Une enquête de Mediapart sur le parcours d’Abdelhakim Sefrioui, qui a été mis en examen mercredi 21 octobre pour « complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste » dans l’instruction sur l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, révèle comment cet imam intégriste de 61 ans s’est marginalisé des représentants du culte et des associations musulmanes au gré de ses fréquentations avec l’extrême droite antisémite et la sphère djihadiste.
Militant islamiste suivi depuis deux décennies par les services de renseignement, Abdelhakim Sefrioui a été placé en détention provisoire pour le rôle présumé qu’il a joué dans cette tragédie en appelant notamment à la mobilisation après le cours sur la liberté d’expression dispensé par l’enseignant Samuel Paty, le 6 octobre.
Lors d’une conférence de presse mercredi après-midi, le procureur national antiterroriste, Jean-François Ricard, a considéré qu’« il est aujourd’hui clair que le professeur a été nommément désigné comme une cible sur les réseaux sociaux » par le parent d’élève à l’origine de la polémique et par celui qui l’a accompagné dans ses démarches, Abdelhakim Sefrioui, « au moyen de manœuvres et d’une réinterprétation des faits », a résumé le procureur national antiterroriste.
Interrogé par France Info [1], l’avocat qui assure sa défense et qui souhaite garder l’anonymat a assuré que son client était « abasourdi, effondré ». Selon son conseil, Abdelhakim Sefrioui « ne s’attendait pas du tout à ce qu’il s’est passé ». Il « ignorait tout » du projet terroriste d’Abdoullakh Anzorov, l’assassin de l’enseignant. Le conseil dénonce une enquête qui « ne s’intéresse qu’aux seconds couteaux, à de simples comparses alors que le danger est ailleurs ».
À propos de la vidéo que Sefrioui avait postée sur les réseaux sociaux, son avocat fait mine de s’interroger : « Est-ce que Abdoullakh Anzorov a vu cette vidéo ? Cela reste à prouver. Il n’avait sûrement pas besoin de cela pour assassiner ! » Mediapart a tenté de recueillir les explications de l’entourage d’Abdelhakim Sefrioui, sans obtenir de réponse (lire notre Boîte noire).
Lorsqu’il s’est présenté à la principale du collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), avec Brahim Chnina, père de famille venu se plaindre du fait que Samuel Paty avait montré à ses élèves de 4e une image de Mahomet nu (il s’agissait en réalité d’un dessin), Abdelhakim Sefrioui a indiqué qu’il était un « responsable des imams de France », selon une note du renseignement territorial. Ce n’était pas la première fois, selon nos informations, que l’activiste usurpait ce titre pour s’engager dans la défense de musulmans y compris, comme à Conflans-Sainte-Honorine, au moment de tensions en milieu scolaire.
En réalité, il y a bien longtemps qu’Abdelhakim Sefrioui ne représente plus personne, sinon lui-même et les quelques dizaines de membres de son collectif Cheikh Yassine (CCY), mouvement pro-palestinien portant le nom du fondateur du Hamas tué par l’armée israélienne en 2004. Le gouvernement a dissous le collectif, mercredi 21 octobre, en conseil des ministres, estimant qu’il était « directement impliqué » dans l’assassinat de Samuel Paty.
Les négociations avec Nicolas Sarkozy
Le conseil des imams de France (CIF), dont Sefrioui était membre depuis sa création en 1992, l’a écarté de la liste de ses membres en 2015. « On lui a demandé d’arrêter, en lui expliquant que nos actions devaient rester concentrées sur nos missions [la diffusion de positions sur la pratique religieuse, principalement – ndlr] et que nous devions garder une certaine réserve », témoigne Dhaou Meskine, secrétaire général du CIF. Derrière cette explication pudique, il y avait en fait bien longtemps que l’activisme incontrôlable d’Abdelhakim Sefrioui faisait grincer des dents au sein du conseil, selon nos informations.
Une décennie plus tôt, Sefrioui participait pourtant activement aux discussions officielles préalables à la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) avec le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. Le CIF milite à l’époque pour accroître le poids des imams dans le futur organe de gouvernance de l’islam en France – ce qu’il échouera à faire.
