Animatrice d’un blog féministe « Crêpe Georgette », Valérie Rey-Robert a publié plusieurs ouvrages consacrés à la culture du viol et au sexisme. Le dernier, Le Sexisme, une affaire d’hommes (Libertalia), est paru en mars dernier. Elle réagit à la nouvelle composition du gouvernement de Jean Castex, avec la promotion de Gérald Darmanin au ministère de l’intérieur et la nomination d’Éric Dupond-Moretti au poste de garde des Sceaux.
Mardi 14 juillet, le président Emmanuel Macron a confié avoir eu une « discussion » avec Gérald Darmanin, visé par une plainte pour viol – toujours en cours d’examen – et présumé innocent, « qui a été aussi blessé par ces attaques » (dixit le président). « Il y a aussi une relation de confiance d’homme à homme, si je puis dire. Le président de la République et un ministre nommé sur la réalité de ces faits et leurs suites », a-t-il conclu.
Quant à Jean Castex, il explique dans Le Parisien du jeudi 16 juillet avoir « regardé quelle était la situation, en [s’]appuyant sur tous les éléments publics et les jugements rendus par la justice » [1]. « Au vu de ce que nous savons, je pense qu’il aurait été profondément injuste de condamner par avance Gérald Darmanin », affirme le premier ministre.
Lénaïg Bredoux. À quoi renvoie, selon vous, la formule d’Emmanuel Macron « d’homme à homme » à propos de sa conversation avec Gérald Darmanin ?
Valérie Rey-Robert. D’un strict point de vue de communication politique, cela me semble intelligent. Beaucoup d’hommes vont se reconnaître dans cette phrase. Elle fait appel à notre imaginaire collectif : celle d’une discussion entre hommes où l’on s’échange de vraies valeurs.
Elle renvoie à de nombreuses productions culturelles. On imagine Jean Gabin ou Lino Ventura. Elle évoque la franchise, la loyauté. On n’imagine pas que des hommes entre eux vont mentir : c’est « la parole d’homme » [comme dans l’expression « parole d’homme, homme d’honneur » – ndlr].
En disant cela, Emmanuel Macron s’adresse donc aux hommes. Et aux femmes qui défendent cette image des hommes.
Les hommes sont par ailleurs élevés dans une idée claire : celle que les femmes ont des défauts comme le vice et la manipulation, et particulièrement la manipulation à l’égard des hommes. Dès leur plus jeune âge, les hommes apprennent qu’on ne peut pas se fier aux femmes. Elles mentent, elles sont vicieuses, elles leur veulent du mal, elles ne sont pas droites.
L’histoire, la vie, nos expériences, mais aussi les productions culturelles – la série Game of Thrones, ou avant elle Les Rois maudits – regorgent d’hommes qui ont fait des coups en douce, des coups tordus mais ils ne sont jamais vécus comme du « vice de femme », ce vice qui cause la guerre de Troie et la désolation. Le vice des hommes est de l’intelligence – il est admirable – pendant que celui des femmes est maléfique et quasi viscéral.
Et les conséquences de leurs ruses ne sont jamais aussi graves que les coups tordus des femmes, qui mènent à la perte de l’humanité : c’est la figure d’Ève [dans le Livre de la Genèse, la mère de l’humanité qui mangea le fruit défendu et rendit les humains mortels – ndlr], ou de Pandore [dans la mythologie grecque, la figure féminine à l’origine de la boîte de Pandore – ndlr].
Les hommes s’imaginent donc qu’eux aussi pourraient être à la place de l’accusé. Les femmes ont peur d’être violées – parce que c’est une réalité, un fait social. Et les hommes ont la peur fantasmatique d’être faussement accusés de viol. Quand ils voient les accusations visant Gérald Darmanin, majoritairement, ils se disent que cela pourrait être eux, et ils se demandent ce qui se passerait si cela leur arrivait.
Cela inverse complètement les choses. Les femmes mentent, et les hommes sont victimes des femmes.
Et si l’on poursuit encore : l’idée que les crimes commis par les hommes à l’égard des femmes ne sont pas si graves, et que les femmes exagèrent toujours, est encore ancrée. La présomption d’innocence est toujours brandie dans les affaires de violences sexuelles.
