Les Russes ont les yeux rivés sur la Biélorussie et soutiennent moralement les manifestants, à en juger par l’intérêt que suscitent les publications à ce sujet. Mais le mouvement biélorusse n’a pas de leader : tous les candidats ont été arrêtés ou ont dû fuir le pays.
Pendant ce temps, Alexandre Loukachenko met en scène sa rencontre avec le président russe et reçoit des crédits pour continuer sa politique. Les Biélorusses parviendront-ils à gagner ce bras de fer tout en évitant d’user de la force ? La contestation pacifique a-t-elle encore un avenir ?
Le journaliste Vladimir Pastoukhov a écrit dans la Novaïa Gazeta à ce sujet un papier subtil, profond et empreint de pessimisme. Il avance plusieurs arguments de poids pour dire qu’en Biélorussie cette vague de solidarité citoyenne finira par se briser contre les boucliers et les casques de la dictature.
Utiliser le “gandhisme” face à des meurtriers ?
Son premier argument est le suivant : même si le “gandhisme” en tant que méthode de lutte politique est utilisé dans le monde contemporain, où la violence est de moins en moins acceptée comme outil de résolution des conflits, il n’est pas transposable dans le contexte postsoviétique. Gandhi s’est opposé aux Britanniques à l’aide du droit britannique même et de leur conception des droits de l’homme. Les Biélorusses s’opposent, quant à eux, à des gens prêts à torturer et à tuer, et qu’aucune barrière institutionnelle ne retient.
En suivant cette logique, se revendiquer comme gandhiste face à des meurtriers, c’est perdre le combat avant même d’entrer dans la lutte. Cela nous renvoie en vérité à la confrontation classique dans la philosophie russe entre la pensée de Léon Tolstoï [1828-1910, militant de la non-violence] et celle d’Ivan Iline [1883-1954, auteur de La résistance au mal par la force, 1925].
Le deuxième argument de Pastoukhov concerne la nature sociale du régime de Loukachenko et des autres dictatures postsoviétiques. Il serait naïf de penser que la machine politique construite par Alexandre Loukachenko s’arrêtera après son départ. Car toute une “élite” biélorusse se nourrit et vit de cette machine, soit des centaines de familles dont la position privilégiée dépend de la rente assurée par la corruption.
De l’avis de Pastoukhov, après un quart de siècle de couvage, ces familles forment une classe sociale à part entière qui ne se laissera pas faire, même si la contestation pacifique gagnait et que Loukachenko était contraint d’abandonner sa place. Laissant entre parenthèses la question de la pertinence à acter l’existence de ce groupe social, j’admets que l’argument en lui-même semble convaincant. Personne ne voudra se séparer de son plein gré de ses biens et de sa rente, la contestation pacifique ne pourra pas reprendre ce qui a été volé, après quoi tout recommencera, mais avec un nouveau Loukachenko.
Les Biélorusses sont livrés à eux-mêmes
Le troisième argument de Pastoukhov concerne la passivité de l’Europe d’aujourd’hui, prête à défendre ses intérêts sur son territoire, mais pas à s’opposer vraiment à un dictateur. La contestation pacifique pourrait gagner, si elle pouvait s’appuyer sur un allié puissant. Mais les Biélorusses sont livrés à eux-mêmes. Dans leur isolement politique, ils ne sont pas seulement confrontés au régime moribond de Loukachenko, mais aussi au “grand frère” sanguinaire qui fait tinter ses armes à la frontière.
Les craintes de Vladimir Pastoukhov sont donc fondées. Toutefois, j’aimerais émettre des réserves quant à ses conclusions. L’histoire politique nous enseigne comment les révolutions se sont produites par le passé, mais il n’y a aucune garantie que ces leçons puissent être transposées dans le contexte actuel.
Nous avons dit ces dernières décennies au revoir au monde industriel, et cela est particulièrement visible dans les rues de Minsk : les ouvriers et les salariés d’entreprises classiques ne sont pas seuls à manifester, à leurs côtés marchent énormément de professionnels des technologies de l’information et des industries créatives, qui cumulent souvent plusieurs projets au lieu d’occuper un poste salarié.
Les Biélorusses ne puisent plus l’information sur des chaînes de télévision d’opposition qui émettent de l’étranger, mais grâce au génial projet de chaîne Telegram Nexta, créé par un jeune Biélorusse de 22 ans, et de milliers d’autres sources.
Le fait est que personne ne sait comment organiser une révolution dans ce type de société. L’histoire du XXe siècle ne nous est d’aucune aide de ce point de vue, car les théories marxistes ou postcoloniales s’intéressaient aux soulèvements dans les sociétés de masse industrialisées où sont rassemblés d’immenses groupes de gens opprimés, conscients de leurs intérêts communs.
Un exemple historique pour l’espace postsoviétique
Une nouvelle forme de société a besoin de nouvelles formes de contestation et de révolution. Un fait bien connu d’Antonio Gramsci [théoricien politique italien, 1891-1937] qui a beaucoup réfléchi alors qu’il était en prison sous Mussolini sur les raisons de l’échec de la révolution bolchevique en Europe occidentale, à l’exemple de l’Allemagne ou de la Hongrie.
Le mouvement biélorusse actuel avec ses multiples formes de solidarité et son refus de la violence pourrait devenir un exemple historique pour l’espace postsoviétique, l’une des premières révolutions nationales du monde postindustriel.
Ce raisonnement se heurte cependant à une limite indépassable : les Biélorusses qui font grève, qui démissionnent, qui manifestent, qui dessinent des mèmes ne pourront choisir leur destinée qu’à condition que le Kremlin n’entreprenne aucune action musclée. Et l’attrait de cette option aux yeux des élites russes dépendra alors des citoyens russes.
Kirill Martynov
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