Le 2 avril 2003, Abdelhakim Sefrioui s’entretient sur le sujet avec Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en personne lors d’une visite à la mosquée des Mureaux (Yvelines). « Nous avions également vu M. Sarkozy dans son bureau, le 6 mars 2003 », ajoute Dhaou Meskine, selon qui le ministre était sensible à leur revendication. Finalement, à cause de dissensions avec d’autres représentants du culte, le CIF perd sa bataille pour peser dans la future gouvernance.
L’échec de la mosquée des Ulis
Abdelhakim Sefrioui enregistre un deuxième échec dans la foulée aux Ulis (Essonne), la ville où il vit et officie. L’imam est engagé depuis plusieurs années dans un bras de fer avec les autorités municipales pour la construction d’une mosquée : aux Ulis, 25 000 habitants, les musulmans doivent encore se rendre dans une salle de prière située dans un foyer de travailleurs immigrés Adoma (ex-Sonacotra).
Des négociations se sont engagées avec le maire de gauche Paul Loridant, mais elles achoppent sur la taille de la future mosquée. La mairie propose un édifice d’une emprise au sol de 1 520 m2, quand Sefrioui en veut 1 800. L’imam en fait une affaire de principe, alors que son collègue Dhaou Meskine tente une médiation par crainte que le projet n’échoue. « Des amis catholiques m’avaient prévenu : “Si vous refusez les 1 520 m2, vous n’aurez rien” », se souvient Dhaou Meskine.
À la tête de l’association cultuelle des musulmans des Ulis (Acmu), Abdelhakim Sefrioui organise à l’automne 2004, tous les samedis, des manifestations qui rassemblent des centaines de fidèles devant la mairie [2].
Seulement, des tensions commencent à apparaître quand Abdendi Messaoudi, un élu du conseil municipal qui fréquente la salle de prière, affronte directement Sefrioui en dénonçant ses « mensonges » qui polluent selon lui le traitement du dossier. « Il disait aux fidèles le contraire de ce qu’il se passait lors des réunions [avec la mairie]. Il disait aussi que le préfet soutenait les manifs alors que c’était faux », critique auprès de Mediapart celui qui dirige désormais l’association de la mosquée, laquelle a finalement ouvert ses portes en 2015.
Pour s’être opposé à Abdelhakim Sefrioui, Abdendi Messaoudi dit avoir ensuite été intimidé par l’imam et un « groupe de personnes qui le soutenait » : ses opposants lui auraient collé une réputation d’indic’ de la police pour le discréditer.
Mais l’approche inflexible de l’imam Sefrioui finit par se retourner contre lui. « Déballer autant de discorde en public et bloquer la mairie, ce n’était pas trop apprécié. Les gens se sont rendu compte qu’il disait parfois n’importe quoi, et qu’il n’avait pas les soutiens qu’il disait avoir », témoigne Abdendi Messaoudi. Finalement, Abdelhakim Sefrioui doit quitter l’association cultuelle sur un constat d’échec, se remémore Dhaou Meskine.
De cet épisode, Abdendi Messaoudi retient que l’imam « ne cherchait pas des mètres carrés en plus » mais qu’il « cherchait à gagner un combat ». Depuis, « il se présentait comme le porte-parole des musulmans opprimés, le défenseur des musulmans de France, mais c’est faux. Aux Ulis, en tout cas, il est banni. On ne le voit plus dans la ville », ajoute-t-il.
Le temps des alliances avec Dieudonné
En 2005, l’imam rompt son isolement en se rapprochant de Dieudonné M’Bala M’Bala, dont la cote ne cesse de grimper dans la jeunesse. Sefrioui a pour sa part 47 ans lorsqu’il intègre le bureau politique de l’humoriste [3] l’année suivante : devenu un intime de Jean-Marie Le Pen [4], Dieudonné souhaite se porter candidat à l’élection présidentielle de 2007.
