1. La capital dans la société précapitaliste
Entre la société « primitive » fondée sur une économie naturelle, dans laquelle on ne produit que des valeurs d’usage destinées à être consommées par les producteurs eux-mêmes, et la société capitaliste, s’intercale une longue période de l’histoire de l’humanité, qui recouvre toutes les civilisations humaines qui se sont arrêtées au bord du capitalisme. Le marxisme la définit comme la société de la petite production marchande. C’est donc une société qui connaît déjà la production de marchandises, de bien destinés non pas à la consommation directe des producteurs mais destinés à être échangés sur le marché. C’est une économie dans laquelle cette production de marchandise ne s’est pas encore généralisée comme dans la société capitaliste.
Dans une société fondée sur la petite production marchande, il y a deux sortes d’opérations économiques qui s’effectuent. Les paysans et artisans qui vont au marché avec les produits de leur travail, veulent vendre ces marchandises, dont ils ne peuvent pas directement utiliser la valeur d’usage, afin d’obtenir de l’argent, des moyens d’échange pour acquérir d’autres marchandises dont la valeur d’usage leur fait défaut ou est pour eux plus importante que la valeur d’usage des marchandises dont ils sont propriétaires.
Le paysan se rend au marché avec du blé. Il vend du blé pour de l’argent, et avec cet argent il achète par exemple du drap. Quant à l’artisan qui est venu au marché avec du drap, il vend son drap pour de l’argent, et avec cet argent il achète par exemple du blé.
Il s’agit donc de l’opération : vendre pour acheter :
Marchandise ? Argent ? Marchandise : M – A – M
Dans cette formule, la valeur des deux extrémités est, par définition, exactement la même.
Mais dans la petite production marchande apparaît, à coté de l’artisan et du petit paysan, n autre personnage qui effectue une opération économique différente. Au lieu de vendre pour acheter, il va acheter pour vendre. C’est un homme qui se rend au marché sans apporter des marchandises : c’est un propriétaire d’argent. L’argent, vous ne pouvez pas le vendre ; mais vous pouvez l’utiliser pour acheter, et c’est ce qu’il fait : acheter pour revendre :
Argent ? Marchandise ? Argent : A – M – A’
• Il y a une différence fondamentale entre cette deuxième opération et la première. C’est que cette deuxième opération n’a pas de sens si au bout de l’opération, nous sommes devant la même valeur qu’au début. Personne n’achète des marchandises pour les revendre exactement au même prix auquel il les a achetées. L’opération « acheter pour vendre » n’a de sens que si la vente procure un supplément de valeur, une plus-value. C’est pourquoi nous disons que, par définition, A’ est plus grand que A, et qu’il est composé de A + a, a étant la plus-value, c’est-à-dire l’accroissement de valeur de A.
Nous définirons maintenant le capital comme une valeur qui s’accroît d’une plus-value, que cela se passe dans la circulation de marchandises comme dans l’exemple que nous venons de choisir, ou que cela se passe dans la production, comme c’est le cas dans le régime capitaliste.
Le capital n’existe pas seulement dans la société capitaliste, il existe aussi dans la société fondée sur la petite production marchande. Il faut donc distinguer très nettement l’existence du capital et l’existence du mode de production capitaliste, de la société capitaliste. Le capital est beaucoup plus ancien que le mode de production capitaliste. Le capital existe vraisemblablement depuis 3000 ans, dès que sont apparus des marchands qui s’enrichissaient par le commerce, tandis que le mode de production capitaliste s’est développé au début du XIXe siècle.
Quelle est la forme du capital dans la société précapitaliste ? C’est essentiellement un capital usurier et un capital marchand ou commercial. Le passage de la société pré-capitaliste à la société capitaliste, c’est la pénétration du capital dans la sphère de la production. Le mode de production capitaliste est le premier mode de production, la première forme d’organisation sociale, dans laquelle la capital ne joue plus seulement le rôle d’intermédiaire et d’exploiteur de formes de production non capitalistes, qui restent fondées sur la petite production marchande, mais dans lesquels le capital s’est approprié les moyens de production et a pénétré dans la production proprement dite.
2. Les origines du mode de production capitaliste
Quelles sont les origines de la société capitaliste telle qu’elle se développe depuis la première partie du XIXe siècle ?
C’est d’abord la séparation des producteurs d’avec leurs moyens de production. C’est ensuite la constitution de ces moyens de production comme monopole entre les mains d’une seule classe sociale, la classe bourgeoise. Et c’est enfin l’apparition d’une autre classe sociale qui, elle, étant séparée de ses moyens de production, n’a plus d’autres ressources pour subsister que la vente de sa force de travail à la classe qui a monopolisé les moyens de production.
Reprenons chacune de ces origines du mode de production capitaliste, qui sont en même temps les origines fondamentales du régime capitaliste lui-même.
• Première caractéristique du mode de production capitalisme : séparation du producteur de ses moyens de production. C’est la condition d’existence fondamentale du régime capitaliste, celle qui est la moins bien comprise. Prenons un exemple qui peut paraître paradoxal : celui de la société du Haut Moyen âge, caractérisée par le servage.
Nous savons que la masse des producteurs paysans est constituée de serfs attachés à la glèbe, c’est-à-dire au lopin de terre cultivé par le serf. Mais quand on dit que le serf est attaché à la glèbe, on implique que la glèbe est aussi attachée au serf, on est en présence d’une classe sociale qui a toujours une base pour subvenir à ses besoins, car le serf disposait d’une étendue de terre suffisante pour que le travail de deux bras, même avec les instruments les plus rudimentaires, puisse subvenir au besoin d’un ménage. On n’est pas en présence de gens condamnés à mourir s’ils ne vendent pas leur force de travail. Dans une telle société, il n’y a donc pas d’obligation économique d’aller louer ses bras, d’aller vendre sa force travail à un capitaliste. La question de la pauvreté et du statut d’exploité du serf est un autre problème qui sort du champ de l’analyse économique.
En d’autres termes : dans une société de ce genre, le régime capitaliste ne peut pas se développer. Il y a d’ailleurs une application moderne de cette vérité générale, à savoir la manière dont les colonialistes ont introduit le capitalisme dans les pays d’Afrique au XIXe et au début du XXe siècle.
