Entrée au Barreau de Tunis en 1949, à celui de Paris en 1956, elle est, par son rôle d’avocate et de militante, partie prenante dans la bataille pour la légalisation de l’avortement (1975) et de son remboursement quelques années plus tard. Les procès qui la rendent célèbres sont aussi ceux des causes qu’elle défendra toute sa vie : dénonciation de la torture, du viol, de la répression de l’avortement. En effet, pour cette militante des droits humains, la torture ne se limite pas à la définition du sens commun, ou encore à une catégorie du droit. Le viol est torture au même titre que la torture physique et mentale des prisonniers politiques, peut-être plus visible et donc plus facile à dénoncer. Gisèle Halimi fait ainsi voler en éclats les frontières traditionnelles qui paralysent l’action politique et le recours juridique et divisent les esprits, courtcircuitant la défense des victimes quand elles sont des femmes. Car, chez elle, le militantisme est une seconde nature, indissociable du métier d’avocate et du statut de femme libre. Gisèle Halimi n’est pas « née femme », elle a dû se battre pour le « devenir », en raison du déni de sa naissance du fait de son sexe, face à ses pairs dans les tribunaux, en politique dans son combat pour la parité... Femme d’action elle l’est envers et contre tous, à chaque heure de l’histoire personnelle, nationale et internationale, parfois au risque de sa vie. Envers et contre tous, à commencer par son milieu familial qui a rêvé pour elle un autre destin et peine à reconnaître dans cette révoltée une des siens. Révolte familiale face à une mère traditionaliste, révolte professionnelle face à de vieux barbons de la magistrature qui mettent la jeune avocate en demeure de légitimer sa place à la barre uniquement parce qu’elle est femme et jeune. Révolte politique qui bouillonne d’un bout à l’autre de sa trajectoire : de la décolonisation à la parité, au voile, en passant par les procès contre le viol et pour la dépénalisation de l’avortement. Son « front principal » aujourd’hui est celui sur lequel elle a toujours perdu ses procès : l’indépendance économique des femmes, leur droit à l’emploi et à l’égalité professionnelle.
Tania Angeloff et Margaret Maruani
MM : Dites-nous comment êtes-vous devenue féministe ?
GH : C’est une question qu’on me pose souvent et qui m’embarrasse toujours autant, parce que je n’ai pas eu l’impression qu’il y ait eu à un moment, comme ça, brusquement un changement…
MM : Il n’y a pas eu un déclic ? Un événement ?
GH : Non, c’est comme le jour qui succède à la nuit. C’est-à-dire que je crois, et c’est en ça que j’ai peu de mérite, je crois que c’était ma vie, ma pratique, mon histoire qui m’ont menée à cette révolte, d’abord. Une famille judéo-arabe, pratiquement inculte et moi j’étais la première à apporter un livre à la maison… Ma mère était très traditionaliste, très pratiquante juive tout en étant totalement ignorante. Quand elle voulait prier, puisqu’elle ne lisait pas l’hébreu, elle transformait toutes les règles de religion en superstitions. Et ces superstitions étaient les instruments d’oppression des femmes. C’est péché de faire ça, c’était péché de sortir, de voir un garçon, tout était : « péché ». Qu’on vous voie nue, c’était péché, tout était renvoyé au redoutable péché ou alors à la superstition au sens propre, « ça porte malheur »…
Le refus du destin
MM : Donc le côté…
GH : La souffrance et le destin.
MM : « C’est ton destin », vous disait-on…
GH : Et aussi ma mère me répétait : « ma grand-mère a vécu comme ça, ma mère aussi, moi aussi, toi tu vivras comme ça…. » et à partir d’un certain moment j’ai senti que je rejetais tout en bloc. J’étais peut-être un peu mûre pour la réflexion et puis je me suis mise à lire énormément.
MM : Mais qu’est-ce qui vous a révoltée ?
GH : C’est l’éternelle différence « toi tu es une fille, c’est pas pareil »… que mes frères… Ça commençait déjà à l’école. Moi j’ai toujours, d’une manière un peu anormale d’ailleurs, adoré l’école. Peut-être pas anormale finalement parce que je ne me sentais pas à l’aise dans mon milieu, dans ma famille. Donc l’école avait pour moi non seulement son attrait pédagogique, mais c’était aussi un espace de liberté. Et comme j’aimais l’école, que j’étais d’un naturel très curieux, je me suis mise à lire beaucoup, beaucoup, dès que j’ai pu… Tout ce qui me tombait sous la main. En lisant beaucoup j’avais toutes les bases. Pendant ce temps, mes frères, qui étaient cancres, rentraient avec de très mauvaises notes. C’était alors un drame familial. Car c’était eux qui avaient la charge de l’honneur, la charge du nom. Mon père avait commencé comme coursier dans un cabinet d’avocat, et puis il est devenu petit à petit clerc, puis principal clerc, etc. Son rêve, lui qui n’avait pas fait d’études, qui n’a pas eu le certificat d’études, son rêve était d’avoir un fils, qui pouvait devenir, lui, universitaire. Ce qui n’a pas été le cas. En revanche moi j’allais mon chemin de bonne élève dans l’indifférence totale. J’avais même le sentiment que quand je disais « je suis 1re en français », on ne m’entendait pas. Ensuite, il y a eu la puberté, à 13 ans et là s’est posée la question « il faut marier Gisèle ». J’étais l’aînée, ma sœur est plus jeune que moi, de 4 ans. Donc j’étais l’aînée qu’il fallait marier. Ça m’est apparu comme quelque chose de monstrueux. Me marier c’était me faire endosser le destin de ma mère… qui faisait un enfant tous les 2 ans, qui s’arrangeait avec la religion pour avorter comme elle pouvait…
MM : Elle a avorté votre mère ?
GH : Oui oui. Comme elle pouvait. Elle disait…
MM : Elle vous l’avait dit ? Vous le saviez ça ?
GH : Oui, elle me disait « Dieu ne veut pas que, quand on souffre trop, etc. », elle avortait, mais elle a eu un enfant tous les 2 ans pendant des années. Ma mère me répétait donc que c’était mon destin. Je crois que c’est à ce moment-là que ma révolte a pris forme. Au moment où à 14 ans on m’a dit que je devais épouser un marchand d’huile très sympathique d’ailleurs, il avait 36 ans…
MM : C’est là que vous avez pris conscience de…
GH : Oui alors j’ai dit « je veux continuer ». « Qu’est-ce que tu veux continuer, alors ? » « Je veux continuer à étudier, je veux aller à l’école. » J’étais au lycée, assez bonne et même brillante sauf dans certaines matières, et ma mère disait, complètement désespérée : « Gisèle ne veut pas se marier. Alors qu’est-ce qu’elle veut faire ? Elle veut étudier ». Elle accompagnait son propos d’un geste : le doigt à la tempe comme pour suggérer que je ne tournais pas rond.