« On s’est rencontré sur la question de la Palestine », explique alors Sefrioui [5], qui voit dans les “sketches” – déjà antisémites – de Dieudonné « seulement de la dérision » : « Quand il se moquait de Jean-Paul II, personne n’était choqué. Tout le monde lui est tombé dessus quand il a caricaturé un colon sioniste ! »
« Dès qu’on n’est pas d’accord avec Sefrioui, soit on est un RG, soit on est un sioniste »
Dans l’équipe de campagne de l’humoriste, l’imam retrouve Ginette Hess Skandrani, une autre membre du collectif Cheikh Yassine (CCY), exclue des Verts pour sa collaboration à deux publications négationnistes et sa proximité avec des négationnistes [6]. Skandrani et Sefrioui co-fondent au même moment un « Comité sur le génocide en Palestine » en 2005 [7].
Après sa création en 2004, le CCY multiplie les rassemblements à Paris, toutes les semaines pendant un an et demi, devant la Fontaine des Innocents. Le collectif, avec sa sono qui crache fort des slogans et chants religieux, prononcés par Abdelhakim Sefrioui et sa femme, essaie de se faire une place – en vain – dans le cortège officiel des manifestations unitaires.
Lors d’une manifestation le 24 janvier 2009, sortaient des haut-parleurs du collectif Cheikh Yassine les propos suivants : « Les Israéliens se sont mis totalement en marge de l’humanité. Ce ne sont pas des êtres humains », selon ce que rapporte Marc Hecker, chercheur l’Institut français des relations internationales (Ifri), dans son livre Intifada française ? De l’importation du conflit israélo-palestinien (éditions Ellipses).
« J’étais en désaccord avec les slogans », assure aujourd’hui à Mediapart Ginette Skandrani, qui n’a pour autant pas quitté le mouvement à ce moment-là.
À la même période, un procès-verbal de la DCRI (services de renseignement intérieurs) en date du 21 septembre 2009 présente par ailleurs Sefrioui, né au Maroc, comme « connu des services de police pour des infractions relevant du droit du travail, du code de la construction, et pour provocation non publique à la discrimination à la haine ou à la violence raciale ».
Cinq ans plus tard, le 8 janvier 2014, la même DCRI (pas encore rebaptisée DGSI) le qualifie de « défavorablement connu de nos services comme faisant partie de la mouvance islamiste radicale ». Selon Libération [8], le ministère de l’intérieur songe alors à engager une procédure de dissolution du collectif Cheikh Yassine – ce qu’il ne fera pas.
Malgré les efforts déployés par Abdelhakim Sefrioui, le mouvement, concentré autour de sa personne, reste embryonnaire. L’imam rêve de créer une Ligue de défense musulmane (LDM), en miroir de la Ligue de défense juive (LDJ), un groupe de militants juifs radicalisés. Mais il n’a pas les moyens de ses ambitions.
Un témoin, alors aux premières loges des débuts du CCY, fait état d’un turn-over important dans les effectifs de ce petit groupe, de quelques dizaines de personnes seulement, en grande majorité des jeunes. Comme lors du conflit à la mosquée des Ulis, cette source explique par ailleurs que « dès qu’on n’est pas d’accord avec Sefrioui, soit on est un RG, soit on est un sioniste », ce qui limite les possibilités de créer des passerelles vers d’autres organisations.
Très actif fin 2008 et début 2009, Abdelhakim Sefrioui est de toutes les manifestations parisiennes contre l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne contre la bande Gaza, sans accéder au cortège officiel. « Le collectif avait une réputation sulfureuse, on n’a jamais voulu s’approcher d’eux. Nous, on veut de la clarté », justifie Michèle Sibony, vice-présidente de l’Union juive française pour la paix (UJFP), à Mediapart.
Deux proches de Marine Le Pen dans le cortège de Cheikh Yassine
Lors de la manifestation du 10 janvier 2009, ce sont deux proches de Marine Le Pen que l’on retrouve dans le cortège distinct du collectif de Sefrioui, qui dénonce « le génocide des Palestiniens » par Israël : Frédéric Chatillon et Axel Loustau.
