Emmanuel Macron l’a assuré au tout début de son interview : « Nous n’avons pas perdu le contrôle. » Pourtant, quelque chose a bien dû être perdu pour que le président de la République annonce, mercredi 14 octobre au soir, la mise en place d’un couvre-feu de 21 heures à 6 heures du matin en Île-de-France, et dans les métropoles de Grenoble, Lyon, Aix-Marseille, Montpellier, Lille, Saint-Étienne, Rouen et Toulouse, à compter de vendredi, à minuit, et pour au moins quatre semaines – probablement six. Quelque chose a bien dû être perdu, et sans doute faudrait-il chercher du côté des épidémiologistes qui tirent la sonnette d’alarme depuis fin août [1].
« Il fallait, à partir de ce moment-là, organiser la priorisation des tests, le traçage des cas contacts et leur isolement complet, indiquait récemment l’ancien directeur général de la santé, William Dab [2]. Si on avait réagi correctement début septembre, on n’en serait pas là. Aujourd’hui, c’est fini. […] Le virus va circuler, il y aura deux fois plus de cas dans deux semaines, et une tension hospitalière. » Or, le chef de l’État ne l’a pas caché : « Nos services hospitaliers sont dans une urgence qui est plus préoccupante » qu’au printemps. Car le virus circule désormais « partout en France », que « nos soignants sont très fatigués », et que « nous n’avons pas de réserves cachées » en services de réanimation.
La situation est à ce point « préoccupante » qu’elle nécessite des « mesures plus strictes » que celles qui prévalaient depuis le début du déconfinement [3]. « Nous sommes entrés dans une phase où il nous faut réagir », a indiqué Emmanuel Macron, en appelant plusieurs fois au « bon sens » de chacun et en cherchant à être le plus précis possible sur les chiffres : « 20 000 cas en moyenne par jour de plus », « environ 200 de nos concitoyens qui entrent en service de réanimation » quotidiennement, 32 % desdits services occupés par des patients contaminés par le Covid-19. Il a également insisté sur le fait que d’autres pays en Europe durcissaient aussi leur dispositif de crise.
L’exemple de l’Allemagne a été cité à plusieurs reprises, alors même que le pays affiche des taux de contamination – quelque 5 000 nouveaux cas au cours des 24 dernières heures – qui sont ceux auxquels le président de la République espère retomber avec la mise en place du couvre-feu. Ceux que la France enregistrait à la mi-août, lorsque les courbes épidémiologiques avaient déjà commencé à s’inverser [4]. Quoi qu’en dise le chef de l’État, les « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion » pointés par les experts qu’il avait mandatés pour évaluer sa gestion de crise [voir ci-dessous], n’ont pas servi de leçon.
C’est notamment le cas sur la question centrale des tests, pour laquelle il a tout de même reconnu avoir « rencontré des vraies difficultés » [5], tout en nuançant cette autocritique. « Je ne mettrais pas ça sur le compte de la politique de tests », mais « on a en effet eu des délais qui étaient trop longs », a-t-il dit, avant de détailler ce qu’il compte faire dans les prochains mois pour remédier au problème, « parce que nous en avons jusqu’à l’été 2021 au moins avec ce virus ». Face à l’échec de sa stratégie de rentrée, celle qu’il avait résumée par la formule « vivre avec le virus » [6], Emmanuel Macron a donc revu sa copie : pour 20 millions de Français, il faudra désormais se contenter de travailler avec le virus.
Car c’est le point sur lequel le président de la République a insisté tout au long des quarante minutes d’interview qu’il a accordées mercredi soir à TF1 et France 2 : « Il faut qu’on réussisse à réduire nos contacts inutiles, nos contacts les plus festifs, mais qu’on continue notre vie sociale, au travail où on sait bien se protéger grâce au masque, à l’école, au lycée, à l’université, dans les associations… Parce que c’est la vie. » Sans pour autant entrer dans le détail des chiffres, le chef de l’État a expliqué que « ce qui a fait progresser le virus » relevait du cercle privé, « les party [sic], les anniversaires, les moments de convivialité où on se retrouve à 50 et 60, des soirées festives ».
