New Delhi de notre correspondant
L’Etat du Bengale-Occidental, à l’ouest de l’Inde, a été contraint de geler un projet de centaines de millions de dollars, ce week-end, après que le bras de fer qui l’opposait aux habitants de Nandigram, hameau situé au sud de Calcutta, a tourné au bain de sang. Quatorze villageois ont été tués, et des dizaines d’autres blessés, mercredi, lorsque 2 000 policiers ont tenté d’ouvrir la route vers ce site où les autorités prévoyaient de construire un gigantesque complexe industriel. La manifestation la plus sanglante, à ce jour, du face-à-face entre les autorités et les petits paysans de nombreuses régions du pays.
Afin d’accélérer son industrialisation, l’Inde a prévu de construire des centaines de zones économiques spéciales (ZES), à savoir des zones franches dotées d’une fiscalisation allégée pour attirer les investisseurs indiens ou étrangers. Ainsi, 237 projets ont été validés, totalisant des investissements de plus de 40 milliards d’euros d’ici à 2009. Sachant que la croissance indienne (+ 9 % l’an dernier) repose principalement sur les activités de services, l’initiative vise à renforcer le secteur industriel, pour mieux faire face à l’industrie chinoise, et à créer des d’emplois non-qualifiés, qui manquent cruellement.
Symbole. Mais ces complexes industriels doivent pour la plupart être érigés dans des zones agricoles. Malgré les compensations promises aux propriétaires, les ZES se heurtent de plein fouet aux agriculteurs, qui comptent toujours pour les deux tiers de la population. D’autant que la concertation avec les locaux laisse souvent largement à désirer.
Etalée sur près de 6 000 hectares, la ZES de Nandigram, destinée à l’industrie chimique, est devenue le symbole de la polémique. Notamment parce que le Bengale est dirigé depuis trente ans par les communistes, qui se sont toujours fait élire par les masses rurales. Mais l’Etat a besoin d’investissements et d’emplois. Or cette ZES devait être construite en partenariat avec le groupe indonésien Salim, lequel a prévu d’investir 500 millions de dollars au Bengale.
Slogan. Depuis une première série d’affrontements entre partisans et opposants du projet, qui avait déjà fait sept morts début janvier, les paysans bloquaient tout accès au site. Leur slogan était clair « Nous donnerons notre sang, pas nos terrains. » Lorsque les forces de l’ordre sont arrivées en masse, mercredi, pour tenter de « rétablir l’ordre », elles ont été accueillies par environ 5 000 personnes, dont certaines armées de couteaux, de pistolets à grenaille et de cocktails Molotov. Après avoir tiré des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc, les policiers ont fini par ouvrir le feu, sur une foule qui comptait nombre de femmes et d’enfants. Au moins trois femmes se trouvent d’ailleurs parmi les victimes.
Officiellement, les policiers ont agi en légitime défense, plusieurs dizaines d’entre eux ayant été blessés par les villageois. Récupération politique oblige, l’opposition a néanmoins profité de l’occasion pour organiser vendredi une journée de grève générale, au cours de laquelle de nouvelles violences ont éclaté, et plus de 1 600 personnes ont été arrêtées. De plus en plus embarrassé, le gouvernement régional a fini par faire marche arrière, samedi, en annonçant que le complexe serait finalement construit sur un autre site, qui reste à déterminer.
Défilé. Compte tenu du mécontentement que suscitent les ZES aux quatre coins du pays, cette « victoire » paysanne pourrait rapidement faire tache d’huile. Samedi, des villageois d’une autre région du Bengale ont d’ailleurs tabassé des fonctionnaires qui étaient venus mesurer des terrains pour un autre projet industriel. Et dans l’Etat voisin de l’Orissa, plusieurs centaines de personnes ont défilé pour protester contre l’implantation prévue du géant sud-coréen de l’acier, Posco. Un projet auquel les autorités tiennent tout particulièrement puisqu’il représente un investissement de plus de douze milliards de dollars, soit le plus important jamais enregistré dans le pays.
Mais, contrairement à la Chine, l’Inde est une démocratie, et les paysans constituent toujours la majorité de l’électorat. A l’approche d’importantes élections régionales, le gouvernement fédéral a d’ailleurs préféré suspendre l’attribution de nouvelles ZES. Quant aux projets déjà validés, qui totalisent près de 35 000 hectares de terrain, un groupe interministériel doit prochainement rendre un rapport visant à rendre la procédure « plus humaine » pour les agriculteurs.