Le premier, vieil ami de la présidente du RN, est devenu le prestataire communication phare du parti et le coordinateur technique de la propagande de sa dernière présidentielle ; le second, trésorier de son micro-parti Jeanne et membre de la cellule financière de la campagne 2017, a été élu conseiller régional RN d’Île-de-France en 2015.
Une vidéo du cortège – que Mediapart avait déjà évoquée – montre les deux hommes escortant Dieudonné, qui discute juste devant eux avec Abdelhakim Sefrioui, après avoir pris la parole sur le camion-sono (comme l’a rappelé aussi le site antifasciste La Horde, dans un long billet [9]).
Vidéo. © DR
Une autre proche de Dieudonné, Maria Poumier – qui a écrit un livre d’entretiens avec le négationniste Robert Faurisson –, a aussi manifesté aux côtés du collectif Cheikh Yassine et de Sefrioui, qu’elle perçoit comme un « très bon militant pour soutenir la Palestine ». « Je me rappelle très bien des contacts dans les manifs pour la Palestine. Il me semble qu’il y avait eu des conférences, antérieurement, dans des centres culturels musulmans, mais franchement c’est loin », ajoute-t-elle.
Interrogée sur ce lien entre deux de ses proches et le collectif Cheikh Yassine, Marine Le Pen a jugé l’affaire assez importante pour daigner répondre à Mediapart, qu’elle boycotte depuis 2012 [10]. Dans sa réponse écrite, la présidente du RN se refuse à condamner la présence de Chatillon et Loustau dans le cortège de CCY.
« On ne peut condamner ceux qui ont participé à ces manifestations en raison de l’émotion liée aux bombardements qui ont touché les populations civiles », indique-t-elle, en évoquant une émotion « que partage l’ONU » et qui « a été instrumentalisée par des mouvements d’extrême gauche et des mouvements islamistes qui en ont fait la justification à la contestation de l’existence d’Israël et son droit à la sécurité ».
Elle ajoute avoir « toujours sur ces sujets conservé un juste équilibre plaidant pour l’existence d’un État palestinien et pour le droit d’Israël à assurer sa sécurité », avec une « ligne rouge diplomatique » : « L’utilisation par un État ou une organisation de l’arme du terrorisme » (lire sa réponse intégrale sous l’onglet Prolonger).
Elle « n’est pas comptable de ce qu’ont fait Loustau et Chatillon en 2009. À l’époque l’un était prestataire du RN et l’autre rien du tout », ajoute à Mediapart l’attachée de presse du Rassemblement national. En 2009 pourtant, Marine Le Pen était vice-présidente du Front national et comptait déjà dans son entourage ces deux personnages rencontrés à la faculté, qui ont accompagné son ascension à la tête du FN en 2010 [11], la création de son micro-parti et la mise en place de la machine financière des campagnes frontistes.
Quant à Jean-Marie Le Pen, il dit « ne garder aucun souvenir » de ces éléments et « pense n’en avoir jamais été informé ».
Contactés, Frédéric Chatillon et Axel Loustau n’ont pas souhaité nous répondre. Mais une heure après l’envoi de nos questions, le 20 octobre, le premier a publié sur Facebook une « mise au point » [12], dans laquelle il dénonce « une tentative de manipulation grotesque ». Il « assume totalement [son] engagement auprès du peuple palestinien » mais se dit aussi engagé « contre l’islam radical et l’immigration qui en est la source principale ».
Il dit avoir participé cette année-là « à de nombreuses reprises » aux manifestations contre les bombardements à Gaza « organisées par de multiples associations dont le PCF, la LCR » et dit avoir « croisé dans une de ces manifestations le cortège du Comité Cheikh Yassine dont [il] découvre l’existence ».
« Sefrioui, c’est vraiment le faux ami encombrant »
Frédéric Chatillon n’est pourtant pas étranger à la galaxie Dieudonné. Il connaît très bien l’ex-humoriste et son compère Alain Soral, avec qui il a voyagé en Syrie et au Liban dès 2006 (lire nos enquêtes ici, là [13] et là). Il a accompagné Dieudonné lors de son procès [14], le 22 septembre 2009, où étaient présents des proches du collectif Cheikh Yassine [15].