Dans la plupart des cas, il est en réalité très difficile de remonter les chaînes de transmission. « On ne sait toujours pas où les personnes se contaminent », continue de déplorer William Dab. Les données régulièrement publiées montrent que les entreprises, le milieu scolaire ou universitaire et les établissements de santé représentent l’essentiel des clusters identifiés. D’où cette réaction du chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon : « 60 % des contaminations ont lieu au travail ou à l’école ou à l’université entre 8 h et 19 h. Mais Macron interdit les sorties au bar et au restau entre 20 h et 6 h. Bienvenue en Absurdie. [7] »
Ce à quoi le ministre de la santé Olivier Véran a immédiatement répondu [8] : « 60 % des clusters, ça signifie 10 % des contaminations identifiées. Vous confondez clusters et diagnostics. Dommage de polémiquer à l’heure où nous voulons préserver l’éducation, sauvegarder les emplois, et lutter efficacement contre cette épidémie dans l’intérêt des Français. » En début de semaine, pour expliquer la logique du couvre-feu dont l’hypothèse circulait déjà, son cabinet confiait à Mediapart que la plupart des personnes qui entraient à l’hôpital ces derniers temps pour cause de contamination au Covid-19 affirmaient avoir participé à une soirée quelques jours plus tôt.
En Île-de-France et dans huit autres métropoles, la fête est donc bel et bien finie [9]. Mais Emmanuel Macron a tout de même tenu à rassurer tous les Français concernés par le couvre-feu : entre deux longues soirées d’hiver, il leur sera possible de travailler. C’est même plus que nécessaire, a-t-il insisté, car « notre pays a besoin de ça, pour le moral et puis pour financer le reste du modèle ». Pour le moral, il faudra voir à quel point ces nouvelles mesures de restriction de liberté sont acceptées par la population. Pour financer le reste du modèle, les choses sont en revanche un peu plus claires : il est hors de question d’arrêter une deuxième fois la machine économique.
Le président de la République s’est dit prêt à mettre en place des « dispositifs de soutien supplémentaires » pour « améliorer l’accompagnement » des secteurs qui seront directement touchés par le couvre-feu, à commencer par les restaurateurs, au sujet desquels il s’est senti obligé de préciser, dans un élan de lyrisme dont il a du mal à se défaire, qu’ils « portent l’art de vivre à la française ». Mais pour les autres, le travail se poursuit, et si possible en « présentiel », selon le vocable à la mode. Le chef de l’État a en effet confirmé qu’il ne forcerait pas les entreprises à organiser le télétravail. Et pour cause : le patronat rejette toute formalisation des règles.
Si plusieurs responsables politiques ont salué, avec quelques regrets, les décisions d’Emmanuel Macron – comme la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo [10] ou le député Les Républicains (LR) Éric Ciotti [11] –, d’autres ont toutefois souligné les incohérences qu’elles soulèvent à leurs yeux. « On nage en absurdie : couvre-feu la nuit mais métro le jour ; métropoles fermées mais vacances pour tous à la campagne ; rien sur le recrutement des soignants et la création de lits de réanimation ; rien pour les salaires des travailleurs mais une énième prime du RSA », a par exemple commenté le vice-président délégué de LR, Guillaume Peltier [12].
« Plus occupé à offrir des bouts de notre industrie à ses amis qu’à planifier pour tester, tracer, isoler et soutenir le personnel de santé “quoi qu’il en coûte”, Macron confine les quelques heures de liberté dont disposent les Français. Le virus disparaît le matin », a également estimé le député LFI Adrien Quatennens [13]. La gestion de la crise économique qui découle de la crise sanitaire reste en effet inchangée. Malgré la publication de rapports montrant que les grands groupes français ont bénéficié d’aides publiques massives sans contrepartie [14] et que les très riches sont toujours plus riches [15], l’exécutif refuse de remettre en question la boussole qui le guide depuis le début du quinquennat.
Le président de la République l’a certifié en guise de conclusion : il existe « énormément de raisons d’espérer si on est lucides, collectifs, unis ». « Nous sommes en train de réapprendre à être pleinement une Nation. C’est-à-dire qu’on s’était progressivement habitués à être une société d’individus libres. Nous sommes une Nation de citoyens solidaires. Nous ne pouvons pas nous en sortir si chacun ne joue pas son rôle, ne met pas sa part », a-t-il indiqué. Il s’agira donc d’« apprendre à être une Nation plus résiliente qui va produire de l’économie, de la vie ». Mais toujours selon son propre schéma de pensée, et sa façon toute personnelle de l’exprimer.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 14 octobre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/141020/les-francais-au-travail-la-convivialite-sous-cloche
Gestion du Covid-19 : les experts mandatés par Macron pointent des « défauts manifestes »
La mission d’évaluation de la gestion de la crise du coronavirus, mandatée en juin par Emmanuel Macron, a pointé mardi dans un rapport d’étape des « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion » dans les aspects sanitaires.
