Le phénomène demeure évidemment minoritaire, mais prend une ampleur que nul n’aurait pu soupçonner il y a encore quelques semaines, et installe dans le débat public une question dont la radicalité n’a d’égal que la simplicité : faut-il en finir avec la police ?
« Disempower, disarm, disband »
Aux USA, le mot d’ordre de l’abolition de la police s’articule en réalité autour d’un triptyque : « disempower, disarm, disband » (affaiblir, désarmer, démanteler). Il s’agit d’une stratégie réfléchie, que l’on trouve notamment explicitée par le collectif A World Without Police (« Un monde sans police ») [1], un programme d’actions et de revendications qui tente de prendre en compte les contradictions que porte en elle la revendication de l’abolition de la police et les principales objections qui peuvent lui être apportées.
Affaiblir la police, c’est s’opposer à la construction de nouveaux commissariats, à la création de nouvelles unités, à l’extension des prérogatives et des zones d’intervention de la police, aux campagnes de recrutement, etc. Le mot d’ordre « offensif » de la baisse des financements de la police (« Defund the Police ») est de plus en plus repris dans les manifestations, de même que celui de l’exclusion des syndicats policiers de la centrale syndicale AFL-CIO, qui participerait aussi à une dynamique d’affaiblissement.
Désarmer la police, c’est poser concrètement, et corrélativement au mot d’ordre de l’affaiblissement, la question du suréquipement policier, des processus de militarisation du maintien de l’ordre et, au-delà, des responsabilités de la police dans l’extension de la violence des rapports sociaux. C’est pointer le fait que, contrairement à la légende savamment entretenue par les garants de l’ordre établi, les armes de la police ne servent pas à pacifier les relations sociales mais, au contraire, contribuent à générer toujours davantage de violence(s).
Démanteler la police, enfin, c’est revendiquer la suppression du corps policier car il opprime la population qu’il prétend « protéger ». Une revendication qui n’est pas vue, aux USA, comme l’aboutissement d’un processus qui passerait d’abord par l’affaiblissement et le désarmement, mais comme étant articulée à ces deux mots d’ordre. Une revendication qui s’affronte à « la » question qui fâche : supprimer la police, mais pour mettre quoi à la place ? Ou, dans une autre version : la police pose certes des problèmes, mais n’y en aurait-il pas davantage si on la supprimait ?
Se passer de la police ?
Ces questions, et les réponses « classiques » qui leur sont apportées (à savoir : une société ne peut pas se passer de police) sont polluées par des postulats bien ancrés dans les mentalités. On parle ici notamment de ce qu’Engels qualifiait de « vénération superstitieuse de l’État et de tout ce qui y touche, vénération qui s’installe d’autant plus facilement qu’on est, depuis le berceau, habitué à s’imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière ne sauraient être réglés que comme ils ont été réglés jusqu’ici, c’est-à-dire par l’État et ses autorités dûment établies. » [2]. Toute ressemblance avec les déclarations de Jean-Luc Mélenchon avant la manifestation du 13 juin (« On a le droit de rêver d’une société sans police, c’est un beau rêve, mais ce n’est qu’un rêve. Il faut une police, pensée, organisée, obéissante à l’État républicain et aussi désarmée que possible ») est purement fortuite…
L’un de ces postulats est celui selon lequel la police serait irremplaçable dans sa mission (revendiquée) de « protéger » la population, et serait un élément incontournable dans la gestion des conflits. N’est-elle pas le corps auquel nous nous adressons lorsque nous subissons une agression, un cambriolage, des menaces, etc. ? Cet état de fait, s’il semble incontestable, ne doit toutefois pas être pris comme un donné social intemporel. En d’autres temps et/ou sous d’autres cieux, ces fonctions ont pu, et peuvent encore, être exercées par d’autres structures, issues directement de la population et/ou sans subordination à l’État. En raison des contraintes de format de cet article, nous n’entrerons pas dans le détail de ces diverses expériences, et nous contenterons d’insister sur ce point : il est nécessaire de décentrer le regard et de considérer que « la police » telle que nous la connaissons (et la subissons) dans les sociétés façonnées par le capitalisme est une construction sociale qui, comme toute construction, peut être détruite.
Il importe, au total, de se débarrasser de l’idée selon laquelle les situations problématiques qui peuvent se poser au sein d’une société ou d’une communauté donnée ne pourraient être résolues que par l’intervention d’un corps autonome et séparé. C’est tout le sens des initiatives variées (formations à la gestion des conflits, à l’accompagnement des victimes de violences, constitution de collectifs de quartier ou d’immeuble, etc.) poursuivant l’objectif de renforcer les liens sociaux pour que les personnes puissent gérer collectivement l’essentiel des problèmes sans avoir « besoin » d’en appeler à la police. On ne parle évidemment pas ici des « citoyens vigilants » et autres milices qui se pensent comme des supplétifs de la police et reproduisent, souvent en pire, les comportements policiers, mais bien de groupes auto-organisés dont l’objectif est la résolution des conflits de basse et de moyenne intensité, qui représentent en réalité l’essentiel des interventions policières.
Un horizon stratégique
En posant la question de l’abolition de la police, et donc de son caractère (ou non) indispensable, on s’attaque ainsi à une certaine confusion des genres, liée à ses multiples attributions. La police est à la fois le corps auquel les citoyenEs ont été habitués à faire appel dans de nombreuses situations problématiques, mais aussi le corps auquel l’État fait appel pour réprimer la contestation sociale. Or, ce n’est pas de cette dernière fonction que la police tire sa légitimité aux yeux du plus grand nombre, mais bien de la première. C’est sur cette confusion des genres que jouent les pouvoirs en place, en tenant de dissimuler le rôle fondamentalement répressif de la police derrière son prétendu rôle de « service public ».
Est-ce à dire que l’on pourrait démanteler la police, garante d’un ordre injuste, sans démanteler cet ordre lui-même ? En d’autres termes : peut-on se débarrasser de la police sans se débarrasser du capitalisme ? La réponse est évidemment non, tant elle joue un rôle fonctionnel dans le maintien du capitalisme. C’est en ce sens que la revendication de l’abolition de la police doit être considérée comme un horizon stratégique, une boussole, et non comme un mot d’ordre pouvant être satisfait ici et maintenant. En 2016, la journaliste du Chicago Reader Maya Duksamova publiait une enquête [3] sur des groupes de Chicago tentant de mettre en pratique les mots d’ordre abolitionnistes, dans laquelle un témoin expliquait : « Je pense qu’il faut considérer cette notion [l’abolition] comme une stratégie et un objectif, davantage que comme quelque chose que vous pourriez mettre en place aujourd’hui. Quand j’écoute les abolitionnistes, ce que j’entends, c’est qu’il est possible de construire un monde sans prisons ni forces de police. »
Les campagnes contre la police et la mise en place de « contre-institutions » rendant inutiles ses interventions se heurtent en effet à cet obstacle majeur : la place centrale de la police dans le système de domination capitaliste lui confère une position qui demeure incontournable pour celles et ceux qui sont confrontés, notamment, à des situations de violences graves. Prôner la disparition « ici et maintenant » de la police, c’est faire fi de cette difficulté, et c’est l’un des pires moyens de combattre les illusions selon lesquelles on pourrait construire une alternative globale aux forces de police sans poser la question de l’abolition de l’État. En ce sens, il importe d’articuler revendications immédiates pour affaiblir la police et lutter contre ses violences, pratiques alternatives tendant à démontrer que la police n’est pas un « mal nécessaire », et projet politique global de renversement du capitalisme.
Julien Salingue