le Sras : d’abord, que de nouveaux virus peuvent toujours apparaître, créant parfois de grandes épidémies et mettant en danger la santé et les moyens de subsistance de beaucoup de monde, qu’il est donc nécessaire d’être vigilant et de comprendre les origines des virus et les liens entre santé humaine et écologie.
Ensuite, que nous vivons dans un monde où l’intensité des échanges aériens a un rôle crucial dans l’extension des épidémies et que ce qui se passe en Chine ou ailleurs peut nous toucher très rapidement et très directement, d’où l’importance de la transparence et de l’échange d’informations, d’une collaboration et d’une coordination internationales efficaces et d’agences internationales fortes et suffisamment financées.
Enfin, que la santé publique, l’épidémiologie, la prévention et l’anticipation des risques sont les premières armes et que des systèmes de santé affaiblis par des années de coupes budgétaires et de politiques d’ajustement structurel et non préparées à ce genre de risques ne peuvent les assumer.
Plus spécifiquement, on peut noter le caractère décisif de la vitesse de réaction des différents acteurs, et que des pratiques qu’il n’est guère difficile de mettre en place – tests, isolation des individus contaminés, suivi des personnes avec qui ils ont été en contact, masques, lavage de mains, désinfection – ont très bien marché, que ce soit en Corée ou à Taïwan, qui ont tiré les leçons de 2003 et du Sras. Taïwan a commencé à faire des tests à partir du 11 janvier dernier, dès que la Chine a livré le séquençage du Sras-2. Certes, ces pays ont sans doute des capacités plus grandes que les nôtres à remonter les itinéraires des gens contaminés et à suivre leurs déplacements, mais notre manque d’humilité et notre méconnaissance du reste du monde nous rendent imperméables à ce que font ces pays considérés comme des démocraties imparfaites et des lieux exotiques. Si on avait été plus attentifs début janvier à ce qui se passait en Chine et aux mensonges des années Sras, on aurait certainement aujourd’hui beaucoup moins de morts, de gens confinés et une économie qui pourrait fonctionner.
Une autre leçon importante est que même si on sait beaucoup de choses sur les liens entre santé animale et santé humaine, nous n’en avons pas tiré toutes les conséquences. Les pays frontaliers de la Chine ont, eux, bien compris qu’il y avait là un véritable sujet, que l’urbanisation galopante, la destruction des écosystèmes et l’ouverture des routes de la soie qui détruisent les jungles nous rapprochent des chauves-souris et des virus qu’elles abritent. En outre, la Chine n’a pas régulé les marchés d’animaux sauvages comme elle était censée le faire en 2004 et n’a pas ratifié la Convention de Washington de 1973 sur le commerce des espèces menacées d’extinction, dont le pangolin, suspecté d’être l’hôte du virus, fait partie. Le 24 février, elle vient d’interdire tout commerce et consommation d’animaux sauvages mais elle ne dit rien de leur usage en médecine traditionnelle. Ce non-respect des conventions internationales est peut-être une des raisons pour lesquelles nous n’arrivons pas à avoir de données exactes sur le point de départ de l’épidémie et sur ce fameux marché de Wuhan.
Les pays frontaliers de la Chine ont aussi conscience que celle-ci n’est pas transparente. On a commencé par dire que, contrairement à l’épidémie de Sras, la Chine avait joué la transparence, mais en réalité on voit bien que le chiffre des morts du Covid-19 est sans doute complètement sous-estimé. Une différence importante par rapport à 2003 est que la Chine est aujourd’hui toute-puissante et que personne n’ose la contredire, même quand elle fait de la propagande. Nous sommes éblouis par la puissance chinoise, et cela nous fait perdre notre sens critique. Quand les autorités ont annoncé qu’elles construisaient, à Wuhan, deux hôpitaux supplémentaires, tout en expliquant n’avoir que quelques centaines de cas de coronavirus, cela aurait dû nous alerter.
Quelles différences faites-vous entre 2003 et aujourd’hui concernant le rôle de l’OMS ?
