C’est en 2017, donc très tardivement, que j’ai découvert véritablement l’ampleur des combats menés par Gisèle Halimi [1]. Ayant commencé à militer à la veille de mai 1968, j’ai toujours attaché plus d’intérêt aux animateurs et animatrices des grands mouvements sociaux. Je savais que Gisèle Halimi avait défendu des militant.e.s du FLN au moment de la guerre d’Algérie, sans plus. J’avais suivi avec enthousiasme le déroulement des procès de Bobigny en 1972 où la jeune Marie-Claire inculpée pour avoir avorté fut acquittée et celui d’Aix en 1978 où les trois violeurs de deux jeunes campeuses belges, féministes et lesbiennes, furent condamnés par la cour d’assises des Bouches du Rhône [2].
Pour moi, Gisèle Halimi, cette belle femme « bon chic, bon genre » était une excellente avocate de la cause des femmes, mais elle ne faisait pas partie de ces militantes féministes remarquables qui m’inspiraient. Mais après m’être plongée dans le livre de Simone de Beauvoir et de G. Halimi sur le martyr de Djamila Boupacha [3] et le récit des multiples obstacles que G. Halimi avait dû surmonter pendant deux ans pour assurer sa défense, je mesurais la détermination de cette femme à dénoncer la torture aux côtés d’autres intellectuel.le.s, au mépris même de sa sécurité et de celle de sa famille, et plus généralement la radicalité de son engagement dans la lutte contre toutes les injustices.
En révolte contre son « destin » de femme
G. Halimi est née en 1927, en Tunisie, dans une famille juive très modeste [4]. Son père était coursier dans un cabinet d’avocat, avant de devenir clerc, après de longues années et sa mère s’occupait de ses quatre enfants. Sa mère, fille de rabbin était très pieuse. Pour elle, « Tout était péché » [5]. Pour sa mère comme pour son père, la naissance d’une fille était « une malédiction ». Son père a attendu trois semaines avant d’annoncer annoncer à sa famille et ses voisins que son épouse venait d’accoucher d’une fille. Une fille était considérée comme un « fardeau » pour laquelle il fallait trouver au plus vite un époux. C’est ainsi qu’à 16 ans, on présente à Gisèle un prétendant de vingt ans son aîné. Pour Gisèle, il n’était pas question de se marier mais de poursuivre ses études à tout prix pour combler sa soif de connaissances, obtenir des diplômes et gagner sa vie pour être indépendante économiquement et échapper ainsi au sort réservé à sa mère et à toutes les autres femmes.
Sa liberté de fille et de femme, Gisèle Halimi l’a conquise de haute lutte. Elle ne cessait de rappeler qu’elle avait fait une grève de la faim, à l’âge de 10-11ans, refusant de servir ses frères à table ou de faire la vaisselle alors qu’eux-mêmes en étaient dispensés. Cela lui semblait d’autant plus injuste que son frère aîné était un vrai « cancre » à l’école et qu’elle-même était une excellente élève. Mais tous les espoirs des parents se portaient sur l’avenir de leur fils aîné tandis qu’elle était « inessentielle ». Mais elle fit plier ses parents : « J’ai gagné mon premier morceau de liberté », déclare-t-elle.
A 19 ans, elle subit un avortement à vif « réalisé par un jeune médecin sadique » pour qu’elle ne recommence pas. Mais ce n’est pas la leçon qu’elle en tira :
« J’ai beaucoup pleuré cette nuit-là, avec le sentiment qu’on m’avait torturée, pour sanctionner ma liberté de femme et me rappeler que je dépendais des hommes. Mais je ne regrettais pas. La biologie m’avait tendu un piège. Je l’avais déjoué. Je voulais vivre en harmonie avec mon corps, pas sous son diktat ».
Pour elle, le droit à l’avortement est une liberté « élémentaire ». Simone de Beauvoir avait déclaré quant à elle : « la première des libertés, c’est celle du ventre ».
