Archives, cruelles archives ! L’INA (Institut national de l’audiovisuel [1]), sur son site, ne propose aucun document concernant Gisèle Halimi antérieur à 1972. L’avocate, décédée mardi 28 juillet 2020, au lendemain de son 93e anniversaire, n’aurait donc pas eu d’existence cathodique jusqu’à ses 45 ans. Au temps jadis, l’Église avait fixé à 40 ans « l’âge canonique », c’est-à-dire le minimum d’années qu’il fallait à une femme pour qu’elle occupât un emploi de bonne de curé. La Ve République aura fait mieux : dans sa pratique patriarcale et autoritaire, elle aura établi l’âge télévisuel à 45 ans pour une activiste des droits humains bafoués.
En l’occurrence, au mois d’octobre 1972, c’était le droit des femmes, avec le procès de Bobigny. Marie-Claire Chevalier, 17 ans, était poursuivie pour avoir avorté à la suite d’un viol commis par un condisciple. La victime de l’agression était inculpée, ainsi que sa mère et d’autres « complices », en vertu (!) de la loi du 14 juillet 1920 pénalisant non seulement les moyens abortifs mais également contraceptifs – c’était un cadeau de la République réactionnaire en diable (la Chambre bleu horizon [2]) au Vatican, après la canonisation de Jeanne d’Arc, le 16 mai 1920.
Cette chape effarante mêlant machisme, cléricalisme, dépossession des femmes au nom de la Pucelle ainsi dévoyée sous prétexte de sanctification, cette loi infâme de 1920 qui faisait de la France une sauce figée phallocrate, Gisèle Halimi en fit le procès. Et elle gagna la partie. Ce qui lui valut d’apparaître pour la première fois à la télévision, si l’on se fie à la classification de l’INA.
Nous sommes donc, dans la vidéo patrimoniale ci-dessous, le 11 octobre 1972, à Bobigny. Aux abords du tribunal pour enfants (l’infantilisation gaullo-pompidolienne bat toujours son plein quatre ans après Mai-68 !), une poignée de militantes du MLF (Mouvement de libération des femmes) manifestent, au moment où Marie-Claire Chevalier sort accompagnée de Gisèle Halimi en robe d’avocate, dont la voix hors-champ annonce l’acquittement. Cette archive nous apparaît à des années-lumière, néanmoins emplie d’échos ultra contemporains…
Gisèle Halimi n’avait pas chômé avant le procès de Bobigny. Née à La Goulette (faubourg cosmopolite de Tunis), elle avait d’emblée, dans sa famille juive pratiquante d’extraction sociale et culturelle modeste, dû éprouver un destin de réprouvée : ses parents se seraient volontiers passés d’une fille. L’assignation initiale était violente : la petite Zeiza Gisèle Élise Taïeb la refusa de tout son être, de toutes ses forces, de toute son intelligence. Boursière de la République, elle entreprit des études qui la menèrent jusqu’au barreau de Tunis (1949) et de Paris (1956), où elle fit merveille en prenant fait et cause pour la condition des dominés, à commencer par les sujets coloniaux.
Elle plaide en faveur de syndicalistes tunisiens et de combattants de l’indépendance algérienne. Sa lutte contre la torture pratiquée par l’armée française culmine, à partir de 1960, avec la défense de Djamila Boupacha (aujourd’hui âgée de 82 ans), suppliciée par la soldatesque de la puissance coloniale. Avec Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi fonde un comité, publie un livre, sonne à toutes les portes du pouvoir et du contre-pouvoir – les colonnes du Monde accueillent ses tribunes.
Gisèle Halimi, être de révolte et de réseaux, relie l’anti-colonialisme, le féminisme, l’anti-impérialisme – elle était la dernière survivante du tribunal Russell, mis sur pied avec Jean-Paul Sartre, en 1966, pour condamner les crimes de guerre américains au Viêtnam.