Tania Angeloff : Et à partir de quel moment avez-vous eu les mots pour le dire ? Parce qu’on sent une révolte, une rébellion même dès l’enfance, quand vous racontez dans vos livres autobiographiques [1]
[1]Citons, entre autres : Le lait de l’oranger, 1988, Gallimard,…
que pendant que vous nettoyez le sol, vos frères eux ne font rien dans la maison…
GH : Non je n’avais pas de mots encore, j’avais des actes… J’ai fait la grève de la faim très longtemps.
MM : À quel âge ?
GH : Je devais avoir 11 ans je crois. Laissez-moi me souvenir, oui c’était à 11 ans, je devais être en 6e. Je me disais bien que ma mère, la malheureuse, ne transmettait que ce qu’elle avait reçu. Mais moi je ressentais tout ça comme une oppression terrible, et c’est là que le sentiment de l’existence douloureuse, de l’inégalité, est né. On continuait de me répondre : « ce n’est pas pareil, toi, tu es une fille », quand je demandais pourquoi on ne parlait pas aux garçons de se marier mais au contraire de faire leurs études ? Ma mère a vendu un bracelet que mon père lui avait offert, vous savez un de ces bracelets berbères dorés, pour payer deux ou trois leçons particulières à mon frère. Vous vous rendez compte ? Chez nous ! Des leçons particulières ! Moi, à l’inverse, j’ai été boursière depuis le début de mes études secondaires… À l’époque, en Tunisie, le lycée était très cher. On payait trimestriellement une certaine somme, on devait acheter ses livres. Réussir au concours des bourses n’était pas suffisant pour être boursière jusqu’au bout. Il fallait obtenir chaque année une moyenne générale de 13 ou 14 pour continuer l’année suivante et être boursière jusqu’au bac. Mon frère aîné a réussi à l’examen des bourses, en 6e, il en a perdu le bénéfice en 5e. J’ai été boursière jusqu’au bout. Et puis comme on était une famille nombreuse, nécessiteuse, les livres m’étaient prêtés en début d’année.
MM : Et vos frères, ça ne les faisait pas enrager ?
GH : Non.
MM : Non… de vous voir vous, la fille, réussir ?
GH : Non, je crois que ça leur était égal.
TA : C’était de l’indifférence ?…
GH : Oui, une indifférence complète, oui. Tout ce qu’ils essayaient, c’était de s’en tirer eux-mêmes, de mentir, de… Non, il n’y avait pas de conflit de ce côté-là. Ils n’étaient centrés que sur eux-mêmes.
MM : C’était le conflit avec les rôles assignés ?
GH : En quelque sorte. Ils trouvaient normal qu’on les serve à table et que ma sœur et moi fassions la vaisselle. Et c’est là que je me suis, pour la première fois, révoltée.
MM : La première révolte c’était ça, les servir à table ?
GH : Oui. Pourquoi ? Pourquoi je devais les servir ? Je concevais que je puisse servir mon père, d’abord parce que je l’aimais beaucoup et puis c’était mon père, mais pourquoi je servirais mes frères ? Ils n’étaient pas meilleurs que moi, ils ne m’étaient en rien supérieurs, il n’y avait aucune raison. Sauf le fait qu’eux étaient du sexe masculin et moi du sexe féminin. Ma mère n’a jamais pu me donner une autre raison. Parce qu’il n’y en avait pas. Donc à ce moment-là j’ai dit « non ». Alors elle m’a dit « tu ne te mettras plus à table », « tant pis, je ne mangerai pas » et je suis restée sans manger. Ça a ému mon père, qui avait beaucoup d’affection pour moi. Plus tard, ça s’est mué en un espèce d’étonnement d’avoir mis au monde une fille comme ça. L’étonnement est devenu de plus en plus fort quand je lui envoyais de Paris des télégrammes « reçue mention bien, philo à la Sorbonne », « reçue mention bien, droit ». On m’a dit avoir trouvé ça à sa mort, les télégrammes tellement ouverts, refermés, montrés… presqu’en lambeaux… Cet étonnement est devenu admiratif avec le temps, mais avec une totale, comment dire… incompréhension… « Qu’est-ce que tu as dans ta tête ? » « Pourquoi tu n’es pas comme les autres ? » Et je crois que c’est à partir de ce moment-là que je me suis rendue compte que l’histoire des filles et des garçons devait être différente. Tu es une fille et tu es quelque chose d’intolérable. C’était pour cela qu’on vous assénait un destin : « votre destin c’est ça, il est tout tracé, faut pas en sortir ». Ma mère me disait « tu veux toujours sortir de nos sentiers à nous »… La théorisation est plus tardive.
TA : À partir de quel moment ?
GH : Ça devait être, vers 20 ans, 18, 19, après mon bac. Ça coïncidait avec l’effervescence tunisienne pour l’indépendance. J’observais que les Tunisiens, finalement, étaient aussi méprisés que les femmes. Il y avait quelque chose de commun, mais quoi ? Et donc voilà. Ça a peut-être été ma chance au fond de rejeter très tôt le destin qu’on m’avait tracé, à 14 ans. C’est à 14 ans, souvenez-vous, que je devais épouser le marchand d’huile. Je revois, j’entends encore ma mère répéter, comme dans Molière, « mais il a deux voitures ! ».
MM : Vous vous êtes mariée après ?
GH : Je me suis mariée après, ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux, quand on se marie très jeune. J’avais 20 ans. J’aurais pu ne pas me marier à l’époque.
MM : Halimi c’est votre nom de jeune fille ?
GH : Non c’est mon ex-nom que je garde comme un pseudonyme. Mon ex-mari s’y était opposé d’ailleurs.
MM : Ha oui…
GH : Il faut raconter l’histoire du nom. Moi, je ne voulais pas changer de nom, je voulais garder mon nom, mais je n’étais pas assez forte encore pour résister à la pression d’un homme qui avait d’ailleurs à l’époque, et il a toujours, dix ans de plus que moi… et qui, violemment, m’a dit : « mais qu’est-ce que ça veut dire ? Garder ton nom, mais on vit pas à la colle… ». Alors j’ai tenté un compromis. J’étais devenue avocate. J’ai commandé du papier à en-tête. Mon père voulait que je garde mon nom, parce qu’il en était fier tout à coup. C’est inattendu, c’est drôle, quand on pense à ce que j’ai raconté dans les premières pages de La cause des femmes [2]. Quand on lui a annoncé ma naissance, il a posé le téléphone, accablé, et pendant trois semaines il disait : « non, Fritna, ma femme, n’a pas encore accouché ».
