Devenue un musée en 1934, l’ex-basilique de Sainte Sophie à Istanbul (anciennement Byzance, Constantinople...), devenue mosquée après la conquête ottomane, symbolisait la laïcité de la jeune république. En la transformant aujourd’hui en mosquée, le régime d’Erdogan annonce que l’Empire ottoman sera le nouveau modèle de la Turquie contemporaine.
« Sainte-Sophie en mosquée est une gifle au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier »
Asli Erdogan
Romancière
Dans une tribune au « Monde », la romancière estime que le président turc montre avec cette décision qu’il ne veut plus s’encombrer des valeurs morales occidentales comme la loi ou la démocratie.
Je viens de la ville qui s’appelait Constantinople à sa fondation et s’appelle aujourd’hui, plus d’un millier d’années plus tard, Istanbul. Entre les deux, la cité a eu plus de deux douzaines de noms différents. Elle a subi presque deux douzaines de sièges, deux épidémies de peste, près de dix tremblements de terre majeurs. Elle a survécu à d’innombrables guerres, combats, intrigues et luttes.
Elle a vu des centaines de rois venir, régner puis s’en aller, et elle a accueilli plusieurs langues, religions et monuments… Et pour moi qui suis native de la polis, comme l’appelaient les Grecs, il y a un symbole indiscutable de la singularité et de la sagesse de cette cité : Sainte-Sophie, un monument aussi imposant et unique, pour moi en tout cas, que les pyramides égyptiennes.
Je me suis souvent demandé avec quelle justice Byzance avait été traitée dans la quête qu’a eue l’Europe de ses racines historiques. Constantinople était romaine, grecque et bien plus encore… C’était là que la Méditerranée rejoignait la mer Noire, que des civilisations d’Asie Mineure vieilles de douze mille ans rejoignaient la Thrace, la péninsule grecque et la Perse, que l’Orient rejoignait l’Occident…
Abolition du kémalisme
Mais une promenade de deux jours dans Istanbul aujourd’hui suffit à montrer que la manière dont les Ottomans ont traité Byzance était loin d’être juste. Ils en ont pourtant beaucoup appris et assimilé. Des palais en ruine, des églises transformées en mosquées, mille ans de Byzance à qui on a, en grande partie, refusé de faire de l’ombre à la gloire de l’ère ottomane…
La transformation de Sainte-Sophie en mosquée est une gifle délibérée au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier. Le système séculier du kémalisme, ou plutôt de laïcité, puisque la Turquie suivit le modèle français plus que l’anglo-saxon, et qui en fut l’un des rares exemples dans tout le monde musulman, est ainsi déclaré aboli.
Bien qu’une majorité de Turcs voient cette transformation comme une manœuvre politique pour détourner l’attention de la crise économique, les partis d’opposition, en particulier le CHP, porte-drapeau du kémalisme, sont restés plutôt timides dans leurs critiques, voire silencieux, et ont même approuvé dans un ou deux cas.
Personne n’ose offenser les sentiments religieux du peuple, bien que personne ne lui ait demandé s’il souhaite effectivement une telle transformation.
Vers la conquête du pouvoir absolu
A regarder les déclarations d’Erdogan, les kémalistes et le kémalisme ne sont pas les seuls à avoir reçu ainsi une leçon. En qualifiant la transformation de « touche finale d’une conquête », il se déclare le fier successeur de Mehmet le Conquérant et d’autres sultans ottomans. « Conquête » est un terme qui appartient à la terminologie ou à l’idéologie d’une ère passée, où le vainqueur occupait et annihilait le vaincu sans se soucier de morale.
La destruction ou la transformation des temples des vaincus était pratique courante dans le passé. Le régime d’Erdogan déclare ainsi que, désormais, l’Empire ottoman sera le nouveau modèle de la Turquie contemporaine. Ce régime ne va plus s’encombrer de valeurs morales attribuées à l’Occident ou à la société contemporaine ni, de manière générale, des concepts de modernité occidentaux, et il ne permettra pas à des bagatelles comme la loi, la démocratie, etc., de faire obstacle à sa conquête majeure… La conquête du pouvoir absolu.