Quelles étaient les conditions d’existence des habitants de tous les pays africains ? Ils pratiquaient l’élevage, la culture du sol, rudimentaire ou non selon les régions, mais caractérisée par une abondance relative de terres. Il n’y avait pas de pénurie de terres en Afrique : il y avait au contraire une population qui, par rapport à l’étendue de terre, disposait de réserves pratiquement illimitées. Bien sûr, sur ces terres, avec des moyens d’agriculture très primitifs, la récolte est médiocre, le niveau de vie extrêmement bas, etc. Néanmoins, il n’y a pas de force matérielle qui pousse cette population à aller travailler dans des mines, sur des fermes ou dans les usines d’un colon blanc. Autrement dit : si on ne changeait pas le régime foncier, il n’y avait pas de possibilités d’y introduire le mode de production capitaliste. Pour pouvoir introduire ce mode de production, on a dû, par une contrainte extra-économique, couper radicalement et brutalement la masse de la population noire de ses moyens de subsistances normaux. C’est-à-dire que les colons ont transformé une grande partie des terres du jour au lendemain en terres domaniales, propriété de l’Etat colonisateur, ou en propriétés privées de sociétés capitalistes. Dans certains pays, on a carrément parqué la population noire dans des « réserves » comme on les a appelées cyniquement, sur une étendue de terre qui était insuffisante pour nourrir tous ses habitants. Et on a imposé une capitation, c’est-à-dire un impôt en argent par tête d’habitant, alors que l’agriculture primitive ne débouchait pas sur des revenus monétaires.
Par ces différentes pressions extra-économiques on a donc créé une obligation pour l’Africain d’aller travailler comme salarié, ne fut-ce que deux, trois mois par an, pour toucher en échange de ce travail de quoi payer l’impôt et de quoi acheter le petit supplément de nourriture sans lequel la subsistance n’était plus possible, étant donné l’insuffisance des terres qui resteront à sa disposition.
Dans des pays comme l’Afrique du Sud, les Rhodésies, ou en partie le Congo ex-Belge, où le mode de production capitaliste a été introduit sur l’échelle la plus large, ces méthodes ont été appliquées sur la même échelle et on a déraciné, expulsé, manipulé, poussé hors de leur mode de travail et de vie traditionnels une grande partie de la population noire.
Mentionnons en passant l’hypocrisie idéologique qui a accompagné ce mouvement, les plaintes des sociétés capitalistes et des administrateurs blancs selon lesquels les Noirs seraient des fainéants, puisqu’ils ne voulaient pas travailler, même lorsqu’on leur donnait la possibilité de gagner 10 fois plus dans la mine ou dans l’usine qu’ils ne gagnaient traditionnellement sur leurs terres. Ces mêmes plaintes, on les avait entendues à l’égard des ouvriers indiens, chinois ou arabes 50 ou 70 ans plus tôt. On les avaient aussi entendues – ce qui prouve bien l’égalité fondamentale de toutes les races humaines – par rapport aux ouvriers européens, français, belges, anglais, allemands, au XVIIe et au XVIIIe siècles. Il s’agit simplement de cette constante que voici : normalement, de par sa constitution physique et nerveuse, aucun homme n’aime être enfermé 8, 10 ou 12 heures par jour dans une usine ou une mine. Il faut vraiment une force, une pression tout à fait anormales et exceptionnelles pour prendre un homme qui n’est pas habitué à ce travail de forçat et pour l’obliger à l’effectuer.
• Deuxième caractéristique du mode de production capitaliste : la concentration des moyens de production sous forme de monopole entre les mains d’une seule classe sociale, la classe bourgeoise. Cette concentration est pratiquement impossible s’il n’y a pas une révolution constante des moyens de production, si ceux-ci ne deviennent pas de plus en plus complexes et de plus en plus chers, du moins quand il s’agit des moyens de production minimum pour pouvoir commencer une grande entreprise (frais de premier établissement).
Dans les corporations et métiers du Moyen-âge, il y avait une grande stabilité des moyens de productions ; les métiers à tisser étaient transmis de père en fils, de génération en génération. La valeur de ces métiers était relativement réduite, c’est-à-dire que tout compagnon pouvait espérer acquérir la contre-valeur de ces métiers, après un certain nombre d’années de travail. La possibilité de constituer un monopole s’est présentée avec la révolution industrielle, qui a déclenché un développement ininterrompu, de plus en plus complexe, du machinisme, ce qui a impliqué qu’il fallait des capitaux de plus en plus importants pour ouvrir une nouvelle entreprise.
A partir de ce moment-là, on peut dire que l’accès à la propriété des moyens de production devient impossible à l’immense majorité des salariés et des appointés, et que la propriété des moyens de production est devenue un monopole entre les mains d’une classe sociale, celle qui dispose des capitaux, des réserves de capitaux, et qui peut accumuler de nouveaux capitaux pour la seule raison qu’elle en possède déjà. La classe qui ne possède pas de capitaux est condamnée de ce fait à rester toujours dans le même état de dénuement, dans la même obligation de travailler pour le compte d’autrui.
• Troisième caractéristique du mode de production capitalisme : l’apparition d’une classe sociale qui, n’ayant pas d’autres biens que ses propres bras, n’a pas d’autres moyens de subvenir à ses besoins que la vente de sa force de travail. Elle la vend donc aux capitalistes propriétaires des moyens de production. C’est l’apparition du prolétariat moderne.
Nous avons ici les trois éléments qui se combinent. Le prolétariat, c’est le travailleur libre ; c’est à la fois un pas en avant et un pas en arrière par rapport aux serfs du Moyen-âge. Le serf n’était pas libre puisqu’il ne pouvait pas se déplacer librement, contrairement au prolétaire qui peut arrêter de travailler et aller ailleurs (le serf lui-même était un pas en avant par rapport à l’esclave qui n’avait aucun degré de liberté). Mais le prolétariat est un pas en arrière par rapport au servage car le prolétaire n’a aucun accès aux moyens de production. En fait, le prolétaire n’a que la liberté de vendre ou non sa force de travail, son travail. C’est pourquoi Marx parlait « d’esclavage salarié ».
3. Origines et définition du prolétariat moderne
Parmi les ancêtres directs du prolétariat moderne, il faut mentionner la population déracinée du Moyen-âge, c’est-à-dire la population qui n’était plus attachée à la glèbe, ni incorporée dans les métiers, les corporations et les guildes des communes, qui était donc une population errante, sans racines, et qui commençait à louer ses bras à la journée ou même à l’heure. Il y eu des villes au Moyen-âge, notamment Florence, Venise et Bruges, où un « marché du travail » apparaît à partir du XIIIe, XIVe ou XVe siècle, c’est-à-dire qu’il y a un coin de la ville où tous les matins se rassemblent des gens pauvres qui ne font pas partie d’un métier, qui ne sont pas compagnons d’artisan, qui n’ont pas de moyens de substance, et qui attendent que quelques marchands ou entrepreneurs louent leurs services pour une heure, une demi-journée ou une journée, etc.