MM : Et le pire c’est qu’ils vous l’ont raconté…
GH : Ils me l’ont raconté dès mon plus jeune âge ! Comme on raconte une histoire d’enfant, une histoire de famille. C’est assez traumatisant de savoir que non seulement on ne voulait pas de vous, mais que pendant trois semaines après votre naissance, on a affirmé que vous n’étiez pas venue au monde… Mais ça a changé, par la suite mon père voulait que je garde son nom, et avec sa complicité on a été chez un imprimeur et on a mis les deux noms accolés. La réaction de mon mari a été soudaine et violente. Il a pris les piles de papiers, tantôt voulant les jeter par la fenêtre, tantôt voulant y mettre le feu : « nous ne sommes pas une société en noms collectifs… ». Alors j’ai cédé. Mais ayant cédé ce jour-là, je me suis dit plus tard « je ne cèderai plus ». Les femmes ne peuvent pas être les marionnettes qu’on oblige à porter un nom, à qui on enlève le nom, qui reprennent un autre nom. Je me fiche d’ailleurs du nom, je ne crois pas du tout à la symbolique du nom, ça me serait égal d’en avoir un autre, mais je ne veux pas qu’on m’oblige à en porter un, puis à en changer au gré d’une vie privée. Je ne suis pas quelqu’un à qui on met des numéros successifs. On m’a obligée à changer de nom, j’ai travaillé sous ce nom, c’est donc mon nom, mon pseudonyme, je le garde, c’est mon nom, c’est le nom de mon travail, un nom social que j’ai conquis. J’ai donc décidé que je n’en changerai pas.
MM : Et alors votre féminisme il a changé ?
GH : Depuis ?
MM : Oui.
GH : Il a changé en ce sens qu’il s’est structuré, qu’il s’est théorisé. Je dis souvent que Simone de Beauvoir et moi nous avons mené des itinéraires en sens inverse pour aboutir au même endroit… C’est-à-dire que c’est à partir de ma vie même, de mon vécu, que j’ai pris conscience de la discrimination qui frappait les femmes, de l’injustice intolérable, que je me suis révoltée et que, par la suite, en lisant goulûment, j’ai théorisé. J’ai voulu la création d’un mouvement de femmes, ayant pris conscience assez tôt que seules les femmes, dans une première phase, pouvaient faire avancer la cause des femmes. J’ai beaucoup souffert de l’inégalité entre les sexes quand j’étais très jeune avocate. Je faisais encore plus jeune que je n’étais parce que mon père m’interdisait tout maquillage, je venais plaider avec mes socquettes, bon… J’arrivais, je perdais du temps pour convaincre les juges, parce que les présidents me regardaient comme une incongruité dans le prétoire, « qu’est-ce que je pouvais bien faire dans ce prétoire ? ». Quand j’arrivais j’avais l’impression de lire dans leurs yeux : « mais quelle mouche a piqué cette gamine, cette fille, pour être là ? ». J’avais en face de moi un bâtonnier qui arrivait et qui disait : « mon jeune et charmant confrère reconnaîtra… » en me toisant. J’avais plutôt mauvais caractère, heureusement pour moi, ça m’a protégée, donc je ne laissais rien passer. Je rappelais que la robe était justement le symbole de notre égalité, de tout, de classe, de sexe, d’âge, puis je plaidais. Alors là petit à petit je reprenais confiance en moi mais je savais qu’au départ j’étais en perte de vitesse, j’avais un retard à rattraper parce que j’étais une femme et une jeune femme. Face à un avocat chevronné et à des juges dans la tradition.
MM : Avec un handicap…
GH : Au départ, il y avait un handicap. On le retrouve pour toutes les femmes, dans toutes les professions, il y a un parcours que l’homme ne connaît pas. Et des vies différentes. Plus tard, je me souviens, j’ai eu un moment difficile dans ma vie : j’étais seule avec deux jeunes enfants, sans beaucoup de ressources. C’était la guerre d’Algérie, je prenais un avion, l’étudiante que je logeais au pair pour garder mes fils était partie le matin, quand je prenais l’avion… Avant de partir, il fallait faire le menu des enfants, appeler la concierge, téléphoner à des amies pour que mes enfants soient gardés. Et puis je passais ma nuit entière à étudier un dossier difficile. Mais ma chance, c’est que mes petites histoires de vie ont collé avec la grande Histoire avec un grand H.
TA : Donc est-ce que les jalons de votre féminisme recouvrent en fait les jalons historiques du féminisme ?
GH : Par certains côtés, oui. Parce que le fait qu’une femme, une jeune femme à l’époque, comme moi, ait eu à plaider devant les tribunaux militaires, où étaient en cause la vie, l’honneur, la liberté de ceux qu’on défendait… Je plaidais des affaires politiques, difficiles, dangereuses. Peu d’avocates allaient en Algérie pendant la guerre, ou au Vietnam comme observatrice après l’agression des États-Unis, en 1967.
Droits de l’homme, droits des femmes : même combat ?
TA : Comment faites-vous ce lien justement entre la défense des droits de l’homme et les droits de la femme, ce militantisme féministe si marqué ?
GH : La base commune qui peut-être n’était pas aussi spécifiquement féministe à l’origine, était l’injustice. L’injustice m’était, comme je l’ai dit dans ma première plaidoirie, physiquement intolérable. L’injustice, le mépris, le racisme font réfléchir sur le colonialisme. Mais fondamentalement je trouvais que les femmes étaient beaucoup plus opprimées que les opprimés politiques. Ainsi, plus que les colonisés, leurs femmes. J’ai pris conscience très vite qu’il y avait un décalage, une discrimination, une infériorisation de la femme par rapport à l’homme, et qu’elle était spécifique… qu’elle ne tenait, ni à la colonisation, ni au clivage de classes – je commençais à lire Marx. Pourtant dans la même classe, avec la même éducation, la même culture, mais femme, on subissait ce fameux cœfficient différentiel qui nous discriminait. C’est à ce moment-là que j’ai compris, peut-être ne l’ai-je pas appelé immédiatement féminisme, que la lutte qu’il fallait mener c’était celle-là.