Énormes. Il y a eu un véritable affaiblissement du système des Nations unies et du multilatéralisme, et la capacité d’action des agences onusiennes a beaucoup diminué en dépit du renforcement des règlements internationaux. Il faut aussi constater que la carrure du directeur général de l’OMS est importante. À l’époque du Sras, la Dr Gro Harle Brundtland, qui avait été première ministre de Norvège et également à l’origine de la Conférence de Rio de 1992 sur l’environnement et le développement, était extrêmement qualifiée et capable de mobiliser ses troupes et le monde entier. Elle parlait directement et frontalement aux chefs d’État et savait taper du poing sur la table, même face à une Chine récalcitrante mais moins puissante qu’aujourd’hui.
On voit bien que dans cette nouvelle épidémie, l’OMS et son directeur général sont inaudibles. D’autre part, le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus a une responsabilité importante dans ce qui se passe, notamment pour avoir endossé le discours de la Chine pendant de nombreuses semaines sans prendre en compte ni les lanceurs d’alerte, ni les rumeurs sur ce qui se passait à Wuhan ou ailleurs et pour avoir ensuite promu le modèle chinois de gestion de cette nouvelle maladie. Il a ainsi retardé la prise de conscience au niveau mondial et la mise en place de mesures urgentes. Et a décrédibilisé l’organisation.
Ce qu’on peut dire, c’est que le succès obtenu sur le Sras est dû à l’incroyable coopération de presque tous les gouvernements, des organisations internationales, des bailleurs de fonds, et ce sous le leadership et la neutralité de l’OMS. Aujourd’hui, l’OMS n’a émis qu’une seule recommandation fin février sur le trafic international, recommandation qui n’a été suivie d’aucun effet et je ne vois aucune équipe internationale qui se rende en Chine pour mieux comprendre ce qui s’est passé. La mission conjointe OMS-Chine qui a passé quelques jours en Chine en février, dont un seul à Wuhan, n’a certainement pu voir que la surface des choses et ce que les autorités chinoises voulaient bien montrer. Je ne pense pas qu’en 2003, la Chine aurait pu ainsi imposer sa version de l’histoire. Mais l’OMS est aussi ce que les États en font, les États ont repris la main, et c’est le chacun pour soi.
Comment jugez-vous le calendrier des mesures adoptées par la France pour contrer l’épidémie ?
J’ai passé peu de ma carrière en France, mais je suis effarée par la manière dont les dispositifs de santé publique ont dysfonctionné, alors qu’on a déjà connu des épidémies importantes. Lorsque l’OMS a sorti fin janvier la liste de l’augmentation des cas pays par pays, il était encore temps de réagir. Il y a vraiment eu des signaux qui n’ont pas été entendus. Qu’il s’agisse du premier foyer d’épidémie en Haute-Savoie, de celui de Creil ou de Mulhouse, dépister à grande échelle, comme en Corée, aurait été la solution raisonnable, mais nous n’avions pas assez de tests, de masques et autres matériels de protection, c’est révoltant.
Maintenant, il n’y a plus qu’à rester confinés et j’espère que les politiques et les scientifiques collaborent au niveau international et avec l’OMS pour décider des prochaines stratégies, et mettre au point des médicaments et des vaccins qui devraient être traités comme des biens communs hors du profit, mais peut-être est-ce un rêve…
Je me souviens qu’au moment du Sras, beaucoup d’équipes sont venues au Viêtnam nous aider et apprendre de notre gestion de la crise. J’ai vu passer beaucoup de gens très qualifiés, mais quasiment personne de France, je ne sais pas vraiment pourquoi. Les intérêts nationaux ? Les intérêts économiques et la volonté de découvrir le virus et le vaccin les premiers ? Ou le sentiment qu’on peut faire mieux tout seul… Peut-être que le moment difficile que nous traversons pourra nous faire réfléchir à nos déterminismes. Car si les émergences de virus sont inévitables, les épidémies ne le sont pas.