Une pandémie déstabilise et interroge en profondeur les sociétés. Elle expose leurs systèmes de valeurs à une épreuve dont rien n’indique qu’elles la surmonteront. Nous pourrions être confrontés demain à une crise sanitaire différente, d’une autre ampleur : nucléaire, radiologique, biologique ou chimique (ou NRBC).
« Exercer une responsabilité politique en temps de catastrophe, c’est se risquer à une autre pratique de la démocratie »
Y sommes-nous davantage préparés aujourd’hui ? Qu’avons-nous retiré de ces mois de pandémie ? Comment les pouvoirs publics nous associent-ils à leurs arbitrages et avec quelles informations ? Quels sont les dispositifs et les mesures envisagés ? Selon quels critères seront désignées les personnes prioritaires dans l’accès aux moyens de protection et aux traitements en cas de pénurie ? Quelles instances contrôleront le respect de la mise en œuvre des décisions et en évalueront les conséquences ?
De quelle nature sera l’attention portée à la protection des personnes les plus exposées aux risques ? Les plus vulnérables bénéficieront-ils de la mansuétude qui leur a été témoignée en 2020 et dont quelques beaux esprits déplorent qu’elle a compromis durablement notre économie ? Qu’en sera-t-il de la continuité de la vie de la nation ? Comment sera assurée la gouvernance du pays, et quelle sera la capacité d’intervention du Parlement ? Comment sera organisé le confinement des survivants et négocié la sortie de la catastrophe ? Quelle sera l’approche des morts massives ? Qu’en sera-t-il de nos valeurs et de nos rites dans un contexte de chaos ?
« Mobilisation du corps social »
Dans quel contexte et selon quelles modalités poser ces questions et tant d’autres, dont l’importance et la gravité imposeraient mieux que des annonces improvisées au fil des événements, faute du courage d’affronter ensemble ce qui nous menace et ne peut être contré que par la détermination de tous ?
« C’est dès aujourd’hui qu’il nous faut convaincre, expliquer et, s’il le faut, contre-argumenter », préconisait en 2010 la commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) [1] : « La mobilisation du corps social sera alors indispensable. » Est-ce un enjeu dont ont conscience les responsables politiques au-delà de propos convenus ?
La société civile a été exclue des mois durant du processus décisionnel instruit au sein d’instances indifférentes à l’exigence de concertation. Exercer une responsabilité politique en temps de catastrophe, c’est se risquer à une autre pratique de la démocratie, à une autre intelligence de la démocratie. Désormais, nous savons d’expérience l’ampleur des menaces auxquelles nous risquons d’être confrontés. La société civile doit-elle se résoudre à espérer de la puissance publique le signal favorable à une concertation en dehors du cénacle des experts et des administrations de l’Etat, ou prendre elle-même des initiatives ?
Nous avons manqué le temps d’une concertation permettant de sensibiliser notre collectivité nationale à des risques qui ne se limitent pas aux menaces virales. Les négligences, les insuffisances dans l’analyse de l’impact des décisions, les phénomènes de peur, de violences et de discriminations se renforcent à mesure que les sentiments d’insécurité, mais également de dissimulation et d’impréparation, accentuent la défiance à l’égard de l’autorité publique.
Dans les années 1980, face à la pandémie du VIH-sida, la mobilisation exemplaire impulsée par les associations de personnes malades a permis d’inventer la démocratie sanitaire consacrée par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades [2] et à la qualité du système de santé. Cette démocratie en santé a été bafouée ces derniers mois. Trop de décisions hâtives ou improvisées ont été imposées sans même les soumettre à l’avis des compétences et des expertises indispensables.
Il a été trompeur de donner à comprendre la cessation du confinement comme la recouvrance d’une liberté. Exercer la responsabilité qui s’impose à tous en situation de péril, c’est préserver une liberté dont nous déposséderait la mort ou l’abolissement de notre démocratie. C’est préférer la résistance au renoncement et considérer que les considérations individualistes doivent être révoquées lorsque s’imposent une cause et un intérêt supérieurs.
« La sortie de confinement n’a pas été accompagnée d’une concertation nationale permettant de concevoir ensemble l’après »
Si, demain, le Covid-19 nous imposait à nouveau des mesures d’urgence, il est à craindre qu’outre le déni a priori de la menace, le sauve-qui-peut individualiste révoquerait l’esprit d’initiative et de solidarité qui nous a permis de faire face à la pandémie ces derniers mois. Certains moralistes reprochent aux médecins d’avoir saturé l’espace public de préconisations qui auraient affecté leurs libertés individuelles, y compris celle d’avoir le droit de mourir du Covid-19 si telle était leur volonté !
De ce point de vue, l’échec politique est évident : la sortie de confinement n’a pas été accompagnée d’une concertation nationale permettant de concevoir ensemble l’après : ceux qui ont su inventer les réponses indispensables et qui, le temps de quelques courtes semaines, étaient applaudis à 20 heures par la France entière, n’ont pas été considérés dignes de contribuer à une consultation publique.
Appauvris de ce savoir expérientiel qui est refusé, nous voilà aussi démunis qu’en février, incertains de ce que seraient nos futures capacités de riposte, alors que tant de réalisations exceptionnelles devaient être reconnues et analysées dans le cadre d’un retour d’expériences du terrain. Il fallait armer notre démocratie pour affronter de nouveaux défis, comme nous l’avons fait à bon escient en laissant sa place à l’esprit d’initiative et à la créativité parce que l’urgence l’imposait.
Mais peut-être serons-nous surpris, dans les mois qui viennent, par un bouleversement des dogmes et des pratiques centralisés, alors qu’il a été constaté que, face à une crise sanitaire, l’invention et l’adaptation au plus près des personnes et des territoires favorisaient une dynamique et une efficacité de l’action.
Emmanuel Hirsch
Professeur d’éthique médicale