• Une autre origine du prolétariat moderne, plus proche de nous, c’est ce qu’on a appelé la dissolution des suites féodales, donc la longue et lente décadence de la noblesse féodale qui commence à partir du XIIIe, XIVe siècle et qui se termine lors de la révolution bourgeoise, en France vers la fin du XVIIIe siècle. Pendant le Haut Moyen-âge, il y a quelquefois 50, 60 ou 100 ménages qui vivent directement du seigneur féodal. Le nombre de ces serviteurs individuels commence à se réduire, notamment au cours du XVIe siècle, qui est marqué par une très forte hausse des prix, et donc un très fort appauvrissement de toutes les classes sociales qui ont des revenus monétaires fixes, donc également la noblesse féodale en Europe occidentale qui avait en général converti la rente en nature en rente en argent. Un des résultat de cet appauvrissement, ce fut le licenciement massif d’une grande partie des suites féodales. Il y eut ainsi des milliers d’anciens valets, d’anciens serviteurs, d’anciens clercs de nobles, qui erraient le long des chemins, qui devenaient mendiants, etc.
• Une troisième origine du prolétariat moderne, c’est l’expulsion de leurs terres d’une partie des anciens paysans, par suite de la transformation des terres labourables en prairies. Le grand socialiste utopique anglais Thomas More a eu, dès le XVIe siècle, cette formule magnifique : « les moutons ont mangé les hommes » ; c’est-à-dire que la transformation des champs en prairies pour l’élevage des moutons, liée au développement de l’industrie lainière, a chassé de leurs terres et condamné à la famine des milliers et des milliers de paysans anglais.
• Il y a encore une quatrième origine du prolétariat moderne, qui a joué un peu moins en Europe occidentale, mais qui a joué un rôle énorme en Europe centrale et orientale, en Asie, en Amérique latine et en Afrique du Nord : c’est la destruction des anciens artisans dans la lutte de concurrence entre cet artisanat et l’industrie moderne se frayant un chemin de l’extérieur vers ces pays « sous-développés ».
• Résumons : le mode de production capitaliste est un régime dans lequel les moyens de production sont devenus un monopole dans les mains d’une classe sociale, où les producteurs, séparés de ces moyens de production, sont « libres » mais démunis de tout moyens de subsistance, et donc obligés de vendre leur force de travail aux propriétaires des moyens de production pour pouvoir subsister.
Ce qui caractérise la situation de prolétaire, ce n’est pas tellement le niveau bas de son salaire, mais le fait qu’il est coupé de ses moyens de production, ou qu’il ne dispose pas de revenus suffisant pour travailler à son propre compte, quelle que soit par ailleurs l’opinion ou le jugement qu’il porte sur sa situation.
Pour savoir si la classe prolétarienne est en voie de disparition, ou si elle est au contraire en voie d’expansion, ce n’est pas tellement le salaire moyen de l’ouvrier ou le traitement moyen de l’employé qu’il faut examiner, mais bien la comparaison entre ce salaire et sa consommation moyenne, en d’autres termes ses possibilités d’épargne comparées aux frais de premier établissement d’une entreprise indépendante. Si l’on constate que chaque ouvrier, chaque employé, après dix ans de travail, a mis de coté un magot qui lui permettrait d’acheter un magasin ou un petit atelier, alors on pourrait dire que la condition prolétarienne est en régression, et que nous vivons dans une société dans laquelle la propriété des moyens de production est en train de s’étendre et de se généraliser.
Si au contraire on constate que l’immense majorité des travailleurs, ouvriers, employés et fonctionnaires, après une vie de labeur restent Gros-Jean comme devant, c’est-à-dire pratiquement sans économie, sans capitaux suffisants pour acquérir des moyens de production, on pourrait conclure que la condition prolétarienne, loin de se résorber, s’est au contraire généralisée, et qu’elle est aujourd’hui beaucoup plus étendue qu’il y a 50 ans. Quand on prend par exemple les statistiques de la structure sociale des Etats-Unis, on constate que depuis 60 ans, tous les 5 ans, sans aucune interruption, le pourcentage de la population américaine active qui travaille pour son propre compte, qui est classé comme entrepreneur ou comme aide familiale d’entrepreneur, diminue alors que le pourcentage de la population qui est obligé de vendre sa force de travail augmente régulièrement.
• Si on examine maintenant les statistiques sur la répartition de la fortune privée, on constate que l’immense majorité des ouvriers, on peut dire 95 %, et la très grande majorité des employés ne réussissent pas à constituer de petites fortunes, un petit capital qui leur permettrait de sortir de leur condition prolétarienne. Autrement dit, ils dépensent tous leurs revenus. Les fortunes se cantonnent en réalité dans une toute petite fraction de la population. Dans la plupart des pays capitalistes, entre 1 à 5 % de la population possède 40 à 60 % de la fortune privée du pays, le reste étant entre les mains de 20 ou 25 % de la population. La première catégorie de possédants, c’est la grande bourgeoisie ; la deuxième catégorie, c’est la bourgeoisie moyenne et petite. Et tous ceux qui sont en dehors de ces catégories économiques ne possèdent pratiquement rien d’autre que des biens de consommation (y compris, pour certains, un logement).
Quand elles sont faites honnêtement, les statistiques sur les droits de succession, sur les impôts et sur les héritages sont très révélatrices à ce sujet. Une étude faite pour la Bourse de New York par la Brookings Institution (une source au-delà de tout soupçon de marxisme) révèle qu’il n’y a aux Etats-Unis que 1 à 2 % des ouvriers qui possèdent des actions, et encore que cette « propriété » s’élève en moyenne à 1000 dollars.
La quasi-totalité du capital est donc entre les mains de la bourgeoisie et ceci nous dévoile le système d’auto-reproduction du régime capitaliste : ceux qui détiennent des capitaux peuvent en accumuler de plus en plus ; ceux qui n’en détiennent pas ne peuvent guère en acquérir. Ainsi se perpétue la division de la société en une classe possédante et une classe obligée de vendre sa force de travail. Le prix de cette force de travail, le salaire, est pratiquement en entier consommé, tandis que la classe possédante a un capital qui s’accroît constamment d’une plus-value. L’enrichissement de la société en capitaux s’effectue, d’une façon générale, au profit exclusif d’une seule classe de la société, évidemment la classe capitaliste.
4. Mécanisme fondamental de l’économie capitaliste
Quel est maintenant le fonctionnement fondamental de cette société capitaliste ?
• Si vous arrivez un certain jour à la Bourse du coton imprimé, vous ne savez pas exactement s’il y a assez, trop peu ou s’il y a trop de coton imprimé par rapport aux besoins qui existent à ce moment-là en France. Vous ne constaterez la chose qu’après un certain temps : s’il y a surproduction, c’est-à-dire quand une partie de la production est invendable, vous verrez les prix baisser. Au contraire, s’il y a pénurie, les prix vont monter. Le mouvement des prix est le thermomètre qui nous indique s’il y pénurie ou pléthore. Et comme c’est seulement après coup qu’on constate si toute la quantité de travail dépensée dans une branche industrielle a été dépensée de manière socialement nécessaire ou si elle a été en partie gaspillée, c’est bien après coup qu’on peut déterminer, en système capitaliste, la valeur exacte d’une marchandise. Cette valeur est donc une notion abstraite, une constante autour de laquelle fluctuent les prix.
