Magie d’une audience au tribunal de Paris, jeudi 10 septembre, en dépit des apparences : ces prévenus en forme d’ombres de seconde main et de seconde haine dans une cage de verre ; cette avocate de la défense qui n’a rien d’autre à dire que pinailler sur un minuscule vice de procédure à ses yeux ; ce président qui n’est pas un foudre d’interrogatoire : « Vous êtes Madame Véronique Cabut. M. Jean Cabut [1] est décédé, qu’est-ce que vous pouvez dire de lui ? »
La veuve du dessinateur : « Ça va pas être facile. » Puis elle se reprend : « C’est lui qui devrait être là. Il a couvert des procès d’objecteurs de conscience dans des tribunaux permanents des forces armées, ces juridictions d’exception supprimées en 1982 par la gauche au pouvoir. Il a aussi couvert des procès politiques comme celui lié à l’affaire Ben Barka. Mais aussi le procès Barbie, le premier filmé pour l’histoire, comme celui-ci. J’y suis très attachée. On découvrira que les hommes et les femmes de Charlie Hebdo étaient épris de liberté. C’est à cette liberté que les terroristes et leurs complices se sont attaqués. »
Après les récits des jours précédents, depuis l’épicentre du carnage, la cour écoute aujourd’hui les témoignages des proches : comment un attentat terroriste atteint et submerge, à jamais, la famille et les amours de victimes abattues, le 7 janvier 2015, lors d’une réunion de rédaction discuteuse, fraternelle et joviale.
Véronique Cabut rappelle cette fin de matinée, marquée par l’appel d’un ami : « Il se passe quelque chose à Charlie Hebdo. » Le tragique s’est aussitôt imposé : « Au fond de moi, j’ai hurlé. » Sur place, regards fuyants de ceux qui ne sauraient rien confirmer, avant qu’un jeune homme en blouse blanche ne lui assène : « Votre mari a été assassiné. »
Cabu dans le documentaire « C’est dur d’être aimé par des cons ». © Pyramide Films
Retour chez eux, désormais chez elle, avec la table à dessin « inerte de Cabu » et la phrase fétiche du dessinateur de 76 ans, si jeune, si curieux, si révolté, si antimilitariste, si tolérant, si mélomane – il s’endormait en écoutant du Purcell. Il ne cessait de répéter à sa compagne : « Véronique, ne t’inquiète pas. » Et puis la magnifique formule ciselée par Robert Badinter au sujet de la déportation de son père, qui résume la douleur d’une veuve la citant dans un souffle : « On cicatrise de l’extérieur, mais de l’intérieur, jamais. »
Valérie Martinez se présente comme « la dernière intime à avoir vu vivant » Stéphane Charbonnier dit Charb. Elle récuse le mot de compagne : « Ça attache trop. » Charb, dit-elle, revendiquait haut et fort le célibat, ce qui ne l’empêchait pas de tomber amoureux : « Il était marié, mais à Charlie Hebdo. » Elle raconte comment l’urgentiste Patrick Pelloux lui annonça la mort : « C’est à ce moment-là que j’ai accepté l’inacceptable. » Elle associe à son chagrin celui de l’escorte policière qui veillait sur Charb du fait des menaces pesant sur Charlie Hebdo : « Ces policiers qui l’accompagnaient depuis deux ans étaient effondrés. Charb avait du respect, de la tendresse et de l’admiration pour ces hommes qui prenaient soin de lui. » Valérie Martinez conclut : « Les jours n’ont plus la même saveur ni la même douceur. Je continue à lui parler chaque jour. »
Il y a eu l’intervention bouleversante d’Hélène Honoré, la fille du dessinateur Philippe Honoré, ressuscité avec une ferveur têtue pour ce qu’il était. Et avec une affliction sensible pour ce qu’il aurait pu faire : « Aux frères Kouachi, il aurait souri, leur aurait parlé calmement, les aurait invités à s’asseoir, les aurait entretenus de ses dessins, les aurait interrogés sur leur enfance, leurs rêves, en les regardant de ses yeux profondément bleus. Ils auraient échangé. Je sais pourtant que la réalité fut la violence la plus extrême, que rien ne peut justifier. Je ne peux pas dire pourquoi mon père est mort, mais je peux dire qu’il n’a pas vécu pour rien. »
Il y a eu Gala Renaud née Romanov, native de Biélorussie, épouse d’un journaliste reconverti dans la communication à Clermont-Ferrand, du temps du maire camusien Roger Quilliot. Ce Michel Renaud était venu restituer des dessins à Cabu, avait apporté des cadeaux. Invité à la bonne franquette à la conférence de rédaction, il fut fauché, à 69 ans, pour s’être trouvé au mauvais moment, dans ce lieu que personne ne saurait se résoudre à qualifier de mauvais endroit. Mme Renaud est une pièce rapportée de l’horreur, le dit avec ses mots qui se veulent dignes : elle se sent abandonnée mais en grande partie solidaire.