Chatillon a aussi côtoyé Ginette Hess Skandrani. Ils étaient côte à côte lors de la manifestation de soutien à Gaza. Selon elle, ils se sont rencontrés la première fois au moment des rassemblements contre la guerre en Irak en 2003.
Le vieil ami de Marine Le Pen lui a aussi claqué la bise dans une autre manifestation – de soutien au régime syrien celle-là –, le 30 octobre 2011.
Ginette Skandrani, qui fut également la colistière de Dieudonné et Soral aux élections européennes de 2009, raconte qu’elle croisait aussi Frédéric Chatillon au théâtre de la Main d’or de l’ex-humoriste. « Je n’ai pas vraiment discuté avec lui, je lui disais bonjour en passant et c’est tout, parce que ce n’est pas vraiment ma tasse de thé. Je n’ai rien à voir avec l’extrême droite mais je ne suis pas du genre à dénoncer l’extrême droite », raconte-t-elle.
Le collectif Cheikh Yassine s’éloigne de Dieudonné
Au moment de la candidature de Dieudonné aux européennes de 2009, Abdelhakim Sefrioui prend ses distances. Selon les auteurs du livre La Galaxie Dieudonné, ce n’est ni par différend idéologique, ni par gêne par rapport à la présence de militants négationnistes, mais par stratégie : le soutien à une liste comptant des figures encore récemment membres du Front national, comme Alain Soral, n’était « pas très porteur auprès du public qu’il cherch[ait] à capter ».
Sollicité, Dieudonné M’Bala M’Bala n’a pas répondu.
Un militant qui a côtoyé Sefrioui ces années-là fournit une autre explication. Selon lui, Abdelhakim Sefrioui aurait en réalité été écarté de la liste au profit d’un autre profil : Yahia Gouasmi, président du parti antisioniste, dont l’aide, y compris financière, à la candidature aurait été non négligeable, selon un entretien d’Alain Soral à l’Obs [16].
Plusieurs sources ont indiqué à Mediapart que Sefrioui a pour sa part des revenus modestes. La petite libraire dont il est le gérant non associé, à Paris puis à Montreuil, ferme définitivement ses portes en 2010. « Dieudo » n’a plus la cote chez le dirigeant de CCY. Fini les visites au théâtre de la Main d’or, le QG parisien de l’humoriste où Sefrioui se rendait « souvent », selon Ginette Skandrani. Sa femme, Nelly Lebouche, explique publiquement pourquoi elle ne votera pas pour la liste Dieudonné-Soral.
Le fossé ne cessera de se creuser les années suivantes. Autour de la révolution syrienne notamment : tandis que Skandrani, Dieudonné et Chatillon défendent le régime de Damas, Sefrioui, qui est sunnite, soutient l’opposition à la dictature de Bachar el-Assad.
Le 1er juin 2012, devant 12 militants réunis à Évry-Courcouronnes, Abdelhakim Sefrioui clôt un discours en priant Allah de soutenir « les frères moudjahidines partout, en Palestine, en Afghanistan, en Tchétchénie, en Irak, au Yémen, en Somalie et en Syrie », lui demandant de « guider leurs pas et de neutraliser Bachar », selon le ministère de l’intérieur. « Je n’ai pas du tout aimé ses positions […], on s’est engueulés », raconte Ginette Skandrani, qui finit par quitter, « il y a bien 4, 5 ans », le « Comité sur le génocide en Palestine » qu’elle avait créé avec l’imam.
À Drancy, en conflit frontal avec l’imam Chalghoumi
Début 2010, à la mosquée de Drancy (Seine-Saint-Denis), l’imam Hassen Chalghoumi doit faire face à la protestation d’une partie des fidèles, qui contestent sa légitimité et veulent organiser un vote pour demander son départ.
Le religieux, dont les positions à l’égard d’Israël sont contestées, s’est aussi déclaré favorable à une loi contre le port du voile intégral. L’année précédente, il avait lancé la Conférence des imams de France (à ne pas confondre avec le conseil des imams), au cours d’une cérémonie sous la présidence de Christine Boutin [17], alors ministre du gouvernement Fillon.