Le soutien aux indépendantistes
Elle part à Paris avec ses deux bacs en poche en 1945 pour poursuivre ses études de droit et de philosophie. Diplômée, elle rentre à Tunis et prête serment au barreau de Tunis en 1949. Son père est enfin très fier. Elle va d’abord défendre des syndicalistes et indépendantistes tunisiens. Elle n’hésite pas à réclamer la grâce au président Coty pour un de ses clients condamné à mort. Avec succès. Elle sera amenée à reproduire ce type de démarche auprès de De Gaulle, pour sauver des militants algériens arrêtés chez eux, torturés et condamnés sans preuve à la peine de mort, après le grand procès d’El Halia au cours duquel les algériens arrêtés devaient répondre du massacre d’une trentaine d’européens dans le village d’El Halia. Les deux clients de G. Halimi et de maître Léo Matarrasso sont graciés. Ce « succès » ne l’empêche pas de dénoncer cette pratique arbitraire : « Vous vous rendez-compte. Il s’agissait de deux vies et elles tenaient à la grâce d’un président, doté d’un droit régalien hérité de l’Ancien régime. (…) C’était son bon plaisir de monarque ».
Mais plus encore, son travail d’avocate et de « témoin engagé » (elle défend en effet le droit à l’indépendance du peuple algérien) la conduit à tirer un bilan catastrophique de la prétendue justice française :
« De 1956 aux accord d’Evian de 1962, je n’ai cessé de faire des allers-retours entre Alger et Paris où j’étais désormais installée pour assurer la défense des Algériens arrêtés, insurgés, indépendantistes. C’était pour moi une évidence. Mais les pouvoirs spéciaux votés en 1956 avaient pris le droit en otage. La justice n’était souvent qu’un simulacre. J’ai découvert, horrifiée, l’étendue des exactions commises par l’armée française, la torture érigée en système, les viols systématiques des militantes arrêtées, les condamnations sur aveux extorqués, sans compter les disparitions et exécutions sommaires. J’étais abasourdie ».
G. Halimi était l’une des rares avocates à participer avec quelques confrères à la défense des militants algériens. Ce qui lui valut de multiples menaces, de la part des militaires notamment, comme elle l’explique à Annick Cojean : « Je n’y ai longtemps vu que gesticulations, tentatives d’intimidations, jusqu’à l’assassinat à Alger, de deux confrères très proches, puis la réception, en 1961, d’un papier de l’OAS qui annonçait ma condamnation à mort (…) » ; « Je n’ai jamais eu peur, précise-t-elle. Sauf une nuit, au centre de torture du Casino de la Corniche, à Alger, où l’on m’avait jetée et où j’ai pensé avec culpabilité à mes fils de 3 et 6 ans, m’attendant à être exécutée ».
Son engagement l’avait rapprochée de tous ceux et toutes celles qui dénonçaient la torture, en premier lieu du couple Sartre-Beauvoir et de bien d’autres. C’est d’ailleurs avec Simone de Beauvoir qu’elle va organiser le soutien à Djamila Boupacha, une jeune militante algérienne, militante du FLN soupçonnée d’avoir posé une bombe dans un café d’Alger en septembre 1959. La bombe n’avait pas explosé. Elle avait été désamorcée mais Djamila est arrêtée en février 1960 en compagnie de son père et de son beau-frère. Elle reste entre les mains des militaires pendant cinq semaines. Elle subit de multiples tortures. On lui brûle notamment les seins avec des cigarettes et elle est violée avec un goulot de bouteille enfoncé dans le vagin. Elle finit par avouer. Elle risque la peine de mort. C’est le frère de Djamila qui, du Maroc, écrit à G. Halimi pour lui demander de défendre sa sœur ; elle accepte. G. Halimi veut mettre en accusation les plus hauts responsables de l’armée et parvient à convaincre Djamila de porter plainte contre le ministre des armées P. Messmer et le général Ailleret, commandant supérieur des Forces armées en Algérie. Simone de Beauvoir signe une tribune dans Le Monde daté du 3 juin 1960 « Pour Djamila Boupacha ». Tribune dont le retentissement international aide à la mise en place d’un comité de soutien très large avec des personnalités prestigieuses et très diverses du monde littéraire, artistique, politique, associatif etc. Le procès a lieu en juin 1961. Djamila Boupacha reconnaît ses tortionnaires mais elle est condamnée à mort. Elle sort néanmoins de prison en avril 1962, à la suite des Accords d’Evian.
Attachée au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, G. Halimi se rend ensuite au Vietnam en 1967 pour le tribunal Russel contre les crimes de l’Armée nord-américaine au Vietnam. Le tribunal Russel dont elle faisait partie avait été créé à l’initiative du philosophe Bertrand Russel et était présidé par Jean Paul Sartre.