MM : Je lisais dans vos livres que vous avez œuvré dans les procès contre la torture [3] et quand vous parlez de votre avortement vous parlez de torture, quand vous parlez de votre accouchement vous parlez de douleur… Il y a quelque chose chez vous de la révolte contre la douleur physique…
GH : Oui, cette insupportable douleur physique infligée volontairement et contre laquelle on ne veut rien faire. La torture, c’est imposer la souffrance avec l’humiliation. Je me suis sentie très humiliée au moment de mon avortement quand on m’a tutoyée, curetée à vif et que je hurlais. C’était mon premier avortement. On est face à des hommes qui ont la volonté de vous imposer leurs lois. Le médecin qui ne voulait pas qu’on avorte m’a dit : « Comme ça tu ne recommenceras pas ». Sur quoi il se trompait d’ailleurs. C’est vrai que je l’ai assimilé à la torture parce que la torture c’est un peu ça, évidemment avec des variantes politiques. Il faut savoir que la torture, en Algérie ou ailleurs, contre la lutte révolutionnaire de tout un peuple, n’est pas utilisée seulement pour faire parler : on arrêtait les gens, on les torturait, on les libérait le lendemain, ils n’avaient rien fait, on les terrorisait : « Tu vois ce qui peut t’arriver si jamais tu nous combats… ». On torturait systématiquement, Massu en particulier, pendant la bataille d’Alger. Il relâchait quelques-uns du groupe arrêté, il n’avait aucune charge contre eux. C’était dans une casbah et c’était le téléphone arabe : « voilà comment on torture » et ils racontaient la torture à l’électricité, la baignoire, on les amochait suffisamment – pas suffisamment pour qu’ils ne reviennent pas, tout le monde n’a pas été Maurice Audin – mais quand même suffisamment pour tenter de paralyser au fond le militantisme, la prise de maquis…
L’avortement, le viol et la torture
MM : Gisèle, si on essaye de récapituler, vous avez réussi beaucoup de choses, d’actions, de procès, j’ai envie de vous poser une question un peu bête : avec le recul quelles sont vos principales réussites, mais aussi quels sont vos échecs ?
GH : Parmi les réussites, et avec d’autres militantes je dirais, incontestablement, la lutte qui a donné aux femmes le droit de choisir de donner (ou non) la vie, c’est-à-dire l’éducation sexuelle, la contraception et l’avortement. Je pense que c’est la liberté des libertés, je l’appelle la liberté « élémentaire ». Parce que les femmes se sont appropriées leurs corps. Les femmes sont sorties du servage. Parce qu’au fond, c’est ça le servage. Et en même temps je ne veux pas m’arrêter au corps, je pense que c’est toute la femme – physique, affective, psychologique, qui a conquis cette liberté. Choisir de donner la vie exige une intelligence, une lucidité et un sens des responsabilités. On ne peut pas donner la vie par erreur sur la contraception ou par oubli de sa pilule. Et j’ai toujours été très fermement convaincue que le progrès c’était faire échec à l’échec. C’était une bataille globale que je ne limite pas à l’avortement. L’avortement c’est l’ultime recours mais il doit être un droit. Toutes les femmes de ma génération savent ce qu’ont été les avortements clandestins. Ce n’est pas seulement l’horreur de ces curetages, c’est la recherche de la personne, l’argent, la culpabilité. On se sent coupable mais de quoi ? Pas d’avorter car déterminer le commencement dans la vie m’a toujours semblé être une question métaphysique. Je dois dire que de voir et de parler souvent avec les professeurs Jacob et Monod, qui nous ont soutenues dans le procès de Bobigny [4], m’avait beaucoup, beaucoup enrichie. C’était un débat métaphysique certes, mais la culpabilité, elle, on la ressentait à l’égard de la société elle-même. Je me souviens, j’étais jeune avocate, je plaidais un procès politique important, et j’étais en train d’avorter, avec une sonde dans le ventre. Le lendemain hémorragie. Je me disais, je suis avocate, j’ai des responsabilités, des hommes ont été condamnés à mort et… alors c’était mon impuissance, une forme d’humiliation et je me sentais coupable, je me sentais coupable ! Comment est-ce que je pouvais porter tout ça en moi ? L’avocate, celle qui commettait un délit et celle qui défendait. Cela m’avait beaucoup marquée. Pour en revenir à votre question, je pense que la bataille a été très bien menée. Michèle Chevalier [5], elle, était communiste. Et si elle est venue chez moi, c’est parce qu’elle était employée de métro, qu’elle avait lu dans la bibliothèque du métro Djamila Boupacha [6] et qu’elle s’est dit, puisque cette avocate a défendu cette Algérienne torturée, peut-être qu’elle acceptera de nous défendre… Elle est donc venue me trouver. Je lui ai dit : « Voilà, si vous voulez on fait un grand procès ». J’en ai parlé à Simone de Beauvoir, on venait de créer « Choisir » et « Choisir » a pris en main le procès. Je sais personnellement que jamais je n’aurais plaidé comme j’ai plaidé s’il n’y avait pas eu au même moment la foule des femmes présentes au tribunal, encerclant le tribunal, que la police repoussait. Le président furieux disait « fermez les fenêtres, fermez les portes ! ». Il s’est passé quelque chose qui a fait que les luttes de femmes ont fait basculer l’opinion publique et l’opinion publique basculant, elle a obligé l’Assemblée nationale à se saisir de l’abolition de la loi répressive.
MM : C’est clair !
GH : C’est clair, et ce qui est clair et qu’on ne dit pas souvent, c’est que malgré Giscard d’Estaing, selon moi le plus féministe de nos présidents de la République, le plus moderne, toute sa droite a saboté le texte et que, si il n’y avait pas eu les voix de la gauche, unanimes, responsables, c’est-à-dire communistes et socialistes, on n’aurait pas eu de loi du 17 janvier 1975 sur l’ivg (interruption volontaire de grossesse).
MM : Je repose ma question, Gisèle, pour vous, le procès le plus important, c’est Bobigny ou Djamila Boupacha ?
GH : À vrai dire il y en aurait même un troisième. Celui du viol. C’est important aussi.
MM : Oui de ces trois, lequel ?
