Les Serbes et les Croates ont une vision diamétralement opposée de l’opération Tempête [offensive militaire croate qui s’est déroulée du 4 au 7 août 1995, sur ordre du président Franjo Tudjman]. Rien d’étonnant à cela : pour les uns, il s’agit d’une grande victoire qui a mis fin à une guerre épuisante et rétabli l’unité de la Croatie en lui ouvrant une perspective européenne ; pour les autres, cette opération est devenue le symbole d’une défaite militaire et nationale [inadmissible], suivie du nettoyage ethnique de la population serbe autochtone.
Si les commémorations de l’opération Tempête se déroulent généralement dans une atmosphère tendue et servent, pour l’extrême droite, de prétexte à un rassemblement nationaliste anti-Serbes, cette année, les célébrations ont été marquées par un changement significatif.
À l’origine de ce revirement en Croatie, le Premier ministre, Andrej Plenkovic, le président, Zoran Milanovic, ainsi que Boris Milosevic, représentant des minorités serbes et vice-Premier ministre du Parlement croate. Cette année, les autorités ont regretté les exactions commises contre les Serbes après l’opération Tempête, soulignant en même temps qu’ils avaient été, eux aussi, victimes de la guerre menée en Croatie. Jusqu’à présent, cet aspect de l’opération militaire était effacé de l’épopée officielle.
Les témoignages des représentants politiques des Serbes au Parlement croate (Anja Simpraga et Boris Milosevic) sur leur vécu de l’opération Tempête et la reconnaissance des massacres des vieillards serbes dans les villages de Varivode et Grubori (de même que les incendies criminels et les pillages qui y ont été commis) après l’opération ont révélé l’envers de la médaille. Tout cela atteste de la volonté de la Croatie d’affronter cette partie sombre de la guerre.
Toujours à couteaux tirés
Toutefois, malgré l’initiative de réconciliation, la droite radicale croate est toujours à couteaux tirés, de même que le pouvoir actuel en Serbie. L’écrivain croate de droite Hrvoje Hitrec a ainsi écrit : “En août 1995, nous nous sommes débarrassés (espérons-le) d’une excroissance sur le corps croatei”, faisant bien évidemment allusion aux Serbes.
En Serbie, on insiste sur la rhétorique politique reprise par le président Aleksandar Vucic, à savoir que les Serbes ont été les seules victimes de la guerre, sans se pencher ni sur les raisons qui ont déclenché l’opération Tempête ni sur ce qui l’avait précédée. Il faut rappeler cependant que l’opération Tempête a marqué la fin, et non le début, de la guerre en Croatie.
La réconciliation ne convient ni à la droite dure croate ni à la droite serbe, parce qu’elle les prive de l’argument du “danger serbe ou croate” dont elles ont tiré avantage des années durant. [Le président serbe] Aleksandar Vucic et ses ministres des Affaires étrangères et de la Défense, Ivica Dacic et Aleksandar Vulin, ont critiqué la présence à Knin de Boris Milosevic, représentant des minorités serbes de Croatie [dont le père a été soldat de l’armée croate et la grand-mère tuée par les Croates], la qualifiant de “honteuse” et “humiliante pour toute la nation serbe”. Lors de la contre-commémoration qui s’est tenue à Sremska Raca, le point de passage des Serbes partis en exil à la suite de l’opération Tempête, Aleksandar Vucic a exprimé ses regrets aux Serbes de Croatie, déplorant que “la Serbie ait à cette époque hissé le drapeau blanc” et affirmant que “plus jamais elle ne fera cela”.
Précisons que, en Serbie, la guerre menée en Croatie est réduite à ces quelques jours de l’opération Tempête et à l’exode des 200 000 Serbes de l’autoproclamée République serbe de Krajina (RSK). Belgrade passe sous silence les quatre années qui ont précédé. Pas un mot sur la création de la RSK et la population croate chassée de ce territoire (400 000 personnes) ni sur le fait qu’elle a servi, quatre ans durant, de base pour le bombardement de nombreuses villes de Croatie – un pays coupé en deux, économiquement dévasté et désespéré. Bien évidemment, cela ne disculpe en rien les Croates d’avoir intimidé les Serbes, de les avoir massivement licenciés et d’avoir réquisitionné leurs appartements, ni d’avoir nourri toute une hystérie autour de “la menace” qu’ils représentaient pour la Croatie.
La faillite du projet de Grande Serbie
La Serbie d’aujourd’hui ne cherche pas à comprendre pourquoi les conquêtes de Slobodan Milosevic [président yougoslave et serbe de 1989 à 2000, accusé de crimes de guerre par le Tribunal pénal international de La Haye et mort avant le verdict] se sont soldées par un exode des Serbes. Certes, l’opération Tempête demeure un traumatisme pour les Serbes, identifiée à une défaite militaire et à l’exode d’une communauté homogène qui a été déracinée, chassée et éparpillée. La rhétorique serbe a d’ailleurs créé le mythe du “plus grand exode après la Seconde Guerre mondiale”.