Dans tous ces procès, G. Halimi avait expérimenté le poids de l’opinion publique : « Dans un procès politique, déclare-t-elle en 2005, (…) Il faut parler par-dessus la tête des juges, à l’opinion publique tout entière, obliger les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités ». Ce qu’elle fera avec brio lors du procès de Bobigny en 1972 ou celui d’Aix en 1978.
« Femmes, ne vous résignez jamais »
L’engagement « féministe » de G. Halimi remonte à loin, on l’a vu. Mais avec la signature du « Manifeste des 343 femmes » ayant avorté en avril 1971, c’est le point de départ d’une nouvelle phase de son engagement qui commence. Ce manifeste, publié dans le Nouvel Observateur du 5 avril 1971, signé par 343 femmes connues (comme Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, et bien d’autres) ou inconnues est un évènement politique majeur qui met au pied du mur la chancellerie et bouscule tout le champs politique. Il fait en quelques lignes le procès de la loi votée en 1920 qui réprime l’avortement et qui condamne des centaines de milliers de femmes à l’avortement clandestin, au mépris de leur santé et de leur vie. Ces centaines de femmes réclament tout simplement la liberté d’avorter, après celle de la contraception [6]. Les femmes signataires lancent ainsi un défi au pouvoir, interpellent l’opinion publique et prennent des risques au regard de la loi. Gisèle Halimi est la seule avocate parmi les signataires. S. de Beauvoir lui déconseille de signer mais elle signe et crée dans la foulée l’Association Choisir avec S. de Beauvoir et D. Seyrig, Jean Rostand, et Jacques Monod notamment, pour défendre l’ensemble des signataires, connues et surtout inconnues et pour défendre en général le droit de choisir pour les femmes d’avoir ou non des enfants.
Gisèle Halimi va bientôt être sollicitée par Michèle Chevalier pour défendre sa fille, Marie-Claire, qui a avorté après avoir été violée par un condisciple. Quatre femmes risquent la prison pour avoir aidé à avorter ou avorté Marie Claire, 17 ans au moment du procès. Michèle Chevalier employée de la RATP, syndicaliste et militante du PCF, élevait seule ses trois filles. G. Halimi accepte de prendre l’affaire en charge et va faire de ce procès d’octobre-novembre 1972, un procès « exemplaire ». Le procès de Marie-Claire se déroule à huis clos. Celui de sa mère et de ses « complices » est, quant à lui, public. Au cours du procès aucune des inculpées ne regrette ce qu’elle a fait et les grands témoins qui se succèdent à la barre font le procès de cette loi répressive de 1920. Comme d’habitude, G. Halimi sollicite des personnalités très diverses parmi lesquelles le professeur Milliez, catholique fervent, père de nombreux enfants qui ne prétend pas imposer sa morale à l’ensemble de la société. Il sera blâmé par le Conseil de l’ordre, en raison de sa déclaration. En ouverture de sa plaidoirie, G. Halimi, quant à elle, ose parler de son propre avortement subi à 19 ans et ceci au grand dam du président. Elle risque une sanction du Conseil de l’ordre mais comme elle le déclare à plusieurs reprises, elle était portée par la foule des manifestantes à l’extérieur de l’enceinte. Marie-Claire est relaxée. Sa mère est condamnée à 500 francs d’amende avec sursis et « l’avorteuse » à un an de prison avec sursis. Les deux collègues de Michèle Chevalier qui l’ont aidée à « trouver une adresse » sont relaxées, elles aussi. Une victoire médiatique et politique qui ouvrira la voie à une nouvelle législation défendue par Simone Veil à l’Assemblée nationale [7]. Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’une autre association voit le jour en 1973. Il s’agit du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), mouvement mixte et unitaire qui pendant deux ans, grâce à un réseau de collectifs sur tout le territoire va entrer dans l’illégalité (et non dans la clandestinité) en pratiquant des avortements à la barbe de la police pour créer un rapport de forces et obtenir la dépénalisation de l’avortement, en accompagnant les femmes à l’étranger, en organisant des manifestations massives ou la diffusion du film « Histoire d’A. » sur la pratique Karman par aspiration. Comme G. Halimi le reconnaît elle-même, s’il n’y avait pas eu cette « force formidable » des femmes qui a fait « basculer l’opinion publique », rien n’aurait bougé dans la sphère gouvernementale, ni à l’Assemblée nationale, malgré le « courage » de son amie Simone Veil, lâchée par la droite et insultée par l’extrême droite.