Asli Erdogan (Romancière)
• Le Monde. Publié le 13 juillet 2020 à 16h10 - Mis à jour le 15 juillet 2020 à 18h07 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/13/asli-erdogan-sainte-sophie-en-mosquee-est-une-gifle-au-visage-de-ceux-qui-croient-encore-que-la-turquie-est-un-pays-seculier_6046086_3232.html
La transformation de Sainte-Sophie en mosquée est dans la logique de l’idéologie de conquête d’Erdogan »
Nedim Gürsel
Ecrivain et directeur de recherche émérite au CNRS.
Musée depuis 1934, l’ex-basilique devenue mosquée après la conquête ottomane symbolisait la laïcité de la jeune république. Sa réouverture au culte musulman confirme que la Turquie s’éloigne de plus en plus de ce principe explique l’écrivain Nedim Gürsel dans une tribune au « Monde »
Construite sur les décombres d’une église orthodoxe par l’empereur byzantin Justinien au VIe siècle et transformée en mosquée par Mehmed II que nous appelons « le Conquérant » en 1453, Sainte-Sophie était depuis 1934 un musée, mais pas n’importe lequel. Considéré comme Patrimoine mondial de l’humanité par Unesco, il était surtout un monument emblématique de la ville d’Istanbul, car le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, avait voulu faire de ce lieu de culte un symbole : celui de la jeune république laïque.
En 2020, un président islamo-conservateur, M. Erdogan en l’occurrence, vient de décider, pour plaire à son électorat musulman, de mettre un terme à ce statut et de transformer le musée en lieu de culte. Désormais Sainte-Sophie sera rouverte à la prière des croyants, alors que ce même président avait déclaré, il y a à peine un an, qu’avant de faire cela, il fallait remplir la Mosquée bleue d’en face pour la prière du vendredi.
A partir du 24 juillet, la lumière du jour pénétrant des fenêtres alignées sur le pourtour de la grande coupole qui donne le vertige ne frappera plus le visage du Christ pantocrator dont les regards fixent les visiteurs, ni l’archange prêt à s’envoler en déployant ses énormes ailes. Le manteau de couleur lapis-lazuli de la Sainte Vierge ne se reflétera plus dans les colonnes de porphyre et dans les sombres corridors dont même le patriarche ignore le nombre exact.
La Turquie s’éloigne de la laïcité
Car comme cela a déjà été fait pour une église byzantine transformée en mosquée à Trabzon, le gouvernement islamo-conservateur va installer sur les mosaïques de Sainte-Sophie des paravents pour les cacher des regards indiscrets. Il existe plusieurs légendes autour de ce monument historique qui fut, durant toute son histoire, un sujet de controverses, dont celle-ci : Il y eut un séisme la nuit où le prophète Mahomet est né. Les mers débordèrent, les montagnes marchèrent et les idoles furent réduites en poussière dans les sanctuaires détruits.
La coupole de Sainte-Sophie elle aussi s’effondra dans un grand vacarme et personne, y compris l’empereur, n’eut le pouvoir de la remettre en place. Sur ces entrefaites, trois cents moines se rendirent à La Mecque, recueillirent la salive de l’enfant Mahomet, rapportèrent également à Istanbul l’image de sa sainte main peinte sur une peau de gazelle humectée par l’eau de Zamzam, puis mêlèrent la salive au mortier de Sainte-Sophie avant de pouvoir remettre la coupole en place.
Depuis, la coupole tient toujours malgré les vicissitudes de l’histoire mais la laïcité, une des valeurs fondamentales de la démocratie et inscrite dans la Constitution de la Turquie, craque. Et mon pays s’éloigne de jour en jour de cette valeur tout en restant curieusement candidate à l’Union européenne. Elle célèbre en grande pompe, sur l’initiative du président Erdogan, la prise d’Istanbul en 1453. Il faudrait interpréter à mon sens la transformation du musée Sainte-Sophie en mosquée dans la logique de cette idéologie de conquête que je ne cesse de dénoncer dans mes romans historiques. (Le Roman du Conquérant et Les Turbans de Venise, éd. du Seuil)
Je dois avouer que le feu vert donné par l’opposition à la réouverture de Sainte-Sophie au culte me déçoit. Car il s’agit d’une décision grave prise par le président Erdogan à l’encontre de la laïcité, et l’opposition, pour des raisons électorales, semble l’approuver. C’est inadmissible à mes yeux, mais la majorité des Turcs s’impatiente déjà pour aller prier à Sainte-Sophie comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de mosquées à Istanbul et dans le pays.