Qu’est-ce qui fait bouger ces prix et donc, à plus long terme, ces valeurs, cette productivité du travail, cette production et la vie économique dans son ensemble ?
• Qu’est-ce qui fait courir Samy ? Qu’est-ce qui fait bouger la société capitaliste ? La concurrence. Sans concurrence, il n’y a pas de société capitaliste. Une société dans laquelle la concurrence est radicalement éliminée, c’est une société qui ne serait pas capitaliste dans la mesure où il n’y aurait plus le mobile économique majeur pour accumuler du capital, et donc pour effectuer les 9/10 des opérations économiques qu’effectuent les capitalistes.
• Et qu’est-ce qui est à la base de la concurrence ? Il faut considérer deux notions qui ne se recouvrent pas nécessairement.
– Il y a d’abord la notion de marché illimité, non circonscrit, non exactement découpé ;
– Il y a ensuite la notion de multiplicité des centres de décision, surtout en matière d’investissement et de production.
S’il y a une concentration totale de toute la production d’un secteur industriel entre les mains d’une seule firme capitaliste, il n’y a pas encore élimination de la concurrence, car un marché illimité subsiste toujours et il y aura lutte de concurrence entre ce secteur industriel et d’autres secteurs pour accaparer une partie plus ou moins grande du marché. Il y a aussi toujours la possibilité de voir réapparaître un nouveau concurrent s’y introduisant de l’extérieur.
L’inverse est aussi vrai. Si on pouvait concevoir un marché qui serait totalement ou complètement limité, mais qu’en même temps un grand nombre d’entreprises seraient en lice pour accaparer une partie de ce marché limité, la concurrence continuerait à subsister.
Ce n’est donc que si les deux phénomènes sont supprimés simultanément, c’est-à-dire s’il n’y a plus qu’un seul producteur pour toutes les marchandises et si le marché devient absolument stable, figé, et sans capacité d’expansion, que la concurrence peut totalement disparaître.
L’apparition du marché illimité prend toute sa signification par la comparaison avec l’époque de la petite production marchande. Une corporation du Moyen-âge travaillait pour un marché limité, en général, à la ville et à ses environs immédiats, et d’après une technique de travail qui était figée et bien déterminée.
Le passage historique au marché illimité est illustré par l’exemple de la « nouvelle draperie » à la campagne qui, au XVe siècle, s’est substituée à l’ancienne draperie en ville. Il y avait maintenant des manufactures de draps, sans règles corporatives, sans limitation de production, donc sans limite de débouchés, qui essaient de s’infiltrer, de chercher des clients partout, et ce non seulement dans les environs immédiats de leurs centres de production, mais qui essaient d’organiser l’exportation jusque vers des pays lointains. Par ailleurs, la grande révolution commerciale du XVIe siècle provoque une réduction progressive des prix de toute une série de produits qui étaient considérés comme des produits de grand luxe au Moyen-âge, et qui ne pouvaient être achetés que par une petite partie de la population. Ces produits deviennent brusquement des produits moins chers, sinon même des produits à la disposition d’une partie importante de la population. L’exemple le plus frappant est celui du sucre, qui est aujourd’hui un produit banal, dont ne se prive sans doute pas un seul ménage ouvrier, mais qui au XVe siècle était encore un produit de très grand luxe.
Les apologistes du capitalisme ont toujours cité comme bienfait produit par ce système la réduction des prix et l’élargissement du marché pour toute une série de produits. C’est un argument juste. C’est un des aspects de ce que Marx appelle « la mission civilisatrice du capitalisme ». Bien sûr, il s’agit d’un phénomène dialectique réel, qui fait que si la valeur de la force de travail a tendance à baisser parce que l’industrie capitaliste produit de plus en plus vite les marchandises qui sont l’équivalent du salaire, elle a par contre aussi tendance à augmenter les prix parce que les valeurs créées embrassent toute une série de marchandises devenues des produits de consommation de masse, alors qu’ils étaient jadis des marchandises de consommation pour une petite partie de la population.
Au fond, toute l’histoire du Commerce entre le XVIe et le XXe siècle, c’est l’histoire de la transformation du commerce de luxe en commerce de masse, en commerce de bien pour une partie de plus en plus large de la population. Ce n’est qu’avec le développement des chemins de fer, des moyens de navigation rapide, des télégraphes, etc. que l’ensemble du monde a pu être rassemblé dans un véritable marché potentiel pour chaque grand producteur capitaliste.
La notion de marché illimité n’implique donc pas seulement l’expansion géographique, mais encore l’expansion économique, le pouvoir d’achat disponible. Pour prendre un exemple récent : l’essor formidable de la production des biens de consommation dans la production capitaliste après 1945 ne s’est pas réalisé grâce à une expansion géographique du marché capitaliste ; au contraire, il a été accompagné d’une réduction géographique du marché capitaliste, puisque toute une série de pays anciennement capitalistes (les pays dits socialistes d’Europe de l’Est et la Chine) lui ont échappé pendant cette période. Il y a très peu, sinon pas de voitures françaises, italiennes, allemandes, britanniques, japonaises ou américaines qui sont exportées vers l’Union Soviétique, vers la Chine, le Nord Vietnam, Cuba, la Corée du Nord ou les pays de l’Europe Orientale. Néanmoins, cette expansion s’est tout de même réalisée parce qu’une fraction beaucoup plus grande du pouvoir d’achat disponible a été utilisée pour l’achat de ces biens de consommation. Ce n’est pas par hasard que cette expansion a été accompagnée d’une crise agricole plus ou moins permanente dans les pays capitalistes avancés, où la consommation de toute une série de produits agricoles non seulement n’augmente plus relativement, mais où elle commence même à diminuer de manière absolue ; par exemple la consommation de pain, de pommes de terre, de vins, de fruits, etc.
La production pour un marché illimité, dans des conditions de concurrence, a comme effet l’augmentation de la production, car l’augmentation de la production permet la réduction du prix de revient et permet donc de battre le concurrent en vendant moins cher que lui.
• Si on regarde l’évolution à long terme de la valeur de toutes les marchandises produites sur grande échelle, dans le monde capitaliste, il y a une baisse de valeur considérable. Un costume, un couteau, une paire de souliers, etc. ont aujourd’hui une valeur en heure-travail beaucoup plus réduite qu’il y a 100 ans.
Il faut évidemment comparer la valeur réelle à la production et non les prix de vente, qui englobent d’énormes frais de distribution et de vente, des surprofits monopolistiques gonflés, et des taxes. Prenons l’exemple du pétrole que nous utilisons en Europe et qui vient du Moyen Orient. Les frais de production sont très bas, ils s’élèvent à peine à 10 % du prix de vente à la pompe !