Le deuxième grand procès qui marqua ces années, fut celui des trois violeurs d’Anne et Araceli. En 1974, ces deux jeunes femmes belges lesbiennes qui campaient dans les calanques de Marseille, ayant repoussé les avances d’une « bande de voyous » qui les avaient harcelées dans la journée, furent victimes d’une expédition punitive la nuit : « une nuit d’horreur » selon leur avocate G. Halimi. Elles portent plainte contre leurs trois violeurs et refusent que leur viol soit déqualifié en « coups et blessures », simple délit jugé devant un tribunal correctionnel. Elles vont trouver enfin, auprès de G. Halimi, une avocate convaincue de la gravité du crime de viol. G. Halimi se bat, sans hésitation, pour obtenir un procès en cour d’Assises. Celui-ci aura enfin lieu à Aix en mai 1978, dans une ambiance survoltée : G. Halimi et ses clientes sont insultées, menacées. Les manifestantes féministes d’un côté et des groupes d’hommes de l’autre, décidés à défendre leur suprématie, se font face. De nouveau G. Halimi invite des personnalités de tous bords à témoigner pour « changer la loi et la société » mais le président du tribunal refuse de les laisser parler pour éviter la médiatisation du procès. Peine perdue. Une quarantaine de journalistes, y compris de la presse nord-américaine est présente. Au sein du tribunal, les victimes doivent prouver une nouvelle fois qu’elles n’étaient pas « consentantes » ... Gisèle Halimi emporte la conviction du jury face à l’avocat de la défense, Gilbert Collard qui présente ses clients comme des types « minables » dont il ne faudrait pas briser la vie. Et qu’en est-il de celle de ces deux femmes, après les coups, l’humiliation et la terreur ? Ce procès fut un triple succès : il donna la parole aux femmes victimes de viol devant un jury populaire. Il aboutit à la condamnation des inculpés (l’un a écopé de six ans de réclusion pour viol et les deux autres de quatre ans pour tentative de viol), remettant ainsi en cause, dans ce cas du moins, l’impunité des agresseurs et ouvrit la voie à une nouvelle législation sur le viol en 1980 qui donna une définition plus large du viol. Dorénavant « toute pénétration quelle qu’elle soit » obtenue par la violence, la contrainte ou la surprise, etc. peut être qualifiée de viol. Pour autant, comme on peut le constater aujourd’hui, la question des violences contre les femmes et du viol n’est toujours pas réglée et ne peut l’être sur le plan purement juridique. Cela nécessite des bouleversements dans les rapports sociaux de sexe qui touchent à toutes les sphères de la société et notamment à la question de l’éducation [8].
Après Mai 1968 et toutes ces années de mobilisation massives des féministes, au cours des années 1970, dans la rue notamment, F. Mitterrand fut élu président de la République en 1981, la gauche devint majoritaire à l’Assemblée nationale et G. Halimi fut élue députée apparentée PS. Dans ce cadre, elle fut loin d’être inactive : elle fit voter le remboursement de l’avortement malgré l’opposition de F. Mitterrand et de Pierre Bérégovoy, qui prétendait « respecter toutes les familles spirituelles de la France ». Cette promesse de remboursement comme de bien d’autres était censée disparaître avec le tournant de la rigueur. Mais de nombreuses associations, notamment les associations féministes aux côtés de certains syndicats comme l’URP CFDT ou le Syndicat de la magistrature se mobilisèrent et descendirent dans la rue le 23 octobre 1982, entraînant les militantes socialistes derrière elles et G. Halimi fit une proposition de loi qui fut majoritaire. Elle défendit, en 1982, également devant l’Assemblée nationale la loi dépénalisant l’homosexualité. De toute évidence, elle n’a pas gardé un excellent souvenir de ces années de députée apparentée PS [9]. Et on la comprend. En 1998, elle fut une des cofondatrices et cofondateurs d’Attac, consciente des dangers suscités par la mondialisation capitaliste, comme le rappelait Attac récemment.
Au terme de ce tour d’horizon, ce qui frappe dans le parcours de G. Halimi, c’est, une nouvelle fois, le courage dont elle a fait preuve dans tous ses combats contre le colonialisme et pour la libération des femmes. Combats qui trouvaient leur unité dans le refus de la « torture » sous toutes ses formes et pour la « dignité humaine » comme elle aimait à le rappeler. Peu de personnalités ont été ainsi capables de participer tout au long de leur vie à ces combats essentiels du XXe siècle et au-delà, sans faiblir. C’est pourquoi G. Halimi mérite tout notre respect.
Josette Trat