L’audience a repris sa ronde autour de Charb, avec la mère de celui-ci, appuyée sur une canne. Phrases simples et lourdes de chagrin, itératives : « On nous l’a arraché. Il nous manque tellement. Il était tellement proche. Un être exceptionnel. » Nous apprenons que c’est la documentaliste du lycée qui avait trouvé le diminutif de Charb, tant le patronyme Charbonnier lui paraissait long à prononcer.
Seule Marie-Caroline (dite Marika) Bret ne s’est pas étendue sur sa « relation intime et personnelle, qui a duré plus de 15 ans » avec Charb : « Nous pensions que la vie publique est une chose, la vie personnelle une autre et qu’il ne doit pas y avoir de passerelle. » Marika Bret est passée immédiatement à ce qui fit la singularité de cette audience, outre les réminiscences empoignantes des disparus. Le rappel de leur art.
La salle, silencieuse et le cœur serré, s’est parfois mise à rire. Quand Véronique Cabut a détaillé la généalogie de Mon Beauf : « Il y a eu le beauf numéro 1, grosse moustache et bas de plafond. Puis le numéro 2, son fils, avec un catogan. Le troisième beauf ne ressemblait pas à un beauf, mais c’était un beauf, qui travaillait dans l’événementiel. »
Hélène Honoré, poussée par son conseil Antoine Comte, au dernier moment – d’où l’intervention de l’avocate de la partie adverse mentionnée plus haut se plaignant que cette pièce ne fût pas au dossier –, a fait projeter un dessin très travaillé de son père. Daté de l’an 2005, il se présente comme une entrée de dictionnaire. Il s’agit du verbe « nettoyer ». Une définition : « Pop. : éliminer, liquider, tuer. » Suivie d’une citation : « Nettoyer les cités comme les paras le bled. » Le tout illustré d’une sorte d’eau-forte, selon le style si caractéristique d’Honoré, représentant Nicolas Sarkozy maniant un Kärcher aux allures de lance-flammes dans un grand ensemble.
Le non-dit lancinant mais assourdissant de cette prise de parole, qui hantait également l’intervention de Véronique Cabut, consiste à effleurer ce paradoxe tragique : les frères Kouachi ont fauché, avec leur kalachnikov, des hommes ayant pris fait et cause contre la guerre d’Algérie. L’engagement des plus âgés s’était forgé lors des guerres coloniales. L’ensemble de cette troupe de dessinateurs attachés à Charlie Hebdo, toutes générations confondues, les témoignages le relèvent, ont ensuite communié dans l’antiracisme et ont soutenu les damnés de la France : immigrés, SDF, etc.