Nedim Gürsel (Ecrivain et directeur de recherche émérite au CNRS.)
• Le Monde. Publié le 18 juillet 2020 à 07h00 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/18/la-transformation-de-sainte-sophie-en-mosquee-est-dans-la-logique-de-l-ideologie-de-conquete-d-erdogan_6046585_3232.html
Ece Temelkuran : « Avec la transformation de la basilique Sainte-Sophie, Erdogan achève de créer une Turquie à sa main »
Ece Temelkuran
Journaliste et essayiste
La basilique « a toujours été la diversion politique favorite » du président turc, relève, dans une tribune au « Monde », la journaliste exilée. Il détourne ainsi l’attention des problèmes majeurs qui minent le pays, jouant sur le nationalisme et l’islamisme de son électorat.
Le 4 novembre 2016 s’est produit un événement absolument fascinant : le son a voyagé dans l’espace et le temps. Dans l’enceinte de l’université Stanford (Californie), le célèbre chœur Cappella Romana a donné un concert intitulé Hagia Sophia réinventée, où les spectateurs ont pu entendre les chants byzantins exactement comme ils résonnaient à l’intérieur de Sainte-Sophie au Moyen Age. Les voix du chœur étaient filtrées à travers un algorithme mis au point par le Centre de recherche informatique en musique et acoustique (CCRMA) de Stanford. Les scientifiques s’étaient rendus à Sainte-Sophie, où ils avaient procédé à plusieurs enregistrements sonores pour comprendre ce qui rendait l’acoustique de l’édifice si unique, et tenter ensuite d’appliquer le même processus acoustique à la musique de la chorale. Mais le jour du concert, Istanbul, la ville même de Sainte-Sophie, était plongée dans un tel vacarme chauviniste que ces sons tout en finesse ne pouvaient être qu’inaudibles.
Le 24 juillet, une date symbolique
Quelques mois à peine étaient passés depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 et, au milieu du bruit, beaucoup fuyaient le pays en silence. Ils avaient compris que l’on n’entendrait plus désormais à Istanbul que les voix de la vulgarité et de la violence. Quand, dans la nuit où eut lieu la tentative de coup d’Etat, retentit depuis 90 000 mosquées le « sela » – une prière récitée, en général, après une mort –, il ne fit plus de doute pour eux que la Turquie qu’ils avaient connue ne serait plus.
Sainte-Sophie ouvrira officiellement ses portes comme mosquée le 24 juillet, le jour où fut signé, en 1923, le traité de Lausanne [entre la République turque et les vainqueurs de la première guerre mondiale]. Dans l’histoire politique internationale, ce traité est considéré comme le document fondateur de la République de Turquie dans ses actuelles frontières. Ainsi, pour ceux que la laïcité gênait depuis longtemps et pour ceux qui regrettent encore les territoires perdus, le choix de cette date anniversaire pour la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée est un signe fort.
Mais au cas où ce symbolisme sophistiqué vous aurait échappé, vous pouvez compter sur le régime d’Erdogan et de ses partisans pour vous le rappeler. Les cris des députés erdoganistes hurlant « Allah akbar ! » dans l’enceinte d’un Parlement supposé laïc et les déclarations des partisans du régime telles que « l’homme de pierre fond » – en référence aux statues d’Atatürk [Mustafa Kemal, fondateur de la Turquie moderne et républicaine, 1881-1938] – montrent, s’il en était encore besoin, qu’Erdogan achève de créer une Turquie à sa main.