Il est donc incontestable que cette chute de valeur s’est réellement produite. L’accroissement de la productivité du travail permet une réduction de valeur des marchandises, puisque celles-ci sont fabriquées en un temps de travail de plus en plus réduit. C’est là l’instrument pratique dont dispose le capitalisme pour élargir les marchés et vaincre la concurrence.
De quelle manière pratique le capitaliste peut-il à la fois réduire très fortement le prix de revient et accroître très fortement la production ? Par le développement du machinisme, c’est-à-dire par le recours à des instruments de travail mécanique de plus en plus complexes, d’abord animés par la force de la vapeur, ensuite par le pétrole, enfin par l’électricité.
5. L’accroissement de la composition organique du capital
Toute la production capitaliste peut être représentée par la formule : C + V + Pl
La valeur de toute marchandise se décompose en deux parties : une partie qui constitue une valeur conservée, et une partie qui est une valeur nouvellement produite. La force de travail a donc une double fonction : celle de conserver toutes les valeurs existantes des instruments de travail, machines et bâtiments, en incorporant une fraction de cette valeur dans la production courante, et d’autre part celle de créer une nouvelle valeur dont la plus-value, le profit, constitue une partie. Une partie de cette valeur nouvelle va vers le salarié, c’est la contre-valeur de son salaire, l’autre partie qui est la plus-value est accaparée sans contrepartie par le capitaliste.
• Appelons V, capital variable, l’équivalent des salaires. Pourquoi capital ? Parce qu’effectivement le capitaliste avance cette valeur, elle constitue donc une partie de son capital, dépensée avant que la valeur des marchandises produites par les producteurs soit réalisée [c’est-à-dire transformée en argent capitalisable].
Appelons C, capital constant, toute la partie du capital qui est transformée en machines, bâtiments, matières premières, etc. dont la production n’augmente pas la valeur, mais la conserve seulement. Avec le capital variable V, le capitaliste achète la force de travail : c’est la seule partie du capital qui permet au capitaliste d’augmenter son capital d’une plus-value.
Quelle est, dès lors, la logique économique de la concurrence, de la poussée vers l’augmentation de la productivité, de la poussée vers l’accroissement des moyens mécaniques et du travail des machines ? La logique de cette poussée, c’est-à-dire la tendance fondamentale du régime capitaliste, c’est d’accroître le poids de C, c’est-à-dire le poids du capital constant relativement à l’ensemble du capital.
Dans la fraction C / C+V , C a tendance à augmenter dans la mesure où le machinisme progresse de plus en plus, et où la concurrence oblige le capitalisme à accroître de plus en plus la productivité du travail.
Nous appelons cette fraction C / C+V la composition organique du capital. C’est le rapport entre le capital constant et l’ensemble du capital. En régime capitaliste, la composition organique du capital a sans cesse tendance à augmenter. Qu’est-ce que cela veut dire que le capital constant augmente de plus en plus ?
• L’opération fondamentale de l’économie capitaliste, c’est la production de la plus-value. Mais aussi longtemps que la plus-value n’est que produite, elle reste enfermée dans des marchandises, et le capitalisme ne peut en extraire de la plus-value. Pour pouvoir acheter de nouvelles machines, l’industriel qui fabrique des souliers doit vendre ces souliers, et une partie du produit de cette vente lui servira pour l’achat de nouvelles machines. En s’équipant pour être plus productif face à la concurrence, l’industriel va augmenter la part du capital constant.
En d’autres termes : la réalisation de la plus-value est la condition de l’accumulation du capital, qui n’est rien d’autre que la capitalisation de la plus-value.
La réalisation de la plus-value, se fait par la vente de marchandises, mais dans des conditions telles que la plus-value contenue dans les marchandises soit effectivement réalisée sur le marché. Les entreprises qui travaillent à la moyenne de la productivité de la société – dont l’ensemble de la production correspond donc à du travail socialement nécessaire - sont censées réaliser par la vente de leur marchandises l’ensemble de la valeur et de la plus-value produite dans leurs usines, pas plus et pas moins. La réalisation de la plus value, c’est donc la vente des marchandises dans des conditions telles que l’ensemble de la plus value produite par les ouvriers de l’usine fabriquant ces marchandises est effectivement payée par leurs acheteurs.
Quand les marchandises produites pendant une période déterminée sont vendues, le capitaliste retrouve la contre-valeur du capital constant qu’il a dépensé pour produire, c’est à dire les matières premières utilisées, et la fraction de la valeur des machines et des bâtiments amortie par cette production. Il est aussi entré en possession de la contre-valeur des salaires qu’il avait avancés pour rendre cette production possible. Enfin, il récupère la plus-value qui a été générée par le travail.
Qu’est-ce qu’il advient de cette plus-value ? Une partie en est consommée improductivement par le capitaliste ; car le malheureux doit vivre, faire vivre son ménage et tous ceux qui sont autour de lui. Tout ce qu’il dépense à ces fins est totalement retiré du processus de production.
• Une deuxième partie de la plus-value est accumulée, est utilisée pour être transformée en capital ; la plus-value accumulée est donc toute la partie de la plus-value qui n’est pas consommée improductivement pour les besoins privés de la classe dominante. Elle est transformée en capital, soit en capital constant supplémentaire, c’est-à-dire une valeur supplémentaire de matières premières, machines, bâtiments… soit en capital variable supplémentaire, c’est-à-dire en moyen pour embaucher de nouveaux ouvriers.
Nous comprenons maintenant pourquoi l’accumulation du capital – ou capitalisation de la plus-value – c’est la transformation d’une grande partie de la plus-value en capital supplémentaire. Et nous comprenons également comment le processus d’accroissement de la composition organique du capital représente une suite ininterrompue de processus de capitalisation, c’est-à-dire de production de plus-value par les ouvriers, et sa transformation par les capitalistes en bâtiments, machines, matières premières et ouvriers supplémentaires.
• Il n’est donc pas exact d’affirmer que c’est le capitaliste qui crée l’emploi puisque c’est l’ouvrier qui a produit la plus value, et que c’est cette plus-value qui est accumulée, ou capitalisée, par le capitaliste, et utilisée notamment pour embaucher des ouvriers supplémentaires. En réalité, les richesses fixes qu’on voit dans le monde, usines, machines, routes, ports, etc. toute cette masse immense de richesse n’est rien d’autre que la matérialisation d’une masse de plus-value créée par les ouvriers, travail non rétribué pour eux et transformé en propriété privée, en capital pour les capitalistes. C’est une preuve colossale de l’exploitation permanente subie par la classe ouvrière depuis l’origine de la société capitaliste, sans aucun contrôle des producteurs.
