“Des troubles en Biélorussie, dans le Caucase [au Haut-Karabakh], et maintenant au Kirghizistan : au suivant !”, titre ironiquement le journal russe Komsomolskaïa Pravda, au lendemain des élections législatives dans ce pays postsoviétique d’Asie centrale, qui ont eu lieu le 4 octobre. Celles-ci ont débouché sur la victoire de cinq formations politiques, dont trois partis favorables au pouvoir, qui prônent une intégration renforcée de Bichkek au sein de l’Union économique eurasiatique. Cette organisation fondée en 2014 rassemble la Russie, le Kazakhstan, l’Arménie, la Biélorussie et le Kirghizistan.
Mais mardi 6 octobre, les résultats des élections législatives ont finalement été “annulés” sous la pression populaire, rapporte le journal kirghiz Elgesit.
En effet, à l’appel des partis perdants, plus de 6 000 personnes ont manifesté le 5 octobre sur la place Ala-Too, place centrale de la capitale, Bichkek, pour contester les résultats du scrutin, entaché selon les émeutiers de fraudes et d’achats de voix. Un mort et 590 blessés, tel est le bilan provisoire des échauffourées musclées entre la police et les manifestants qui, dans la nuit du 5 au 6 octobre, ont ensuite pris d’assaut et saccagé les bâtiments du gouvernement et du parlement.
Les protestataires ont également libéré de prison l’ancien président Almazbek Atambaev (2011-2017), condamné en 2020 à onze ans de réclusion pour corruption. Le parti social-démocrate du Kirghizistan, soutien de l’ex-chef d’État, a salué un “événement historique”, relate le journal en ligne russe Vzgliad.ru, le décrivant comme “le renversement du pouvoir criminel” par le peuple “épris de liberté et de justice”, en opposition à un “régime de clans familiaux”.
Le président en poste Sooronbaï Jeenbekov a dénoncé une “tentative de renversement du pouvoir” et appelé ses adversaires à un dialogue pacifié. Mais la rencontre à laquelle il a invité les partis perdants, tôt le matin du 6 octobre, n’a pas eu lieu. Selon le site russe sur l’Asie centrale Fergana Agency,, nul ne sait où se trouve le président :
“Les événements de cette nuit au Kirghizistan ressemblent fort à une troisième révolution.”
En outre, le jeu de chaises musicales pour l’accession aux postes clés a débuté dès le matin du 6 octobre. Selon Fergana Agency, les chefs de file des manifestations antigouvernementales “ont commencé à s’autodésigner au gouvernement, au parquet et à la mairie de la capitale”. À la question du journal kirghiz 24.kg : “Qui vous a nommé maire de Bichkek ?”, le représentant du parti République, Joochbek Koénaliev, a par exemple retorqué : “Personne, [à part] le peuple.”
De plus, dans certaines villes et provinces, des responsables locaux jusqu’alors en fonction ont quitté leur poste.
Le pouvoir des clans du Sud contesté par ceux du Nord
Au-delà des problèmes socio-économiques aggravés par la pandémie de Covid-19, un aspect sous-jacent des protestations est la division historique et géographique profonde du Kirghizistan entre le Sud (agricole et très religieux) et le Nord (spécialisé dans l’élevage et peu religieux).
Le président Jeenbekov est originaire du Sud, alors qu’Atambaev, le seul président à avoir mené à terme son mandat, vient du Nord. Ces dernières années, le Kirghizistan a déjà contraint deux de ses présidents au départ forcé : Askar Akaev, représentant du Nord, en 2005, lors de la “révolution des tulipes” ; et Kourmanbek Bakiev, représentant du sud, en 2010.
L’alternance à la kirghize semble se répéter, car la surreprésentation du Sud dans le pouvoir actuel est “probablement l’une des raisons de ces troubles”, observe le journal russe Kommersant.
Bichkek toujours sous l’influence de Moscou
À cinq jours du scrutin, informe le média kirghiz Azattyq.org, le président Jeenbekov déclarait à son homologue russe Vladimir Poutine :
“Des forces contre la stabilité et le développement du pays s’activent au Kirghizistan, elles veulent porter atteinte à la souveraineté du Kirghizistan et veulent détruire nos relations d’alliés, notre partenariat stratégique. Nous ne le leur permettrons pas, ils ne réussiront pas, car le soutien de la Russie est pour nous essentiel, et je vous en remercie.”
Pour l’analyste kirghiz Essen Omourakounov, c’est la preuve, s’il en fallait une, que “les hommes politiques kirghiz ne se sont toujours pas émancipés de l’influence du Kremlin”.
Orchestré “depuis l’étranger”
En visite en Russie le 28 septembre, le président Jeenbekov avait informé le président russe Vladimir Poutine d’une “déstabilisation en perspective au Kirghizistan, à l’instigation de l’Occident, qui agit au Kirghizistan au travers des organisations non gouvernementales”, rappelle le quotidien moscovite Nezavissimaïa Gazeta qui, à trois jours du vote, présageait “un scénario à la biélorusse pour Bichkek”.
En 2019, l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) avait promis de débourser 2,5 millions de dollars pour la couverture du processus électoral dans les médias et sur les réseaux sociaux et le monitoring du scrutin, rappelle l’analyste russe Dmitri Orlov.
“Les émeutes au Kirghizistan ne résultent pas du mécontentement de tout le peuple kirghiz, mais sont orchestrées depuis l’étranger”, affirme dans les pages du journal russe Gazeta.ru le député russe Mikhaïl Cheremet, qui qualifie la situation de “tentative d’une révolution orange [en référence à la révolution ukrainienne de 2004 et 2005] par des forces extérieures”, sur les territoires des “voisins et alliés proches” de la Russie.
“Comme sur ordre, dans les anciennes républiques soviétiques, sur le pourtour de la Russie, des ‘révolutions orange’ et une guerre ont éclaté les unes après les autres, poursuit Komsomolskaïa Pravda. Voyons, dans les prochaines semaines, quelle partie de l’ancienne Union soviétique pourrait encore s’enflammer ?” s’interroge le journal.
Alda Engoian
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.