C’est le moment choisi par Abdelhakim Sefrioui pour enfourcher un nouveau combat. Avec le collectif Cheikh Yassine, il débarque à Drancy pour se joindre à la protestation, à sa manière. « Je n’ai pas compris, ils sont arrivés d’un coup pour manifester avec virulence toutes les semaines devant la mosquée. Sefrioui est un homme dangereux, manipulateur, qui joue avec les sentiments des jeunes », dénonce Hassen Chalghoumi à Mediapart.
Le collectif attaque les positions œcuméniques de l’imam, connu pour ses bonnes relations avec la communauté juive. En mars, un mois après le début de l’arrivée de CCY, la mosquée est fermée une première fois : l’association qui gère les lieux explique que le « muezzin a été la victime d’un groupe d’agitateurs intégristes qui est entré dans la mosquée ». En avril, Abdelhakim Sefrioui est arrêté pour des faits de « troubles à l’ordre public » devant la mosquée [18].
En juin 2010, l’imam Chalghoumi dénonce la tentative d’intrusion de deux membres du collectif à l’intérieur de son pavillon. Il ne cédera pas et restera à la tête de la mosquée, sortant même conforté par ce bras de fer. « Sefrioui, c’est vraiment le faux ami encombrant, décrypte un proche de l’affaire. Il arrive, il est plus chaud que tout le monde, il est plus impliqué que tout le monde, il a plus de légitimité que tout le monde, mais il finit par tuer la cause. Les gens disent : “Non, on ne veut pas être assimilé à lui”. »
Tensions dans les écoles
En novembre 2010, Abdelhakim Sefrioui déboule avec la même attitude à Épinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) où des fidèles s’opposent à la convention de gestion de la mosquée signée entre le maire Hervé Chevreau (centriste) et le recteur de la Mosquée de Paris Dalil Boubakeur – ce qui engendre de nouvelles tensions.
Le CCY se tourne aussi vers les établissements scolaires. En 2011, il recueille le témoignage d’un jeune lycéen, à Paris, qui déclare que sa proviseure lui a demandé de ne plus porter un qamis en dehors de l’établissement. Il repart sur le terrain, l’année suivante, en interpellant avec virulence la direction du lycée Auguste-Blanqui, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) où quatre jeunes femmes musulmanes sont convoquées et menacées d’expulsion avant de passer le bac parce qu’elles portent des tenues à connotation religieuse [19].
Alors que l’affaire est médiatisée, le SNES (Syndicat national des enseignements de second degré) tente de jouer l’apaisement [20] : « On n’est pas dans une logique d’exclusion, le principe de laïcité leur a été rappelé […], mais cela a pu être perçu comme une menace d’exclusion », considère-t-il à l’époque.
« Il fallait comprendre la situation, en discuter. Ce qui était possible au début », se rappelle aujourd’hui Clément Dirson, ancien représentant du syndicat en Seine-Saint-Denis. Selon lui, « l’ambiance était bon enfant au début », les élèves ayant « organisé en soutien à leurs camarades et pour protester contre l’exclusion, une journée de la jupe ».
Mais, « en voyant le collectif de A. Sefrioui, qui n’était pas connu dans le coin, ils se sont rendu compte de son intention de les instrumentaliser, ça leur a fait peur. L’ambiance s’est tendue », regrette Clément Dirson Dirson, en déplorant le silence du rectorat (lire ici notre article sur la manière dont ces débats sensibles sont appréhendés dans les écoles [21]).
Sans l’activisme de CCY, « il y aurait pu avoir un dénouement de la situation dans le dialogue, la plupart du temps ça marche », estime aussi Sophie Mazet, qui était la professeure principale d’une des jeunes filles dans le lycée. L’enseignante, dont l’identité avait été révélée sur le site internet de d’Abdelhakim Sefrioui, comme nous avons pu le vérifier, raconte à Mediapart qu’elle s’est sentie menacée.