Tous les capitalistes augmentent-ils leurs stocks de machines et de bâtiments, leur capital constant et la composition organique de leur capital ? Non. L’accroissement de la composition organique du capital s’effectue de manière antagoniste, à travers une lutte de concurrence régie par cette loi illustrée par une gravure du grand peintre flamand Pierre Brueghel : les grands poissons mangent les petits.
La concurrence entre capitalistes est donc accompagnée d’une concentration constante du capital, du remplacement d’une grand nombre d’entrepreneurs par un nombre plus petits d’entrepreneurs, et de la transformation d’un certain nombre d’entrepreneurs indépendants en techniciens, gérants, personnels de maîtrise, sinon simples employés et ouvriers dépendants.
6. La concurrence conduit à la concentration et aux monopoles
La concentration du capital est une autre loi permanente de la société capitaliste, et elle est accompagnée de la prolétarisation d’une partie de la classe bourgeoise, de l’expropriation d’un certain nombre de bourgeois par un nombre plus petit de bourgeois. C’est pourquoi le « Manifeste communiste » de Marx et d’Engels met l’accent sur le fait que le capitalisme, qui prétend défendre la propriété privée, est en réalité destructeur de cette propriété privée, et effectue une expropriation constante, permanente, d’un grand nombre de propriétaires, par un nombre relativement petit de propriétaires. Il y a quelques branches industrielles dans les quelles cette concentration est particulièrement frappante : les charbonnages où vous aviez, au XIXe siècle, des centaines de société de charbonnage dans un pays comme la France (en Belgique, il y en avait près de 200) ; l’industrie automobile, au début du XXe siècle, comptait dans des pays comme les Etats-Unis ou l’Angleterre, 100 firmes ou plus, alors qu’aujourd’hui, elle est réduite à 4, 5 ou 6 marques.
• Il existe des industries dans lesquelles cette concentration est moins poussée, par exemple l’industrie textile, l’industrie alimentaire, etc. D’une manière générale : plus la composition organique du capital est grande dans une branche industrielle, plus la concentration y est forte et moins la concentration organique du capital est élevée et moins il y a de concentration du capital.
Pourquoi ? Parce que moins forte est la composition organique du capital, et moins il faut de capitaux au départ pour pénétrer dans cette branche et y constituer une nouvelle entreprise. Il est plus facile de rassembler les 50 ou 100 millions d’anciens francs pour construire une nouvelle usine textile que de réunir les 10 ou 20 milliards nécessaires pour construire une aciérie ou une usine produisant des voitures à la chaîne.
Le capitalisme est né de la libre concurrence, et il est inconcevable sans concurrence. Mais la libre concurrence produit la concentration, et la concentration produit le contraire de la libre concurrence, à savoir le monopole. Là où il a peu de producteurs, ceux-ci peuvent facilement se concerter aux frais des consommateurs, en se mettant d’accord pour se répartir le marché, et en se mettant d’accord pour arrêter toute baisse des prix.
En l’espace d’un siècle, toute la dynamique capitaliste semble ainsi avoir changé de nature. D’abord, nous avons un mouvement qui va vers la baisse constante des prix par l’accroissement constant de la production, par la multiplication constante du nombre des entreprises. L’accentuation de la concurrence entraîne à partir d’un certain moment la concentration des entreprises, donc une réduction du nombre des entreprises qui peuvent dès lors se concerter entre elles pour ne plus réduire les prix et qui ne peuvent respecter des accords de ce genre qu’en limitant la production. L’ère du capitalisme des monopoles se substitue ainsi à l’ère du capitalisme de libre concurrence à partir du dernier quart du XIXe siècle.
• Quand on parle du capitalisme des monopoles, il ne faut pas du tout penser à un capitalisme qui a complètement éliminé la concurrence. Cela veut simplement dire un capitalisme dont le comportement fondamental est devenu différent, c’est-à-dire qui ne pousse plus à une diminution des prix par une augmentation constante de la production, qui utilise la technique de la répartition du marché, de la stabilisation des quotes-parts du marché. Mais ce processus aboutit à un paradoxe.
Pourquoi les capitalistes qui, d’abord, se faisaient de la concurrence, commencent-ils à se concerter afin de limiter cette concurrence et de limiter aussi la production ? Parce que c’est un moyen pour eux d’accroître leurs bénéfices. Ils ne le font que si ça leur rapporte davantage. La limitation de la production permettant d’augmenter les prix rapporte plus de profits, et permet donc d’accumuler plus de capitaux. Mais on ne peut plus les investir dans la même branche. Car investir des capitaux, cela signifie justement accroître la capacité de production, donc accroître la production, donc faire baisser les prix. Le capitalisme est pris dans cette contradiction à partir du dernier quart du XIXe siècle. Il acquiert alors brusquement une qualité que Marx avait prévue, qui est restée incomprise d’économistes comme Ricardo ou Adam Smith : brusquement le modes de production capitaliste fait du prosélytisme. Il commence à s’étendre dans le monde entier par le truchement des exportations de capitaux, qui permettent d’établir des entreprises capitalistes dans des pays ou dans des secteurs où les monopoles n’existent pas encore.
La conséquence de la monopolisation de certaines branches et de l’extension du capitalisme des monopoles dans certains pays, c’est la reproduction du mode de production capitaliste dans des branches non encore monopolisées, dans des pays non encore capitalistes. C’est ainsi que le colonialisme et tous ses aspects se sont répandus comme une traînée de poudre en l’espace de quelques dizaines d’années, d’une petite partie du globe où s’était limitée auparavant le mode de production capitaliste à l’ensemble du monde, vers le début du XXe siècle. Chaque pays du monde était ainsi transformé en sphère d’influence et champ d’investissement du Capital.
7. Chute tendancielle du taux moyen de profit
Nous avons vu que la plus-value produite par les ouvriers de chaque usine reste « enfermée » dans les marchandises produites. La question de savoir si cette plus-value sera réalisée ou non par le capitaliste propriétaire de cette usine, sera tranchée par les conditions du marché, c’est-à-dire par la possibilité pour cette usine de vendre ses marchandises à un prix qui permet de réaliser cette plus-value. En appliquant la loi de la valeur dont nous avons traité, on peut établir la règle suivante : toutes les entreprises qui produisent au niveau moyen de productivité réaliseront grosso modo la plus-value produite par leurs ouvriers, c’est-à-dire vendront leurs marchandises à un prix qui sera égal à la valeur de ces marchandises.
Mais cela ne sera pas le cas de deux catégories d’entreprises : les entreprises travaillant en-dessous, et les entreprises travaillant au-dessus du niveau moyen de productivité.
Qu’est-ce que c’est que la catégorie des entreprises qui travaillent en-dessous du niveau moyen de productivité ? Ce n’est rien d’autre qu’une généralisation de notre cordonnier fainéant dont nous avons déjà parlé. Par exemple c’est une aciérie qui, devant la moyenne nationale de 500.000 tonnes d’acier produit en 2 millions d’heures de travail-homme, les produits en 2,2 millions ou en 2,5 millions d’heures de travail-homme. La plus-value produite par les ouvriers de cette usine ne sera pas entièrement réalisée par les propriétaires de cette usine ; elle travaillera avec un profit diminué parce qu’elle sera en dessous de la moyenne du profit des autres aciéries du pays.