Toutefois, force est de constater que, de 1998 jusqu’à la fin de l’intervention de l’Otan en 1999 et l’implantation de ses troupes au Kosovo, l’armée et la police serbes de l’époque ont poussé sur la route de l’exil entre 750 000 et 1 million d’Albanais, dont 350 000 durant l’intervention de l’Otan. À cette époque, [l’actuel président serbe] Vucic était ministre de l’Information de Milosevic. Il ne faut pas oublier non plus que sur le territoire actuel de la Republika Srpska [entité serbe de la Bosnie-Herzégovine] ils ne reste qu’un quart des Croates et moins d’un tiers des Bosniaques présents avant-guerre. Les souffrances des populations après la guerre sont-elles la conséquence de la défaite militaire subie en Croatie ou de la faillite du projet de Grande Serbie [qui aurait dû rassembler tous les pays d’ex-Yougoslavie où vivaient des Serbes] ? D’ailleurs, tous les acteurs de la scène politique serbe d’aujourd’hui, Vucic, Vulin et Dacic, faisaient partie de la machine de guerre de Milosevic.
Les Serbes exilés de Croatie n’ont jamais eu en Serbie le statut de “victimes civiles de la guerre”, et les hommes ont été mobilisés. En revanche, la majorité de ces Serbes exilés (90 %) a obtenu des papiers d’identité et d’autres documents administratifs croates, qu’ils soient revenus en Croatie ou non.
La rédactrice en chef du site d’information belgradois Pescanik.net, Svetlana Lukic, estime que depuis 1995 les autorités serbes ont tourné le dos aux Serbes de Croatie. Selon elle, “derrière les attaques contre Boris Milosevic se profile le message que les bons Serbes sont uniquement ceux qui possèdent un territoire, ce qui leur permet d’exercer une forme de chantage et de déstabiliser une région. Les Serbes vivant dans les villes [croates], à Zagreb ou à Rijeka, ne les intéressent pas parce qu’ils ne disposent pas de territoire”, considère-t-elle.
Espérons qu’en Croatie les relations entre Serbes et Croates sortiront des tranchées idéologiques et que la Serbie trouvera la force de faire face aux fantômes de son passé, à ses errements et à ses responsabilités, non seulement en ce qui concerne la Croatie, mais également en ce qui concerne la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et le Monténégro.
Les Serbes de Croatie, une population en forte diminution
Le 4 août 1995, l’armée croate déclencha l’offensive militaire Tempête pour reprendre le contrôle de la Krajina, occupée en 1991 par la majorité serbe, qui y avait proclamé unilatéralement la République serbe de Krajina (RSK, qui comprenait les régions de Dalmatie septentrionale, la Lika, Kordun et Banovina). En quatre jours, les Croates avaient conclu leur opération.
Malgré l’appel des autorités croates invitant la population serbe à rester, les civils serbes ont obéi aux ordres d’évacuation donnés par le président de la RSK, Milan Martic (condamné par le Tribunal de La Haye pour crimes de guerre). Plus de 200 000 personnes ont pris la fuite, en voiture ou sur des tracteurs, en direction de la Serbie, dans des colonnes longues de plusieurs centaines de kilomètres.
Le nombre de morts civils serbes dans l’opération Tempête est toujours controversé. Alors que l’ONG Croatian Helsinki Committee affirme que 677 civils serbes ont été tués pendant et surtout après cette opération, les organisations de victimes serbes estiment que plus de 1 200 Serbes ont alors péri ou disparu. Le massacre de Grubori, près de Knin, qui a coûté la vie à 6 civils serbes le 25 août, est encore, vingt-cinq ans plus tard, dans toutes les mémoires.
La guerre de 1991-1995 a fait environ 20 000 victimes en Croatie (militaires et civils, dont 45,3 % de Croates et 43,8 % de Serbes), rapporte Jutarnji List. D’après l’hebdomadaire Novosti, de Zagreb, sur les 581 000 Serbes qui vivaient en Croatie en 1991 (12,15 % de la population), il n’en reste aujourd’hui guère plus de 200 000, soit 4,54 %. La population serbe de Croatie a diminué de 68 %. Une minorité des Serbes exilés sont revenus dans leurs villages de Krajina et de Slavonie occidentale (cette région a aussi été occupée par les forces serbes), mais il s’agit surtout d’une population âgée. Toujours selon Novosti, vingt-cinq ans après la fin de la guerre, près de 80 villages de Krajina n’ont toujours pas l’électricité.
Vlado Vurusic
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