GH : J’aurai du mal à choisir, parce que par exemple Djamila Boupacha, c’est un combat qui n’était pas seulement axé sur l’Algérie. C’était une femme, une jeune femme de 20 ans, c’était une militante d’une cause que je partageais – l’indépendance de l’Algérie – c’était une femme qui n’avait jamais rien fait d’éclatant avant, qui était très religieuse et très traditionnelle. Elle était vierge et elle a été violée, elle a été torturée par les parachutistes français. Mais évidemment pas torturée comme son frère ou son père, qui ont tous été torturés. Elle a été d’abord déshabillée, a subi des injures obscènes… et violée avec une bouteille de bière, avant d’être livrée à la soldatesque… Si elle n’avait pas été femme, tout ça ne se serait pas passé comme ça. C’est là que j’ai vu les différences et j’ai vu qu’elle était symboliquement, bien sûr une héroïne algérienne, mais pour moi une héroïne féminine, féministe. Elle faisait objectivement avancer la cause des femmes, elle faisait honneur aux femmes.
TA : Les deux sont intrinsèquement liés.
GH : Oui absolument, absolument, pour moi, oui.
MM : Il n’y a pas de hiérarchie…
GH : Non ! non, il n’y en a pas. En 1972 le procès de Bobigny a été un très grand moment, c’est évident, parce qu’il y a eu toute la force de tous ces mouvements de femmes. Je ne les ai jamais senties aussi fortes, elles étaient prêtes à renverser les portes du tribunal, la police, elles ont foncé dedans. Avec leurs calicots et leurs cris de fierté de femmes. Delphine Seyrig, Christiane Rochefort, Simone de Beauvoir, témoins à la barre. La force des femmes était formidable et je trouve que dans cette commémoration des 30 ans de la loi sur L’IVG on ne l’a pas vue. J’ai même lu dans un journal, je ne sais plus lequel : « Et Veil créa L’IVG ». J’aime beaucoup Simone Veil, je m’entends très bien avec elle, on est très liées, jamais elle n’oublie de mentionner le procès de Bobigny, et moi je le dis, je l’écris, elle a eu un grand courage… Mais il y avait aussi les femmes, l’opinion publique et le fait que la droite n’a pas suivi. La droite s’est cramponnée sur ses positions conservatrices. Et cela a été occulté. Donc c’était un grand moment. Le procès du viol aussi, parce c’était un autre procès exemplaire. C’est qu’on ne peut pas faire des procès comme on les a faits avec n’importe quel dossier, même si vous retrouvez les mêmes thèmes, il faut que ce soit un dossier exemplaire, parfait, qu’on n’ait rien à reprocher aux inculpées par ailleurs, parce que si on leur reproche quelque chose, c’est fini, le procès devient un procès ordinaire.
MM : Sans faille…
GH : Voilà, pas de faille. Djamila était une militante, une héroïne ; en plus ce qui m’a frappée, c’est en ça que c’est aussi très spécifique, c’est qu’à l’inverse des hommes qui ont été abominablement torturés, elle, elle n’oubliera jamais. On se voit toujours, elle vient chez moi… Elle a toujours autre chose à me dire, qu’elle n’a pas dit, qui lui revient. Elle a toujours dans la tête, elle l’a eu très longtemps, que « maintenant, je suis à jeter aux ordures… je ne suis plus un être humain ». Elle s’est mariée, elle est restée huit mois sans vouloir que son mari la touche. Son mari était aussi un ancien maquisard. Elle n’est pas indemne, elle ne sera jamais indemne. Je crois que c’est parce qu’elle est femme. Les autres – les hommes – ce n’est pas la même chose, ils sont intégrés, ils sont des héros, ils sont… mais elle, il lui restera toujours quelque chose, et vaguement, vaguement, le malheur d’être une femme. Le malheur d’être une femme, ça marque dans ces cas-là. Et le procès de Bobigny était aussi un cas exemplaire. C’était des femmes, des employées de métro, Michèle Chevalier, mère de trois filles « naturelles ». Le monsieur a fait les enfants et s’en est allé. Elle les élevait toutes les trois sur son seul salaire. Sa fille, Marie-Claire, que j’ai défendue, a 49 ans aujourd’hui, elle avait 16 ans quand je l’ai connue. Elle-même a une fille de 16 ans, superbe, qui pourrait être mannequin. Mais il semble que Marie-Claire ait subi le même destin que sa mère. Elle élève sa fille toute seule, pas de père. Le père s’en est allé lui aussi. Je me souviens que sa mère, Michèle, a dit à sa fille : « Si tu veux, on n’a rien, mais quand on n’a rien pour trois on n’aura rien pour quatre, on garde l’enfant… » Marie-Claire, au tribunal pour enfants, le Président lui tendait la perche : « Dites que vous ne pouvez pas, que… » et ça aurait permis l’acquittement, parce que devant un tribunal correctionnel, quand les faits sont reconnus on peut pas vous acquitter. Elle a dit « non, non, c’est pas ça moi, je ne me sens pas prête à être mère, je n’en ai aucune envie, je ne veux pas avoir d’enfant pour l’instant, plus tard peut-être, mais aujourd’hui je n’en veux pas, je ne veux pas de cette responsabilité, j’ai été violée, je ne veux pas de cela ». Elle a quand même été acquittée.
MM : Et le procès du viol ?
GH : Je défendais deux jeunes femmes lesbiennes, qui campaient ensemble dans une calanque, pas loin de Toulon, et qui avaient été agressées dans la journée par une bande de voyous, quand elles allaient faire leurs courses au village. Elles les ont rembarrés et les voyous ont décidé une expédition punitive la nuit, et la nuit a été une nuit d’horreur. L’un des agresseurs avait le crâne fendu parce qu’elles se sont défendues avec un maillet avec lequel elles avaient planté leur tente, elles étaient elles-mêmes blessées. L’horreur ! À l’aube elles sont allées au commissariat de police, couvertes de sang, couvertes de sperme. Et les violeurs osaient plaider qu’elles étaient consentantes ! C’était exemplaire parce qu’il s’agissait de lesbiennes. Le président sous-entendait que ça ne pouvait pas leur faire de mal… Ça leur apprendra. Ces procès ont en commun qu’ils entreront dans l’histoire des femmes, en tout cas dans l’histoire judiciaire. J’aurais donc du mal à choisir entre les trois, parce que tous les trois ont au complet ce que je viens de dire, et en plus la dimension tragique qui sied si bien aux femmes.
L’égalite professionnelle : les procès perdus
TA : Est-ce que vous avez des regrets justement sur des procès qui n’ont pas donné cette dimension ?
GH : Oui, des échecs par un certain côté. Je crois n’avoir jamais remporté de succès dans le domaine de l’égalité professionnelle.
