Pourquoi les Thaïlandais ont-ils massivement voté, le 7 août, contre leurs intérêts citoyens en adoptant une Constitution qui leur déniait l’essentiel de leurs droits politiques et notamment celui de choisir librement leur premier ministre par la voie de l’élection ?
Si le 7 août, la Thaïlande a voté par référendum pour une Constitution rédigée sur mesure pour l’armée, arrivée au pouvoir il y a deux ans lors d’un coup d’Etat, le même processus s’était déroulé près de dix ans auparavant. Le 19 août 2007, le pays se prononçait en faveur d’une Constitution rédigée sous la supervision de l’armée à l’issue du coup d’Etat du 19 septembre 2006. Ce texte mettait en place un édifice institutionnel dont le caractère illibéral était difficilement lisible pour le citoyen lambda, reposant sur le Sénat.
En 2007, le Sénat était à demi-nommé par un comité composé de sept hauts fonctionnaires. En 2016, le Sénat sera entièrement nommé pour les cinq premières années par la junte militaire. Le Sénat participera à la nomination d’un premier ministre, dont rien n’exclut qu’il soit militaire. En réalité, les manœuvres ont déjà commencé pour faire « élire » Prayuth Chan-ocha, le chef actuel de la junte militaire.
Entre 2007 et 2016, une seule différence est à relever
La Constitution de 2016 va donc bien plus loin que celle de 2007 dans l’institutionnalisation du pouvoir des militaires. Les résultats des référendums de 2007 et 2016 laissent apparaître la même fracture entre le Nord et le Nord-Est d’une part, régions dans lesquelles le non l’a emporté et Bangkok et le Sud d’autre part, régions où le oui l’a emporté.
Les populations du Nord et du Nord-Est, d’ethnie lao et de religion bouddhiste baignée d’animisme, se retrouvent peu dans l’idéologie royaliste-bouddhiste véhiculée par les militaires depuis Bangkok. Cette dernière et les provinces du Sud, qui abritent les palais d’hiver et d’été du roi, sont quant à elles acquises à l’idéologie royaliste-bouddhiste – les populations sont ethniquement taïes ou sino-taïes, généralement de fervents bouddhistes.
En 2007 comme en 2016, dans les six provinces du Sud, la Constitution militaire a été très largement approuvée (entre 80% et 90 %), alors que dans le Nord et le Nord-Est, le rejet pouvait atteindre 75 % en 2007, 60 % en 2016. Bangkok est, quant à elle, en faveur de l’armée : la Constitution y a été approuvée à plus de 60 %, en 2007 comme en 2016 !
Une seule différence est à relever. Les trois provinces de l’extrême Sud, à majorité malaise et musulmane, dans lesquelles une insurrection séparatiste sévit depuis 2004, s’étaient prononcées en 2007 pour les militaires. Le 7 août, elles ont rejeté le projet de 2016. Les bombes qui ont explosé le 11 août dans cinq des six provinces du Sud ayant voté à 80 % pour l’armée constituent sans doute des représailles aux résultats du référendum dues aux groupes séparatistes de l’extrême Sud.
Climat de peur
Alors, pourquoi la majorité des Thaïlandais a-t-elle voté ainsi, deux fois de suite en l’espace de dix ans ? Au-delà de l’habitude de vivre sous le contrôle des militaires, un deuxième phénomène est à l’œuvre, celui de l’élargissement progressif et continuel du « champ des possibles constitutionnels », savamment organisé par l’armée depuis 2006, grâce à de multiples projets de Constitutions, toujours plus autoritaires, mais dont le recul démocratique est mesuré de manière à balayer peu à peu les libertés sans pour autant créer de soulèvement populaire.
C’est ainsi qu’une « question additionnelle » s’est glissée dans le référendum du 7 août, demandant aux Thaïlandais s’ils acceptaient que, pour le bien de la « réforme nationale », leur premier ministre soit désigné conjointement par la Chambre des représentants et par le Sénat, dont les membres sont nommés par l’armée. Cette question additionnelle, qui ouvre la voie à l’« élection » de Prayuth Chanocha, fut approuvée à 58 % !
Si le vote oui à la Constitution est rationnel dans la mesure où il contient en germe la promesse de la tenue d’élections dans un horizon acceptable, le vote oui à la seconde question est difficilement compréhensible : non seulement il vide tout à fait les élections de leur sens puisque le gouvernement pourra être entièrement composé de militaires, mais en plus il repousse de façon significative la tenue d’élections – avant qu’elles n’aient lieu, il faudra d’abord réviser le projet de Constitution conformément à la « question additionnelle ».
Les victoires de l’armée aux scrutins de 2007 et 2016 s’expliquent aussi par le climat de peur et d’incertitude dans lesquels ils se sont déroulés : interdiction de la campagne pour le non, intimidations diverses, arrestations d’activistes, promesse de donner une Constitution « encore pire » en cas de victoire du non, assurance de la possibilité d’une révision constitutionnelle en cas de victoire du oui.
Selon le nouveau projet de 2016, la Constitution est tout à fait impossible à réviser. La seule solution sera donc son abolition par coup d’Etat
Or, la Constitution de 2007 s’est avérée impossible à réviser. La tentative de révision amorcée par le gouvernement de Yingluck Shinawatra, élue en 2011, se solda par un coup d’Etat militaire et la mise en examen de tous les parlementaires ayant voté en faveur de la révision pour « tentative de renversement du régime ». L’objet de la révision en question ? La réforme du Sénat, le verrou autoritaire du régime militaro-bureaucratique thaïlandais et organe qui constitue, depuis la victoire des royalistes sur les révolutionnaires en 1947, le pilier de l’édifice constitutionnel illibéral de la Thaïlande.
Selon le nouveau projet de 2016, la Constitution est tout à fait impossible à réviser. La seule solution sera donc son abolition par coup d’Etat, et le cycle coup d’Etat-Constitution-élections-coup d’Etat devra se perpétuer encore, au grand bénéfice des militaires, des hauts fonctionnaires, et de l’institution royale, qui cherche à assurer son maintien au-delà de la personne du roi actuel [Rama IX], âgé de 88 ans et très malade.
Ce « cercle vicieux » se perpétue avec l’aide des Thaïlandais eux-mêmes, qui participent par leur vote à la plongée de la Thaïlande dans une spirale régressive dont tout porte à penser qu’elle s’inscrit dans la durée.
Eugénie Mérieau (Inalco, Sciences Po, Thammasat University, Bangkok)