Une stratégie qui fonctionne à merveille
Qui connaît un peu la politique internationale et la Turquie sait que Sainte-Sophie a toujours été la diversion politique favorite d’Erdogan. Au moment où tout le monde est accaparé par la question du musée qui redevient mosquée, des problèmes majeurs deviennent invisibles. Et la liste est longue : les forages de pétrole et de gaz naturel en Méditerranée, les problèmes que cela crée avec la Grèce ; la loi sur les « barreaux multiples » pour les avocats, qui ruinera définitivement un système juridique déjà sérieusement abîmé ; la détention illégale de nombreux prisonniers politiques y compris bien connus, sans parler de la crise économique massive. Jusque-là, la stratégie de diversion autour de la cathédrale semble fonctionner à merveille, pour ce qui est à la fois de la politique internationale et de la politique intérieure. Quand l’excitation et la tension seront sur le point de retomber, nul doute qu’Erdogan aura recours à une autre diversion spectaculaire.
« Les aspirations politiques islamistes, que les partisans d’Erdoğan appellent “la cause”, n’ont plus aucune limite. Et le bruit amplifié de cette cause recouvre toutes les voix subtiles
Pour qui connaît son art magistral de la diversion, ces opérations sont devenues lassantes. En tout cas, pour le moment, ses fidèles sont tous occupés par leur chasse aux sorcières contre ceux qui s’efforcent de rappeler que la souveraineté d’un pays ne justifie pas qu’il accapare un patrimoine commun de l’humanité comme Sainte-Sophie. Les experts du régime sont allés jusqu’à dire qu’il s’agissait d’une étape importante avant de libérer la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem. Les aspirations politiques islamistes, que les partisans d’Erdoğan appellent « la cause », n’ont plus aucune limite. Et le bruit amplifié de cette cause recouvre toutes les voix subtiles, celles qui résonnaient à Sainte-Sophie, mais aussi partout ailleurs.
A peu près au même moment où le concert Hagia Sophia réinventée fut présenté à Stanford, j’ai quitté mon pays. Depuis lors, je me débats avec le mot « exil ». Un mot lourd, qui colle à mon nom chaque fois que des gens cherchent à décrire ma situation actuelle. Je m’efforce d’expliquer que le pays d’un écrivain est le langage, et que lorsque ses mots sont étouffés par le bruit de la vulgarité, il a le droit de choisir un lieu où la finesse a encore droit de cité. N’importe quelle terre où les mots fragiles de la beauté peuvent être amplifiés est, ou peut être, la patrie d’un conteur. Crier toujours plus fort pour se faire entendre est un autre langage, que je suis incapable de parler. Et c’est, hélas, le seul langage autorisé dans mon pays à l’heure actuelle.
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C’est de loin que j’observe aujourd’hui les cris ardents de la victoire entonnés par les supporters du régime. Ceux-là n’ont aucun scrupule à amplifier leur rancune quand ils déclarent qu’« Istanbul est finalement et complètement reconquise ». Le regard empli de vengeance, ils passent leur temps à surveiller et traquer toute voix dissonante qui ne répéterait pas à l’unisson les mots qu’ils hurlent. Ils prétendent au monopole sur l’écho envoûtant de Sainte-Sophie. Mais l’algorithme de résonance, cette incroyable arithmétique du son, n’appartient qu’au temps. Et le temps est affaire de patience. On peut attendre longtemps que ceux qui ne connaissent d’autre langage que les cris finissent par perdre leur voix, mais je sais à présent que le son peut voyager dans le temps. Alors, avec mes mots, j’attends.
Ece Temelkuran (Journaliste et essayiste)
(Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria)
Ece Temelkuran est journaliste et essayiste turque. Son dernier ouvrage, Comment conduire un pays à sa perte : du populisme à la dictature, a paru chez Stock (2019).
• Le Monde. Publié le 18 juillet 2020 à 06h00 - Mis à jour le 19 juillet 2020 à 17h25 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/18/ece-temelkuran-avec-la-transformation-de-la-basilique-sainte-sophie-erdogan-acheve-de-creer-une-turquie-a-sa-main_6046580_3232.html