En janvier 1974, la France si rance des ultimes mois de Georges Pompidou, dans sa grande perversité, souille Gisèle Halimi à la télévision, dans l’émission alibi « Aujourd’hui Madame », confrontant l’avocate et militante à des esprits étroits. Ces dames caricaturales la renvoient à sa case originelle : « De cœur vous êtes plutôt africaine », lui décoche en plateau une nuée de sauterelles conservatrices, lui déniant le courage et la lucidité d’avoir lutté contre la torture institutionnelle pendant la guerre d’Algérie. Cette vidéo (ci-dessous), passionnante de bout en bout, illustre le degré d’abjection vindicative auquel fit face, avec un calme olympien, Me Halimi, icône traitée en hérétique par l’ORTF…
Sous M. Giscard, l’atmosphère allait certes connaître une « décrispation » – tel fut le legs du troisième président de la Ve République au début de son unique septennat. Toutefois, le combat continue pour Gisèle Halimi. À preuve, cette archive moins grotesque, mais qui permet d’observer comment la domination masculine, bardée d’une bonne conscience insidieuse et incarnée par le journaliste Louis Bériot, poursuit ses ravages.
Nous voici en octobre 1979. Monique Pelletier (aujourd’hui âgée de 94 ans), ministre déléguée chargée de la famille et de la condition féminine, propose de reconduire la loi Veil – relative à l’interruption volontaire de grossesse – promulguée en janvier 1975, mais pour une période transitoire de cinq ans. Un lustre a passé. L’intervieweur, condescendant, demande à Gisèle Halimi, qui anime l’association Choisir, la raison de ce nouveau « battage » venu des femmes (sous-entendu : que personne ne devrait plus entendre).
Dans la vidéo ci-dessous, toujours courtoise malgré la balourdise du butor qui l’interroge, Gisèle Halimi relie sans cesse le féminisme et la question sociale. L’hostilité de Louis Bériot est incessante, qu’il s’agisse de la marche des femmes prévue dans les rues de Paris, ou d’un prochain colloque intitulé « Choisir de donner la vie », que le maître de céans propose de rebaptiser « Choisir de ne pas donner la vie ». Il y a là une archéologie du mépris de la parole des femmes, de leur délégitimation, dont les ramifications ne cessent encore aujourd’hui d’envahir l’espace public…
Certes, Gisèle Halimi était une réformiste, qui préférait le beau langage aux slogans. Sa stratégie consistait à embrigader les intellectuels qui brillaient alors de leurs derniers feux, plutôt que de verser dans des happenings au parfum de scandale organisés par certaines militantes du MLF ou du MLAC, qu’elle regardait parfois de haut en pestant contre leur gauchisme. Certes, après 1981, parachutée députée de l’Isère et bombardée ambassadrice auprès de l’Unesco, Gisèle Halimi sembla soluble dans le mitterrandisme.
Et pourtant il y avait chez elle quelque chose de profondément irréductible, en dépit de toutes les métamorphoses et de toutes les apparences. Quand on la croisait au Théâtre des Champs-Élysées avec son cher et tendre mari, Claude Faux (« le seul féministe que je connaisse avec Jean-Paul Sartre »), le rituel du concert bourgeois pouvait passer pour la happer. Mais il suffisait de l’écouter parler musique, avec une flamme inextinguible dans les yeux jusqu’en ses très vieux jours, pour comprendre qu’il s’agissait chez elle de combustion vitale et non du moindre apparat.
À la fin des années 1940, voyant débarquer cette femme habitée, venue défendre un pauvre hère qui allait en prendre pour six mois en raison d’un vol de trois kilos de pommes de terre, le président du tribunal militaire de Tunis avait manifesté un étonnement aussi ahuri que furieux, qui résume et rehausse Gisèle Halimi, au point que nous pourrions l’inscrire ici telle une épitaphe symbolique : « Avocate, on dit avocate ? »
Antoine Perraud