MM : Ça vous me l’aviez dit quand…
GH : C’est mon grand échec, parmi plusieurs. Le premier, je le dis en souriant, je n’ai jamais réussi à faire une fille ! Mais j’ai une petite fille… Et puis je ne suis jamais arrivée, même avec des bons dossiers, à gagner un procès dans le domaine professionnel. Je me souviens de l’affaire Vilmorain. C’était une ingénieure agronome, candidate à un emploi, on lui a dit qu’elle avait tout ce qu’il fallait, les diplômes, mais que, à diplôme égal, on préférait embaucher un homme. Nous avons plaidé jusqu’à la Cour de cassation, mais nous avons perdu.
MM : Mais pourquoi alors ?
GH : Parce que là, les mentalités sont plus fortes que le droit. Et la justice et les rapports sociaux de sexe, la domination masculine et cette forme d’économie qui sous-estime le travail des femmes inspirent ces décisions.
MM : C ’était en quelle année ?
GH : C’était il y a longtemps, il y a plus de 20 ans. Le représentant des graines Vilmorain a soutenu que la lettre de refus contenait une maladresse de rédaction. Alors que dans les procès du travail, devant le Conseil des Prud’hommes, le « c’est une maladresse »… n’est jamais pris en compte. C’est donc quelque chose de voulu, de délibéré. Je ne trouve pas grand changement pour ce qui concerne le travail des femmes : le travail des femmes est toujours jugé moins important que le travail des hommes, même à un niveau très élevé de la hiérarchie du travail. C’est toujours un appoint. On dit, elle se consolera ou il y aura toujours un mari, un compagnon qui va veiller à ça. Et c’est quelque chose qui est à la fois culturellement et socialement ancré. Les syndicats n’ont jamais rien fait pour que ça change, les syndicats ont une position… bien sûr ils revendiquent l’égalité des salaires, mais ils n’ont jamais décidé d’une action radicale, jamais une grève par exemple sur le seul mot d’ordre « égalité professionnelle pour les femmes ».
MM : L’équivalent du procès de Marie-Claire…
GH : Je n’aurais jamais pu avoir pour le travail les grands témoins que j’ai eus pour l’avortement ou le viol, ceux qui font basculer cette société dans les grandes mutations. Je n’ai jamais eu cette chance qui fait que le procès se déroule à un moment où convergent l’action militante et la maturité de la société pour le changement. Il y a un moment où on sent que ça va basculer mais je ne le sens pas encore pour le travail. Non, et il n’y a pas ce point de convergence…
TA : C’est plus insidieux donc c’est moins visible…
GH : C’est plus insidieux et puis faut bien le dire, les femmes, plus vulnérables sur beaucoup de plan, et en particulier économiquement, ont tendance à se résigner. Ce que l’on ne fait pas dans le viol, ce qu’on ne fait pas quand on vous impose un enfant que vous ne voulez pas. Elles ont tendance à se résigner en se disant que c’est mieux que rien. Elles se sous-estiment, elles s’infériorisent même dans le domaine du travail, elles intériorisent au fond le fait qu’elles ne peuvent pas, toutes choses égales, être aussi efficaces, aussi performantes comme on dit, qu’un collègue masculin. Il y a peu de femmes qui se révoltent vraiment.
MM : Vous, vous ne le ressentez pas…
GH : Très franchement, je ne l’ai jamais ressenti. C’est vrai qu’elles se résignent dans le domaine du travail. Quand on me dit : « qu’est-ce que vous diriez aux femmes aujourd’hui ? », je réponds : « ne vous résignez jamais ! ».
Le nerf de la guerre : l’indépendance économique
MM : Justement… Aujourd’hui quel est pour vous l’enjeu essentiel, pour la cause des femmes ?
GH : C’est difficile à dire, tout se tient. Je dirais l’indépendance économique, parce que je trouve que la malédiction à conjurer pour les femmes, c’est la dépendance économique. La dépendance économique c’est ce qui fait que si vous êtes une femme battue, vous n’avez pas de possibilité d’aller à l’hôtel avec vos enfants, parce que vous n’avez pas un sou, parce que vous ne savez pas ce que vous ferez le lendemain. L’indépendance économique, c’est le refus de la violence, ça se tient. Les combats menés sont au fond une revendication d’égalité et de dignité qui impliquent un travail et une lutte sur différents terrains mais qui se rejoignent. Le terrain de l’indépendance économique, c’est le travail et c’est l’autonomie qui permettent de refuser justement les violences, c’est l’autonomie qui permet de sérier les problèmes – qui n’en a pas eu dans sa vie privée, tous les jours ? Mais la vie continue parce qu’on travaille, parce qu’on a un avenir… Si l’on considère que, dès l’instant que son couple a échoué, c’est terminé, alors on n’est plus des individus à part entière, et ça… c’est une idée qui m’est chère. Il faut qu’on soit à part entière partout. Un homme qui a un échec en amour est toujours aussi performant dans son boulot le matin, même s’il est triste, il sait bien sérier les choses, il doit gagner sa vie, tandis que les femmes, elles, elles mélangent tout.
Je prétends, mais je me trompe peut-être, je prétends qu’une femme indépendante économiquement ne peut pas rester longtemps une femme battue. Si elle continue de l’être, je ne porte pas de jugement, c’est son affaire, des raisons complexes de liens particuliers, de sexualité, d’affectivité, de ce que vous voulez, mais ça n’est pas parce qu’elle ne peut pas mettre fin à ça. Donc une femme indépendante économiquement, ne peut plus être victime de violences conjugales, c’est important. L’indépendance économique ça rejoint ce qu’on vient de dire. Or on ne peut pas être indépendante économiquement en travaillant à temps partiel, qui est le cancer de ce que vivent les femmes dans le domaine du travail.