Au sein du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) aussi, on garde un souvenir amer de l’épisode. Pour son ancien président Marwan Muhammad, avec l’arrivée du collectif de Cheikh Yassine, « la médiatisation tous azimuts a été contre-productive » dans l’affaire. Le CCIF accompagnait juridiquement les lycéennes. Mais « on a vu arriver des militants qui voulaient s’emparer de l’affaire, la médiatiser sans connaître vraiment le dossier. Cela donne des disputes entre militants, une surenchère médiatique, qui dessert finalement la défense des plaignants et plus largement des libertés des musulmans », déplore-t-il.
Depuis cette affaire-là, le CCIF a d’ailleurs durci son « protocole » dans le traitement des dossiers, expose Marwan Muhammad. « Nous avons une stratégie juridique. Nous n’excluons pas une médiatisation, si elle est nécessaire, mais elle doit être faite dans un deuxième temps, de façon encadrée, décidée collectivement et coordonnée », indique-t-il.
Dans le cas du collège de Conflans-Sainte-Honorine, le CCIF a signifié avoir été « saisi » par le père de famille de l’élève de 4e [22], en précisant qu’au moment de l’attentat « aucune action n’avait été entamée » par son équipe, qui en était encore « à l’étape des vérifications d’informations » (lire ici [23]). Dans Le Monde, le collectif a aussi précisé avoir « recommandé au déclarant de supprimer sa vidéo pour permettre que sa saisine puisse être traitée sereinement » [24].
En contact « à de nombreuses reprises » avec la veuve d’un frère Kouachi
Un concurrent nommé Forsane Alizza
Alors que le CCY vivote, un nouvel acteur apparaît sur son créneau en 2011. Le groupe Forsane Alizza (« les cavaliers de la fierté », en arabe), fondé et dirigé par Mohamed Achamlane, un Nantais de 31 ans surnommé « Cortex », attire avec ses vidéos spectaculaires mettant en scène des affrontements avec les kouffar (mécréants).
« Jusque-là, dans tout le microcosme pro-palestinien, les plus virulents, ceux qui font le plus de bruit, étaient le collectif Cheikh Yassine. Mais Forzane arrive à faire beaucoup plus de bruit, pourtant eux, c’est 90 % d’internet parce que Cortex est à Nantes mais pas à Paris », explique un témoin pour qui, « dans les membres, très jeunes, c’était assez perméable entre Cheikh et Forsane, qu’ils suivent sur internet parce qu’ils ont de l’énergie ». Sollicité par Mediapart, l’avocat de Mohamed Achamlane n’a pas souhaité commenter les relations entre les deux structures.
Né en 1985, un ancien chef de rang au Fouquet’s, Nassim Tache, côtoie Forsane Alizza et le collectif Cheikh Yassine. Nassim Tache et Abdelhakim Sefrioui investissent, le premier à hauteur de 20 000 euros, dans une librairie islamique à Évry-Courcouronnes (Essonne), où l’imam est domicilié. Contacté, Nassim Tache précise qu’il n’a jamais fait partie de Forsane Alizza. « Étant un militant actif, bien sûr qu’on se croisait mais c’était tout, je n’ai jamais fait de jonction entre les deux mouvements qui étaient plutôt antagonistes. »
En revanche, selon des documents judiciaires consultés par Mediapart, Nassim Tache héberge et aide financièrement l’épouse de Mohamed Achamlane, qui est alors sous écrou. Arrêté le 30 mars 2012, deux mois après la dissolution de son groupe, le leader de Forsane Alizza sera condamné en 2015 à neuf ans de prison pour détention illégale d’armes et association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. « J’ai aidé sa femme, je lui prêtais mon appartement quand elle venait depuis Nantes le voir à la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy », confirme Nassim Tache.
En février 2014, sur une écoute téléphonique, Nassim Tache et Abdelhakim Sefrioui échangent à propos de factures et de RIB. Au même moment, Nassim Tache, chômeur en fin de droits depuis plus d’un an, monte une escroquerie au crédit à la consommation qui est destinée en réalité à financer le djihad en Syrie.