La mission d’évaluation de la gestion de la crise du coronavirus, mandatée en juin par Emmanuel Macron, a pointé mardi dans un rapport d’étape des « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion » dans les aspects sanitaires.
Disponibilité des masques, déploiement des tests, coordination entre les différents acteurs et déclin de la priorité accordée à la prévention constituent autant de points faibles dans les décisions prises ces derniers mois, pour le groupe de cinq experts présidé par l’infectiologue suisse Didier Pittet, qui remettra son rapport final au mois de décembre.
Les « principaux constats » ont été réunis dans un rapport d’étape « pour donner des conseils qui puissent être utiles éventuellement en ce moment », a expliqué le Pr Pittet au cours d’une conférence de presse, alors que la France connaît une nette recrudescence de l’épidémie et que le président de la République s’exprimera mercredi soir, sans doute pour annoncer de nouvelles mesures.
Ce premier rapport « pointe des erreurs », mais « c’est précisément pour cela que le président de la République l’a demandé. Pour (...) qu’on sache, à la lumière de ce qui nous a fait défaut, ne plus reproduire les mêmes erreurs », a assuré l’Elysée à l’AFP.
Comparée à ses voisins européens, la France occupe « une position intermédiaire » en matière d’excès de mortalité, mais « présente une chute de PIB particulièrement forte », liée « pour l’essentiel à l’intensité des mesures de confinement », constate la mission.
Pour apprécier la sévérité de l’épidémie, le rapport calcule notamment que la France est restée pendant 68 jours au-dessus du seuil d’un décès lié au Covid-19 par million d’habitants, contre 44 jours en Allemagne, mais 97 en Italie, 100 en Espagne et 183 aux Etats-Unis.
Parmi les points faibles, « la dynamique de l’épidémie a pris de vitesse » les systèmes de surveillance sanitaire, entraînant un « retard d’appréciation » sur la gravité de la crise, estime le rapport.
« Les capteurs de détection (...) n’ont pas bien fonctionné », résume Didier Pittet : l’envolée du nombre de contaminations n’a pas été repérée et c’est seulement lorsque les patients ont afflué dans les réanimations que l’on a pris la mesure de l’ampleur du problème.
En matière de tests de dépistage, les experts font à leur tour le constat d’un « retard dans leur déploiement à grande échelle », en particulier par rapport à l’Allemagne, qui s’explique en partie parce que la France n’avait « pas l’habitude d’associer les laboratoires de biologie privée à la stratégie », a expliqué au cours de la conférence de presse Pierre Parneix, membre de la mission d’évaluation.
Le médecin de santé publique au CHU de Bordeaux regrette aussi le faible nombre d’« épidémiologistes de terrain » qui auraient été utiles pour un meilleur contrôle des chaînes de transmission du coronavirus.
En revanche, la « gestion des conséquences économiques » de la crise sanitaire « apparaît satisfaisante », l’emploi notamment ayant « bien résisté » au regard de l’ampleur du choc sur l’activité économique, « grâce aux dipositifs d’activité partielle ».
Autre satisfecit : le système hospitalier « a tenu » en France, « contrairement à d’autres endroits », souligne le Pr Pittet.
Mais l’« effort considérable d’adaptation et de mobilisation » fourni par les professionnels de santé « n’est pas forcément aisément renouvelable dans les mois à venir », avertit le rapport.
La mission estime aussi que « la communication gagnerait à être améliorée », déplorant « un manque de pédagogie sur la pertinence des mesures mises en œuvre, un appel réduit à la responsabilité des citoyens et une communication insuffisamment tournée vers les jeunes ».
Mediapart n’a pas participé à la rédaction de cette dépêche, qui fait partie du flux automatisé de l’Agence France-Presse (AFP). L’AFP est une agence de presse mondiale d’origine française fournissant des informations rapides, vérifiées et complètes sur les événements qui font l’actualité nationale et internationale, utilisables directement par tous types de médias. En savoir plus.
Agence France-Presse
• Brève. MEDIAPART. 13 octobre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/141020/les-francais-au-travail-la-convivialite-sous-cloche