Tortures, exécutions sommaires furent le lot des « événements » de Madagascar, dont le souvenir, flou en France, est bien présent dans la mémoire collective malgache, surtout parmi les anciens. « Il y a eu évidemment des sévices et on a pris des sanctions. Il y a eu également des excès dans la répression. On a fusillé un peu à tort et à travers », écrira dans son journal intime le président français de l’époque, Vincent Auriol, en juillet 1947, au plus fort de la répression. Deux mois auparavant, Albert Camus - l’un des rares intellectuels à avoir pris la mesure des événements - alertait les lecteurs de Combat : « Nous faisons [à Madagascar] ce que nous avons reproché aux Allemands. »
La révolte de 1947 était prévisible. « Pendant la deuxième guerre mondiale, l’administration française avait laissé des zones de l’île s’installer dans la dissidence. Le travail forcé, les réquisitions n’y étaient plus acceptés. C’est de là qu’a surgi la révolte de 1947 », explique l’historienne Françoise Raison-Jourde.
DÉSÉQUILIBRE ÉVIDENT DES FORCES
A la fin de mars 1946, ce qui n’était qu’une sorte de jacquerie animée par des sociétés secrètes se transforme en une révolte contre l’ordre colonial. Combien sont-ils à jaillir des campagnes et à partir à l’assaut des « chiens de Français » munis de sagaies, de talismans, de potions magiques concoctées par des sorciers ? Guère plus de 20 000. Un chiffre dérisoire pour chasser les 35 000 colons installés sur l’île - qui compte près de 4 millions d’habitants -, mais suffisant pour jeter l’effroi dans les esprits de Blancs paniqués aux récits d’atrocités commises ou inventées.
Pourtant, l’armée française est là. Pas bien nombreuse au début, elle reçoit des renforts - tirailleurs sénégalais, Légion étrangère - qui très vite vont lui permettre d’écraser les insurgés. Outre que les villes ne se sont pas révoltées, le déséquilibre des forces est par trop évident. Pour ne rien dire des méthodes.
L’épisode le plus barbare de la répression de 1947 - celui du train de Moramanga - en donne la mesure. Le 5 mai 1947, aux alentours de minuit, les militaires reçoivent l’ordre de tirer sur trois wagons plombés où sont enfermés 166 Malgaches. L’armée était convaincue que les insurgés préparaient un coup de force pour libérer les Malgaches. Par miracle, 71 prisonniers survivent. Incarcérés, torturés, affamés, ils sont exécutés le 8 mai, sans autre forme de procès. Un unique rescapé, laissé pour mort, racontera plus tard son calvaire et celui de ses camarades.
UN « COMPLOT DES NATIONALISTES » DU MDRM
Il est vrai que la presse française d’après-guerre n’est pas très curieuse - y compris Le Monde - sur ce qui se passe à des milliers de kilomètres de la métropole. Les journaux, dans l’ensemble, reprennent sans trop vérifier la thèse officielle et ignorent les victimes malgaches. On y parle d’abord des « troubles », des « atrocités » des insurgés ; puis on y disserte sur « la présence française, condition de la prospérité » de l’île.
Pour Paris, la révolte qui a agité la Grande Ile est un « complot des nationalistes » du Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM), une formation légale qui milite pour l’indépendance dans le cadre de l’Union française. Son audience est réelle : aux élections législatives de novembre 1946, le MDRM a raflé les trois sièges réservés aux « indigènes ». Vu de Paris, il était tentant d’en faire les boucs émissaires, au mépris de la vérité. Car le MDRM a désavoué l’insurrection et fustigé les « crimes barbares ». De même, ses chefs n’ont-ils pas lancé un appel au calme ?
Peine perdue. Désigné comme l’ennemi à abattre, le MDRM est dissous et ses chefs arrêtés. L’immunité parlementaire des trois jeunes députés est levée en prélude à un procès colonial qui, ouvert en juillet 1948, s’achèvera par de lourdes peines de prison, des condamnations à mort ou aux travaux forcés. Des peines qui seront ultérieurement commuées.
Il reste une question capitale : quel a été le nombre des victimes de la répression ? Les chiffres cités à l’époque devant l’Assemblée nationale parlaient de 80 000 morts, une estimation qui sera reprise comme parole d’évangile par les spécialistes comme Jacques Tronchon, l’auteur de L’Insurrection malgache de 1947 (éd. François Maspero). Encore récemment, l’écrivain Claude Simon évoquait « Madagascar, dont on a longtemps caché qu’on y a tué, en 1947, 100 000 indigènes en trois jours ».
Le problème est que ces chiffres seraient faux, selon les dernières estimations de certains historiens. Maître de conférences à Paris-I- Sorbonne, Jean Fremigacci affirme, comme d’autres historiens, que le nombre de personnes tuées lors de l’insurrection n’a pas dépassé les 10 000 (dont 140 Blancs), auquel il convient d’ajouter le nombre de Malgaches morts de malnutrition ou de maladie dans les zones tenues par les insurgés.
« Cette surmortalité reste encore très difficile à évaluer, l’hypothèse la plus vraisemblable tournant autour de 20 000 à 30 000 morts », écrit M. Fremigacci. [1] Il n’y a pas eu de « génocide oublié » à Madagascar, conclut l’historien, mais une faute des dirigeants politiques qui, à Paris, se sont révélés incapables d’éviter un drame annoncé.
Note d’ESSF
1. Dans son article de Rouge, Jean-Pierre Debordeau donne une estimation de près de 90.000 victimes. Voir Il y a 60 ans : l’insurrection malgache
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article5537