Cependant, leur combat fondamental, inconditionnel, concernait la liberté d’expression. La famille de Charb et Marika Bret ont tenu à faire défiler, grâce à un rétroprojecteur – la cour s’effaçant alors face à un rituel s’imposant au tribunal –, une série de caricatures réalisées par le défunt. Elles sont variées, certaines reprenant aujourd’hui du poil de la bête, comme celle représentant François Bayrou, avec pour légende : « Au centre du néant, il y a le milieu de nulle part. »
Deux exemples [2] surgissent, exemplaires de cette audience en forme d’exempla. L’un, sous forme de slogan graphique : « Je suis pour la liberté d’expression, MAIS » (et le I de la conjonction de coordination émerge sous la forme d’un minaret). L’autre dépeint, sous le titre « l’invention de l’humour », un homme préhistorique tenant dans chacune de ses mains un objet ainsi fléché : « Huile » et « feu »…
Après cette séance d’arrêt sur dessins, la morale de l’audience est tracée par Marika Bret, aiguillonnée par l’avocat Richard Malka. Elle raconte d’abord comment elle avait ouvert un « café culturel » sur les hauteurs de Belleville, à Paris. Après la publication des caricatures de Mahomet en 2006, l’estaminet avait organisé, pour purger l’incompréhension, une exposition anticléricale concernant toutes les religions sans exception, intitulée : « Ni dieu, ni dieu. » Des gros bras islamistes étaient venus tenter de la saccager, menaçant des pires représailles si les dessins touchant à la foi musulmane n’étaient pas escamotés : « Ce n’est pas bien que nos pères voient ça. »
Suite aux attentats de janvier 2015, trois des serveuses du café culturel ont reconnu les frères Kouachi, venus neuf ans plus tôt faire régner une avant-terreur de répétition générale. Mais les serveuses n’ont pas voulu témoigner d’un tel fait devant la police. Cette crainte de possibles rétorsions, Marika Bret la comprend, tout en refusant qu’elle ne s’étende à l’ensemble de la société. C’est son combat en faveur de « la République » et de « la laïcité » face à une forme de veulerie générale qu’elle dénonce de plus en plus précisément, avec une âpreté que sollicite Richard Malka, facilitateur d’indignation.
L’acmé de cette prise de parole, de toute évidence scénarisée, en arrive à la séquence, dixit Marika Bret, de « la marche de la honte » de novembre 2019, « contestant les lois de la République » sous couvert de lutte contre « l’islamophobie » – ce mot-valise qui, selon elle, ne veut rien dire sinon la peur de l’islam ressentie par ceux qui l’emploient. Mme Bret s’en prend alors vivement à la trahison de la gauche, à l’abandon ressenti face à l’infidélité d’amis proches du communisme et compagnons de luttes dans le passé. Me Malka, d’une voix douce, réclame des noms. Un seul tombera de la bouche de la témoin : « Jean-Luc Mélenchon. »
C’est à cet instant qu’une journée d’audience des parties civiles, qui semblait à la fois privée de contradictoire, échappant à la cour, emplie de prêches laïcs et républicains irréfragables parce que s’élevant du souvenir même des horreurs d’un massacre, c’est à cet instant que le consensus obligatoire produisit du dissensus, donc une possibilité de débat, par conséquent de la démocratie.
Nous pouvions être engloutis d’angoisse à l’évocation du meurtre de dessinateurs de presse, ravis en admiration face à leur talent et à leur courage, exaspérés par le terrorisme islamiste. Sans pour autant adhérer à la démonstration récusant toute condamnation de l’islamophobie, qui ne serait que l’éternel tropisme munichois d’une société française toujours prête à se coucher devant l’ennemi.
La magie d’une audience au tribunal de Paris, mercredi 10 septembre, a bien consisté à nous rendre notre liberté de jugement plutôt que de la confisquer sous la chape des émotions, à nous offrir la possibilité de rugir nos désaccords ponctuels ; comme lors de la conférence de rédaction de Charlie Hebdo, avant que ne frappât l’irréparable.
Antoine Perraud