• La masse totale de plus-value produite dans la société est une masse fixe qui dépend en dernière analyse du nombre total d’heures de travail fournies par l’ensemble des producteurs qui sont engagés dans le processus économique. Cela veut dire que s’il y a un certain nombre d’entreprises qui travaillent en-dessous du niveau moyen de productivité et qu’elles ont « gaspillé » du temps de travail social, il y aura un reliquat de plus-values disponibles qui sera accaparé par les usines qui travaillent au-dessus du niveau moyen de productivité. Dans le cadre du mode de production capitaliste, elles seront, en quelque sorte, « récompensées ».
Cette explication théorique ne fait rien d’autre que démonter les mécanismes qui déterminent le mouvement des prix en société capitaliste. Comment ces mécanismes opèrent-ils en pratique ?
• Dès qu’on cesse de regarder plusieurs branches industrielles pour ne considérer qu’une seule branche, le mécanisme devient simple et transparent.
Supposons que le prix de vente moyen d’une locomotive s’élève à 50 millions d’unités monétaires. Quelle sera la différence entre une entreprise travaillant en dessous de la productivité moyenne du travail, et une entreprise travaillant au dessus de la productivité moyenne du travail ? La première aura dépensé 49 millions pour produire par exemple une locomotive, donc elle n’aura fait qu’un million de bénéfices. Par contre l’entreprise qui travaille au dessus de la productivité moyenne du travail produira la même locomotive avec une dépense disons de 38 millions. Elle aura donc fait 12 millions de bénéfices, soit 32 % sur cette production courante, alors que le taux moyen de profit est 10 %, que les entreprises travaillant à la moyenne de la production sociale du travail ont produit des locomotives aux prix de revient de 45,5 millions et n’ont donc réalisé que 4,5 millions de bénéfices, soit 10 %. [En réalité, les capitalistes ne calculent pas leur taux de profit avec la production courante (flux), mais sur leur capital investi (stock). Mais pour simplifier le raisonnement dans cet exposé, on peut supposer fictivement que tout le capital a été absorbé par la production d’une locomotive.]
En d’autres termes : la concurrence capitaliste joue en faveur des entreprises qui sont technologiquement en pointe. Ces entreprises réalisent des surprofits par rapport au profit moyen. Le profit moyen est une notion abstraite, comme la valeur. C’est une moyenne autour de laquelle oscillent les taux de profits réels des diverses branches et entreprises. Les capitaux affluent vers les branches où il y a des surprofits, et refluent des branches dans lesquelles les profits sont en dessous de la moyenne. Par ce flux et reflux des capitaux d’une branche vers l’autre, les taux de profit ont tendance à ce rapprocher de cette moyenne, sans jamais l’atteindre de façon stable.
Voilà donc comment s’effectue la péréquation du taux de profit. Il y a un moyen de déterminer ce taux moyen de profit dans l’abstrait : c’est de prendre la masse totale de la plus-value produite par tous les ouvriers, par exemple pendant une année, dans un pays déterminé, et la rapporter à la masse totale du capital investi dans ce pays.
Quelle est la formule du taux de profit ? C’est le rapport entre la plus-value Pl et l’ensemble du capital C+V : Pl / C+V
• Il faut maintenant prendre en considération une autre formule qui est le taux de la plus-value, ou encore le taux d’exploitation de la classe ouvrière : Pl / V
Ce taux d’exploitation détermine la manière dont la valeur nouvellement produite est partagée entre producteurs et capitalistes.
Si, par exemple, Pl / V = 100 % , cela veut dire que la valeur nouvellement produite se partage en deux partie égales, la première allant vers les travailleurs sous forme de salaires, l’autre partie allant vers l’ensemble de la classe bourgeoise sous forme de profits, intérêts, rentes, avantages, etc.
Lorsque le taux d’exploitation de la classe ouvrière est de 100 %, une journée de travail de 8 heures se décompose donc en deux parties égales : 4 heures de travail pendant les quelles les ouvriers produisent la contre-valeur de leurs salaires, et 4 heures pendant lesquelles ils fournissent du travail gratuit, du travail non rémunéré par les capitalistes et dont le produit est accaparé par ceux-ci.
A première vue, si la fraction Pl / C+V augmente, alors que la composition organique du capital augmente également parce que C augmente par rapport à V, on voit qu’il y aura diminution du taux moyen de profit par suite de l’augmentation de la composition organique du capital. En effet la plus-value Pl est produite par le capital variable V et non par le capital constant C. Mais il y a un facteur qui peut neutraliser l’augmentation de la composition organique du capital, c’est l’augmentation du taux de la plus-value.
Si Pl / V, taux de la plus-value ou taux d’exploitation de la classe ouvrière, augmente, cela veut dire que dans la fraction Pl / C+V, nominateur et dénominateur augmentent tous les deux, et dans ce cas l’ensemble de la fraction peut conserver sa valeur, à condition que les deux augmentations se fassent dans une proportion déterminée.
En d’autres termes : l’accroissement du taux d’exploitation de la plus-value peut neutraliser les effets de l’accroissement de la composition organique du capital. Mettons que la valeur de la production C+V+Pl passe de 100 C + 100 V + 100 Pl à 200 C + 100 V + 100 Pl . Le calcul montre que la composition organique du capital est passée de 50 % à 66 % et que le taux de profit est tombé de 50 % à 33 %.
Mais si, dans le même temps, la plus-value passe de 100 à 150, le taux de la plus-value passe alors de 100 à 150 %, alors le taux de profit qui est de 150 sur 300 reste donc de 50 % L’augmentation de la plus-value a neutralisé l’effet de l’accroissement de la composition organique du capital.
• Est-ce que ces deux mouvements peuvent se produire dans la proportion nécessaire pour se neutraliser l’un l’autre ? Ici, nous touchons la faiblesse fondamentale, le talon d’Achille du régime capitaliste. Ces deux mouvements ne peuvent se poursuivre à la longue dans la même proportion. Il n’y a aucune limite à l’augmentation de la composition organique du capital. A la limite, V peut même tomber à zéro, quand on arrive à l’automation totale.