Moi j’en veux beaucoup à la gauche car la gauche a fait voter cette loi. Il faut dénoncer même parmi nos ami-e-s, peut-être surtout chez nos ami-e-s, ce que nous n’acceptons pas. Mitterrand avait décidé d’instaurer le temps partiel, Roudy s’est rangée, Mitterrand avait décidé qu’on ne remboursait pas l’IVG et le gouvernement a refusé le remboursement. Il y a un discours de Bérégovoy, ministre de l’économie, pour dire qu’on n’avait pas d’argent pour ce remboursement. Roudy a dit : « Il faut que les femmes soient raisonnables, il n’y a pas d’argent » ; j’ai alors fait une proposition, (j’étais députée à l’Assemblée nationale, je n’avais aucun mérite), je n’étais pas membre du parti socialiste, je n’ai pris aucun risque, je faisais ce que je voulais. J’étais élue comme présidente de « Choisir », donc j’ai fait une proposition de loi toute seule, comme on a le droit de le faire, déposée à l’Assemblée. Et tout de suite, scandale, convocation. Je suis convoquée devant le groupe socialiste. Bagarre. Joxe, qui était le président du groupe, m’a dit : « Tu sais, on va t’exclure », « mais tu vas m’exclure de quoi ? », « on va prendre des sanctions », « mais quelles sanctions tu veux prendre ? ». Alors finalement j’ai réussi à avoir avec moi cette fois les femmes du groupe socialiste, qui n’étaient pas toujours solidaires…
TA : Mais vous pouvez juste en dire un mot, quand l’ennemi est une femme antiféministe…
GH : C’est toujours la même chose, on rejoint là ce que j’appelle la dignité citoyenne : quand il n’y a que quelques femmes qui sont du point de vue du pouvoir, subordonnées aux hommes, elles ne peuvent pas être d’un grand secours. Elles ont leur Pygmalion, elles ont leur ambition personnelle. Mais elles ne peuvent pas avancer si elles sont cinq ou six en se dressant contre quatre cents. D’où la parité. La parité ça change complètement la donne. Vous êtes la moitié, on ne peut pas exclure ou museler la moitié de l’Assemblée nationale. C’est très important que les femmes pèsent sur les changements de société. Dans une démocratie, il faut aller à la source, aller au débat parlementaire, poser sa problématique comme une femme qui a une expérience que l’homme n’a pas. C’est suggérer les mesures auxquelles l’homme ne s’opposera peut-être pas. Mais comme ce n’est pas son vécu, il ne va pas en prendre l’initiative. L’homme n’est pas toujours mauvais ou l’ennemi. Mais comme il a un autre vécu et comme il a le statut de dominant, on comprend que certaines fois il loupe le coche. Mais c’est à nous de prendre l’initiative et pour ça j’étais très attachée à la parité en politique, qui a été trahie dans son application… Car les sanctions légales sont financières. C’est-à-dire qu’un parti riche, par exemple l’UMP (Union pour un mouvement populaire), qui ne présentait que 19 % de femmes, s’est moqué royalement de la loi. Mais aussi le Parti socialiste qui, lui, a présenté environ 35 % de femmes… Mais ces grands partis ont payé. Autrement dit, et c’est très choquant, ils disent : « J’ai les moyens de me payer les candidats hommes et de mettre à la porte des candidates. Voilà, c’est ça l’argent. Et je le fais, la loi existe mais ça m’est égal, je paye, elle n’existera pas pour moi. »
MM : Elle est votée…
GH : Exactement. Et par des députés qui disent : « Je l’ai votée et je la viole, je l’ai votée, je la transgresse parce que j’ai de l’argent… ». Ce sont donc des sanctions très immorales. Les petits partis, idéologiquement, sont pour la parité, comme les Verts, LO (Lutte ouvrière), LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Mais de toute manière ils n’auraient pas eu les moyens de payer l’amende qui les frappait, donc ils ont été presque tous très paritaires. Il faut absolument modifier dans cette loi les sanctions. Il faut prendre des sanctions claires. Le parti qui présente des listes qui ne sont pas conformes à la parité doit voir ses listes annulées, c’est la sanction électorale classique. Quand vous n’avez pas l’âge d’être candidat, votre candidature est annulée. Quand il n’y a pas de parité, on annule les candidatures. J’ajoute que le scrutin uninominal à deux tours pour les législatives – symboliques de la démocratie parlementaire -n’arrange rien. Il faut donc, dans l’intérêt des femmes, une dose de proportionnelle. Il faudrait aussi selon moi revoir l’actuel découpage électoral dans son principe. Ainsi je propose d’unir deux circonscriptions qui éliraient deux députés (ainsi le nombre de députés reste inchangé). Une femme et un homme. Les électeurs trouveraient leur compte dans cette diversité et la parité serait rigoureusement respectée.
MM : Et en matière professionnelle, qu’est-ce qu’il faudrait faire ?
GH : Il faut recenser toutes les entreprises qui n’ont pas respecté la loi et les frapper d’une très lourde amende, très lourde…
MM : Et un grand procès ?
GH : Je le ferais bien s’il y avait une possibilité. Mais il faut de très lourdes condamnations.
MM : Il y a quand même eu des pays où les entreprises ont été obligées de reverser des millions de salaires…
GH : Il faudrait aussi allonger la prescription. Que l’on puisse poursuivre les employeurs qui exploitent les femmes, parce que femmes, pendant huit, dix ans ! Et que les sanctions aillent jusqu’à de la prison ferme ! C’est de travail donc de dignité et d’autonomie qu’il s’agit. Pourquoi cette mansuétude à l’égard des employeurs coupables ? D’abord parce qu’on considère que le travail n’est pas un terrain important du combat des femmes… Et aussi à cause du système libéral d’économie, de la mondialisation, des délocalisations. Tout cela frappe plus fort les femmes que les hommes.
TA : Et pourtant le travail est celui que vous placez en priorité.
GH : Oui, parce que je crois qu’il est lié à tous les autres terrains. Le domaine de l’égalité professionnelle, je l’ai senti, de mon point de vue d’avocate, est sans prise possible, alors que j’ai pu mettre en place le dossier du procès Bobigny et ce que j’appelle un « procès politique ». Dans un procès politique ce n’est pas seulement la personne que vous allez défendre qui compte. Il faut parler par-dessus la tête des juges, parler à l’opinion publique tout entière, obliger les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités.
MM : C’est vrai qu’on n’a jamais eu de « procès politique » en matière de travail…
GH : Il doit y en avoir très peu ou en tout cas, ils ne sont pas relatés par les médias. Et c’est très grave parce que l’indépendance économique pour les femmes, c’est le socle de leur libération. Mon corps m’appartient, ça veut dire vous ne touchez pas parce que si vous touchez je m’en vais, j’ai la possibilité d’avoir une autre vie. Ce qu’on ne peut pas faire quand on n’est pas indépendante économiquement. L’horreur de la violence masculine, qui a différents degrés, commence à l’injure sexiste et va jusqu’aux violences sexuelles. Les femmes qui travaillent la dénonceront. C’est fondamental parce que ça alimente, soutient, toutes les zones de combat des femmes. Aux femmes il faut dire et redire « ne vous résignez jamais ! ».
Le féminisme : et après ?
TA : J’ai envie de vous poser une toute dernière question : plutôt optimiste ou plutôt pessimiste par rapport à la cause des femmes ?
