Bilkis Dadi se trouve maintenant sur la liste des cent personnes les plus influentes établie par le magazine TIME. Quelles conséquences cela peut-il avoir pour le mouvement de Shaheen Bagh [un quartier musulman de Delhi où se sont déroulées les premières manifestations contre la loi sur la nationalité en décembre 2019] ?
“Le combat contre ce texte continue, mais nous devons d’abord nous battre contre le coronavirus”, nous a déclaré Bilkis. À 82 ans, elle a été l’un des visages les plus respectables du mouvement de contestation. Bilkis est devenue un symbole de résistance et d’espoir.
Une rupture d’égalité anti constitutionnelle
En permettant aux réfugiés du Pakistan, de l’Afghanistan et du Bangladesh d’obtenir plus facilement la nationalité indienne à condition qu’ils ne soient pas musulmans, la réforme de 2019 viole la Constitution indienne qui garantit l’égalité de toutes les personnes devant la loi – y compris les réfugiés et les migrants – et interdit toute discrimination fondée sur la religion, les castes ou le sexe.
Cette loi revient à officialiser pour la première fois la marginalisation des musulmans en Inde. Officieusement, ils sont pris pour cibles depuis près de six ans [le début du premier mandat du Premier ministre Narendra Modi], une réalité qui vient ainsi d’être légalisée.
Musulmans et non musulmans unis pour la justice
Les manifestations contre la loi ont éclaté quelques jours après son adoption au Parlement, le 11 décembre 2019. Les étudiants de l’université musulmane Jamia Millia Islamia ayant fait l’objet de violences policières le 15 décembre, les musulmanes du quartier voisin de Shaheen Bagh sont sorties manifester pacifiquement. Leur geste a attiré d’autres participants, hommes et femmes, musulmans et non musulmans, unis dans leur quête commune d’égalité et de justice.
Au fil des cent jours du mouvement de Shaheen Bagh, l’Inde a été le théâtre d’un événement absolument sans précédent. Des musulmanes, jusque-là considérées comme impuissantes, opprimées, prétendaient désormais guider un pays de 1,3 milliard d’habitants vers la renaissance.
Un mouvement criminalisé
Six mois après la fin des manifestations, par une tragique ironie du sort, un mouvement reconnu et célébré dans le monde entier a été criminalisé par l’État indien. La police de la ville a avancé une théorie tirée par les cheveux, à savoir que Shaheen Bagh et toute la contestation contre la loi sur la nationalité s’inscrivaient dans un complot “terroriste” qui prévoyait de déclencher des émeutes à grande échelle “au moment approprié”.
Le mouvement aurait-il en fin de compte échoué ? Ce n’est pas le cas. Pour comprendre ce que la reconnaissance par Time signifie pour lui et pour l’avenir de la dissidence et de la résistance en Inde, il faut prendre davantage de recul.
Le second mandat de Narendra Modi au poste de Premier ministre de l’Inde a commencé, en 2019, par le vote sur la loi des femmes musulmanes [texte de protection des femmes contre la répudiation, instrumentalisé par le gouvernement dans son projet de marginalisation des hommes musulmans]. L’enthousiasme et la rapidité avec laquelle le gouvernement Modi a accordé la priorité à cette loi ont donné le ton de ce que serait ce second mandat. L’amendement de l’article 370 [la suppression de l’autonomie dont jouissait le Cachemire indien] n’a pas tardé à suivre. Puis il y a eu le verdict de la Cour suprême [sous pression du gouvernement Modi] autorisant la construction d’un temple hindou à Ayodhya [un site disputé entre musulmans et hindous], et enfin le vote de la loi sur la nationalité.
Les femmes, rempart contre le nationalisme hindou
Ce que le BJP [le parti nationaliste hindou au pouvoir] et le RSS [sa famille idéologique] n’avaient pas prévu, c’est la résistance à leur projet de transformer le pays en un État hindou. D’autant que la fronde contre le texte sur la nationalité a été menée par des femmes musulmanes – que le BJP essayait de se mettre dans la poche quelques mois plus tôt en présentant Narendra Modi comme leur sauveur.
Petit à petit, un mohallah [“quartier”] musulman ordinaire – Shaheen Bagh – a pris place sur la scène médiatique internationale pour faire entendre les sentiments de millions de personnes. Il a donné une voix et une tribune à ceux qui en avaient été systématiquement privés pendant six ans et qui étaient sur le point d’être dépouillés de leurs droits. Ces femmes ont fait preuve d’un courage et d’une détermination extraordinaires. Face à la logique boiteuse des idéologues de l’hindouité qui assimilent la nationalité à l’identité religieuse, elles se sont réapproprié le pays de leurs ancêtres.
Se battre contre la mort de lumière
Un mouvement de résistance se crée non pas parce qu’il peut aboutir ou mettre fin à la tyrannie mais parce qu’il n’y a pas d’autres choix que de résister aux injustices et aux abus.
L’Inde s’enfonce dans l’autoritarisme, mais cette tendance est combattue. Lorsque les historiens écriront l’histoire de notre époque, les plus démunis et les plus opprimés du pays passeront à la postérité comme ceux qui ont lutté et qui “se sont battus contre la mort de la lumière”. Bilkis Bano et les autres dadis [“grand-mères”] de Shaheen Bagh ne se laisseront pas faire. Une raison d’espérer.
Arfa Khanum Sherwani
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