Mais est-ce que Pl / V peut augmenter de manière illimitée ? Non, car pour qu’il y ait de la plus-value produite, il faut qu’il y ait des ouvriers au travail, et dans ces conditions, la fraction de la journée de travail pendant laquelle l’ouvrier reproduit son propre salaire ne peut pas tomber à zéro. On peut la réduire de 8 heures à 5 heures, à 3 heures, à une heure, etc. Cela veut dire que le capitaliste paye à l’ouvrier une heure de travail mais l’oblige à travailler 8 heures ou plus. Ce serait déjà une productivité fantastique qui permettrait à l’ouvrier de produire la contre-valeur de son salaire en une heure. Mais le capitaliste ne pourra jamais reproduire la contre-valeur de son salaire en zéro heure, zéro minute… Il y a là un résidu que l’exploitation capitaliste ne peut jamais supprimer. Cela signifie qu’à la longue, la chute du taux moyen de profit est inévitable, et je crois personnellement, contrairement à pas mal de théoriciens marxistes, que cette chute est démontrables en chiffres, c’est-à-dire qu’aujourd’hui les taux moyens de profit dans les grands pays capitalistes sont plus bas qu’il y a 50, 100 ou 150 ans.
Quand on examine des périodes courtes, il y a des mouvements en sens divers (nous en reparlerons à propos du néo-capitalisme). Mais pour des périodes plus longues, le mouvement est très clair, aussi bien pour le taux d’intérêt que pour le taux de profit. Il faut d’ailleurs rappeler que de toutes les tendances d’évolution du capitalisme, c’est celle qui a toujours été le plus nettement perçue par les théoriciens du capitalisme eux-mêmes. Ricardo en parle ; John Stuart Mill y insiste ; Keynes y est même extrêmement sensible. Il y a eu comme un dicton populaire en Angleterre à la fin du XIXe siècle : « le capitalisme peut tout supporter, sauf une chute du taux moyen d’intérêt à 2 %, parce qu’elle supprimerait l’incitation à investir ».
Ce dicton renferme une erreur de raisonnement. Des calculs de pourcentages, de taux de profit, ont une valeur réelle, mais c’est une valeur relative pour le capitaliste. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas seulement le pourcentage qu’il gagne sur son capital, c’est tout de même aussi la somme totale qu’il gagne sur son capital. Si les 2 % s’appliquent non pas à 100.000 mais à 100 millions, ils représentent tout de même 2 millions, et le capitaliste réfléchira avant de dire qu’il préfère laisser moisir son capital plutôt que de se contenter de ce profit tout à fait détestable de 2 millions par an.
Aussi, en pratique, n’a-t-on pas vu un arrêt total de l’activité d’investissement par suite de la chute du taux de profit et d’intérêt, mais plutôt un ralentissement au fur et à mesure que le taux de profit diminue dans un branche d’industrie. Par contre, dans les branches industrielles ou pendant les époques d’expansion rapide, l’activité d’investissement reprend et devient plus rapide, et alors le mouvement semble se nourrir de lui-même et cette expansion semble jouer sans limites, jusqu’à ce que la tendance se renverse de nouveau.
8. La contradiction fondamentale du capitalisme et les crises périodiques de surproduction
Le capitalisme a tendance à étendre la production de manière illimitée, à étendre son rayon d’action au monde entier, à envisager tous les humains comme des clients potentiels. Il y a une jolie contradiction à souligner, dont Marx a déjà parlé : chaque capitaliste voudrait toujours que les autres capitalistes augmentent les salaires de leurs ouvriers, parce que les salaires de ces ouvriers-là, c’est du pouvoir d’achat pour les marchandises du capitaliste en question. Mais il n’admet pas que les salaires de ses propres ouvriers augmentent, car cela réduirait son propre profit.
Il y a donc une extraordinaire structuration du monde qui devient une unité économique, avec une interdépendance extrêmement sensible entre ses différentes parties. Vous connaissez tous les clichés qu’on a utilisés à ce sujet : si quelqu’un éternue à la Bouse de New York, il y a 10.000 paysans de Malaisie qui sont ruinés.
Le capitalisme produit une extraordinaire interdépendance des revenus et une unification des goûts de tous les humains : l’homme devient brusquement conscient de toute la richesse des possibilités humaines, alors que dans la société précapitaliste, il était enfermé dans les possibilités naturelles d’une seule région. Au Moyen âge, on ne mangeait pas d’ananas ou de bananes en Europe, on ne mangeait que les fruits locaux. Maintenant, on mange des fruits qui, pratiquement, sont produits dans le monde entier. Et donc on consomme des fruits de Chine et d’Inde auxquels nous n’étions guère habitués avant la deuxième guerre mondiale.
Il y a donc des liens réciproques qui s’établissent entre tous les produits et tous les hommes. Il y a, en d’autres termes, une socialisation progressive de toute la vie économique, qui devient un seul ensemble, un seul tissu. Mais ce mouvement d’interdépendance est axé d’une manière folle sur l’intérêt privé, l’appropriation privée, d’un petit nombre de capitalistes dont les intérêts privés entre d’ailleurs de plus en plus en contradiction avec les intérêts des milliards d’être humains englobés dans cet ensemble.
C’est dans les crises économiques que la contradiction entre la socialisation progressive de la production et l’appropriation privée qui lui sert de moteur et de support, éclate de la manière la plus extraordinaire. Car les crises économiques capitalistes sont des phénomènes invraisemblables, comme on n’en avait jamais vu auparavant. Ce ne sont pas des crises de pénurie, comme toutes les crises précapitalistes ; ce sont des crises de surproduction. Ce n’est pas parce qu’il y a trop peu à manger, mais parce qu’il y a relativement trop de produits alimentaires que des chômeurs sont brusquement affamés !
A première vue, cela paraît une chose incompréhensible. Comment peut-on mourir de faim parce qu’il y a trop de nourriture ? Comment peut-on être indigent parce qu’il y a trop de marchandises ? Le mécanisme du régime capitaliste fait comprendre ce paradoxe apparent. Les marchandises qui ne trouvent pas d’acheteurs, non seulement ne permettent pas au capitaliste de réaliser ses profits, mais ne reconstituent même pas le capital investi. La mévente oblige les entrepreneurs à fermer les portes de leurs entreprises. Ils sont « obligés » de licencier leurs travailleurs. Et puisque ces travailleurs licenciés ne disposent pas de réserves, puisqu’ils ne peuvent subsister que s’ils vendent leur force de travail, le chômage les condamne évidemment à la misère, précisément parce que l’abondance relative des marchandises en a provoqué la mévente.
Le fait des crises économiques périodiques est inhérent au régime capitaliste et reste insurmontable par lui. Nous verrons que cela reste vrai aussi dans le régime néo-capitaliste dans lequel nous vivons maintenant, même si on appelle alors ces crises « récessions ». Les crises sont la manifestation la plus nette de la contradiction fondamentale du régime. C’est le rappel périodique qu’il est condamné tôt ou tard. Mais il ne mourra jamais d’une mort automatique. Il faudra toujours lui donner une petite chiquenaude consciente pour le condamner définitivement, et cette chiquenaude, c’est à nous, c’est au mouvement ouvrier de la lui donner.