GH : Je ressens une certaine déception quant à la jeune génération, les jeunes ne se livrent à aucune analyse. Comment ces acquis que nous leur avons donnés, pourquoi ? Pas de prise de conscience de ce qu’il faut appréhender, de la suite, des autres combats. Pas d’imagination, non plus.
TA : Autour de 20 ans, il ne faut surtout pas se dire féministe.
GH : Le mot, le mot même, leur fait peur !
TA : Dans les débats, quand on travaille sur le travail et les inégalités professionnelles, quand je parle du masculin, du féminin, dans certains groupes, parmi des jeunes de 20 ans, des petits sourires en coin se dessinent sur les lèvres…
GH : Je crois que c’est la grande peur de déplaire à l’homme. Si on est féministe, on fait peur, on est une harpie en puissance, c’est parce qu’on est frustrée.. Une féministe c’est, pour un homme, avant tout une emmerdeuse. Et en tout cas être féministe c’est avoir le courage de dire « comptez pas sur moi pour faire le numéro de la séduction ». C’est un mot qui implique bêtement le rejet de toute séduction alors que la (bonne) séduction a tellement de facettes !
MM : La jeune génération ?
GH : Je pense par exemple aux jeunes de « Ni Putes Ni Soumises », qui ne veulent pas se dire féministes, qui sont dépendantes de tout ce que leur dit de faire le porte-parole du Parti socialiste, pour l’action, et pour l’argent de l’UMP, enfin tout ça n’est pas brillant… Sans une indépendance totale, à la fois politique et financière, vous ne pouvez pas avancer. On dit qu’elles ont sensibilisé l’opinion publique sur tout ce qui se passait dans les quartiers. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. D’abord il y a d’autres organisations qui ont fait ça. Car qui s’occupe des femmes, pour leur apprendre à écrire, pour les alphabétiser, pour faire le travail de fond, de tous les jours, qui s’occupe de mettre des garderies pour que les femmes trouvent du travail ? C’est un travail de fond que l’association Africa par exemple accomplit parfaitement. De plus elles font du tort à ces quartiers-là qu’on dépeint comme des enfers absolus où les hommes seraient de vrais criminels. Tous… Les « tournantes » ont toujours existé et le phénomène est plutôt en régression. Lisez donc Le scandale des tournantes de Laurent Mucchielli [7], vous comprendrez le jeu pervers de « Ni Putes Ni Soumises »…
MM : Et le voile alors ?
GH : J’y suis totalement opposée. Pour des raisons laïques… Et surtout pour des raisons féministes. Je trouve que mettre les femmes derrière un mur de tissus, les isoler de l’univers commun, créer pour elles un apartheid sexuel, parce qu’elles sont femmes… Les inférioriser, quoi qu’on dise, c’est les inférioriser ! Il n’est pas possible que les femmes ne le sentent pas, qu’elles ne sentent pas qu’elle n’ont pas l’accès direct au monde qu’ont les hommes. Qu’elles soient obligées de se voiler. Par une énorme hypocrisie sur la sexualité : masquer son visage c’est pour ne pas tenter les hommes. Le sexe des femmes, leur sexualité ont toujours été diabolisés par toutes les Églises. Non, le voile est véritablement un des signes les plus infériorisants, sinon le plus. C’est le signe infériorisant des religions pour les femmes, étant entendu que toutes les religions, vraiment toutes, ont infériorisé les femmes, toutes, à des degrés divers, à des époques diverses. Dans la bataille pour la contraception et l’avortement, je me souviens avoir été menacée de mort par des catholiques intégristes. Le christianisme a représenté un progrès pour la femme en ce sens qu’il l’a fait accéder au statut d’être humain, l’église en a fait un être humain de seconde zone. C’est l’idéologie de la femme au foyer, de la femme reproductrice, de la femme subordonnée à l’homme.
TA : Quand bien même ces jeunes filles le réclament…
GH : Quand on est conditionnée, on ne sait plus très bien si c’est le conditionnement qui parle, parce que vous l’avez tellement intériorisé, ce conditionnement ! Quand certaines femmes disent « ce n’est pas pour une femme, ça » par exemple, c’est évident que ça ne vient pas d’elles. On leur a tellement, dans leur enfance, dit « ce n’est pas pour une femme » et tout autour de vous, et dans les magazines, et dans les médias, et les personnes autour de vous, qu’elles ont fini par se dire : « c’est moi qui pense que ce n’est pas pour une femme », mais en fait ça vient de l’extérieur. Je crois qu’il y a un déterminisme social et culturel très fort. Les médias, les Églises, le marketing, celles et ceux qui ne peuvent transmettre que ce qu’ils/elles ont reçu… C’est pour cela qu’il faut revenir à la question de la dignité. Le féminisme je dirais que c’est une revendication de dignité, dans tous les domaines, parce que la dignité refuse l’injustice, refuse l’infériorisation, refuse l’inégalité.
Propos recueillis par Tania Angeloff et Margaret Maruani
Notes
[1]
Citons, entre autres : Le lait de l’oranger, 1988, Gallimard, coll. « Blanche », Paris ; Fritna, 1999, Plon, Paris ; Avocate irrespectueuse, 2002, Plon, Paris.
[2]
Gisèle Halimi, La cause des femmes, 1973, Grasset, Paris (rééditions 1975, 1976 ; Livre de Poche, 1978 ; Gallimard, 1992, coll. « Folio » : nouvelle édition, revue, annotée et augmentée d’une préface « Le temps des malentendus »).
[3]
Gisèle Halimi a notamment défendu Djamila Boupacha, cette jeune algérienne militante du fln, torturée et violée par les militaires français. Elle raconte ce procès dans un livre resté célèbre : Djamila Boupacha, préface de simone de Beauvoir (Gallimard, Paris, 1962, rééditions 1978, 1981, 1991). Elle a par ailleurs présidé la Commission d’enquête du Tribunal Russel sur les crimes de guerre américains au Viêt-nam (1967).
[4]
En 1972, le procès de Bobigny, point fort de la campagne contre la loi répressive de l’avortement et pour la contraception libre.
[5]
Michèle Chevalier est la mère de Marie-Claire qui a été poursuivie pour avortement. Gisèle Halimi a défendu Marie-Claire Chevalier au procès de Bobigny (1972).
[6]
Cf. note 3 p. 13.
[7]
Laurent Mucchielli, Le scandale des tournantes, 2005, La Découverte, coll. « Sur le vif », Paris.