Je prends toujours l’exemple de Roman Polanski et du cas qu’il a lui-même reconnu, celui de Samantha Geimer. Si on demande aux gens dans la rue ce qu’ils pensent d’un homme qui fait boire et propose de la drogue à une gamine de 13 ans avant de la violer, tout le monde trouvera cela scandaleux. Les gens sont contre le viol dans l’abstraction. Mais quand on nomme la personne visée, leur réaction est très différente : que cela dit-il de moi d’être ami avec lui ? De l’admirer ou d’admirer ses films ? Ou de partager les mêmes convictions que Gérald Darmanin ?
Mais ne retrouve-t-on pas cette réaction à chaque mise en cause ? Condamner les violences et être tiraillé s’il s’agit d’un proche ?
Oui bien sûr. Surtout quand il s’agit d’une agression raciste, ou homophobe, la culture de l’excuse se retrouve. Mais elle est moins forte dans les cas de violences lambda. Surtout, il y a moins de victime blaming [le fait de s’en prendre à la victime – ndlr].
Les propos d’Emmanuel Macron font-ils de l’Élysée et du gouvernement une sorte de boys’ club ?
Les organes de pouvoir de manière générale, les grandes entreprises, les lieux de décision politique sont majoritairement dominés par des hommes. La société tout entière est un boys’ club. Elle valorise la violence masculine.
Par ailleurs, les hommes apprennent à être solidaires entre eux : j’ai lu récemment le récit d’une étudiante sur Twitter qui raconte à un ami homme qu’elle a été agressée sexuellement. Ce dernier, par défaut, prend la défense de l’agresseur… C’est ça, le boys’ club. C’est cette solidarité immédiate.
C’est ce que nous disaient l’ami de cette « twitta », Emmanuel Macron ou les milliers d’hommes, maris, pères, copains, frères qui ne nous ont pas crues quand on leur a dit qu’on avait été violées. Parce que la parole d’un homme, fût-il accusé de viol, vaut plus que celle d’une femme.
De quoi se nourrit cette solidarité masculine ?
Les hommes l’apprennent en devenant des hommes, en apprenant des valeurs viriles. Ils apprennent que la violence, encadrée, mesurée, blanche, hétérosexuelle, est une valeur positive et que c’est par elle qu’on est un homme. Elle fait partie de la construction masculine.
Ils n’ont pas forcément le choix, et ils paient très chèrement le fait de ne pas respecter les valeurs viriles, à coups d’insultes et de violences.
Margaret Atwood [autrice de La Servante écarlate – ndlr] a dit que « les hommes ont peur que les femmes rient d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent ». Je pense qu’elle se trompe. Nous ne valons pas assez pour que les hommes aient peur de notre rire, en revanche celui des autres hommes les paralyse.
Que protège cette « solidarité masculine » dont vous parlez ?
Le sexisme, la domination masculine… Les hommes sont sexistes parce que la société est organisée pour qu’ils le soient, et parce qu’ils ont le pouvoir et l’impunité de l’être.
C’est la raison pour laquelle la nomination de Gérald Darmanin est si grave. Je me suis interrogée depuis une semaine sur le message qu’elle envoie aux femmes. Mais le pire n’est pas là : c’est le message qu’elle envoie aux hommes. Cette nomination revient à dire : « Allez-y, violez. »
Le nouveau gouvernement participe-t-il selon vous de la culture du viol, à laquelle vous avez consacré un ouvrage ?
Oui, évidemment. Cela assoit l’impunité des hommes violeurs, et l’idée que les femmes mentent : s’il a toute la confiance du président de la République et du premier ministre, c’est que la victime ment. Cela assoit donc des idées reçues sur le viol.
Êtes-vous surprise par l’opposition des réseaux féministes que la nouvelle composition du gouvernement a suscitée ?
Non, car le mouvement féministe est très mobilisé actuellement. Mais je constate surtout le backlash [le retour de bâton – ndlr].
Et dans ma pratique de modératrice, je vois beaucoup l’inverse : Gérald Darmanin est soutenu très soutenu, notamment par tous les internautes de droite. Et la majorité des gens s’en moquent, je crois.
Le mouvement #MeToo et les mobilisations de ces dernières années n’ont aucun effet sur les hommes ? Beaucoup semblent pourtant s’interroger…
Je suis féministe depuis vingt ans. Les choses évoluent évidemment, beaucoup d’hommes sont de bonne volonté. Et la virilité est violente, y compris pour eux-mêmes. Mais on a tellement appris aux hommes qu’elle était constitutive de ce qu’ils sont qu’ils ont beaucoup de mal à en sortir. Et s’ils en sortent, ils perdent beaucoup de pouvoir…