En contact avec le recruteur Mourad Farès (Nassim Tache reconnaît l’avoir croisé « une fois » mais ne pas l’apprécier et n’avoir rien à voir avec lui), il cherche également des femmes en France à marier avec des combattants en Syrie. Il rêve de rejoindre les rangs de l’État islamique, mais sa compagne, une gendarme radicalisée, s’y oppose.
Selon les déclarations d’autres membres de cette filière, Nassim Tache est le leader du groupe mais se révèle « tolérant concernant la démocratie et le système français, il prêchait un djihad tourné vers la défense du peuple syrien », résumera un document judiciaire consulté par Mediapart.
Les enquêteurs soulignent toutefois que le suspect a aussi téléchargé tous les numéros d’Inspire, la revue anglophone publiée sur Internet par Al-Qaïda, dont le premier numéro contenant un article intitulé « Comment fabriquer une bombe dans la cuisine de votre mère ».
À ce sujet, Nassim Tache rétorque que les magazines Inspire, il les téléchargeait « pour un journaliste, ce n’était pas pour moi. Il me les avait demandées. À l’époque, j’allais rentrer dans une école de journalisme, cela m’intéressait de l’aider ».
Le 10 mars 2014, Nassim Tache est interpellé par la DGSI. En audition, il affirme n’avoir jamais eu l’intention de commettre un attentat. « J’aime la France mais je souhaite juste vivre comme je l’entends et non bridé dans ma foi », déclare-t-il alors. La cour d’appel de Paris l’a condamné à une peine de cinq ans de prison pour association de malfaiteurs terroriste. Il est aujourd’hui libre.
Abdelhakim Sefrioui ne sera pas inquiété dans le dossier judiciaire de son associé. « On peut dire ce qu’on veut sur les conflits autour de sa personne et de ses opinions, mais il est impossible qu’il ait un jour pensé porter atteinte à la vie humaine », témoigne l’imam Dhaou Meskine.
Nassim Tache appuie : « Je ne lui ai jamais parlé de mes projets d’aller en Syrie. Lui a toujours été dans la revendication politique, la défense des opprimés. Jamais il n’a prôné des actions violentes. »
Les deux anciens associés de la librairie islamique d’Évry-Courcouronnes se sont revus à la sortie de prison de Nassim Tache. « J’ai pris contact avec lui pour lui donner des nouvelles, c’est quelqu’un que j’apprécie, de bon, de généreux. Je tombe des nues avec ce qui lui arrive. Il a toujours été dans le débat d’idées. J’ai regardé sa vidéo à propos du professeur de Conflans, il n’y a aucun appel à la haine, il demande seulement des comptes à l’administration. »
Des relations avec des membres de filières djihadistes
Un repris de justice ayant purgé une peine pour terrorisme défend la même thèse. À Mediapart, cet homme confie avoir fréquenté la librairie de livres islamiques que tenait dans les années 2000 Abdelhakim Sefrioui, à Paris, « en face de la mosquée Omar, rue Jean-Pierre Timbaud ».
Il se souvient des discours qu’il y proférait. « Il avait de vraies connaissances théologiques. Mais, pour lui, le rôle d’un imam était politique avant tout. Il considérait les imams en France comme tous à la botte de Sarkozy [alors président de la République – ndlr] et des services secrets de leurs pays d’origine. » Cet ancien membre d’une filière djihadiste avoue s’être lassé. « Il était un peu trop complotiste. Il voyait l’ombre de l’État hébreu partout… »
Ce témoin l’a néanmoins suivi quelquefois à des manifestations du collectif Cheikh Yassine. « Il s’accrochait à son truc mais en réalité les plus grosses manifestations qu’il a organisées et auxquelles j’ai participé ne dépassaient pas les trente personnes. »
« Le collectif Cheikh Yassine, c’est Abdelhakim Sefrioui, affirme Nassim Tache. Tous les autres, dont j’ai pu faire partie, nous nous mobilisions selon les cas lors de manifestations pour dénoncer l’islamophobie ou défendre la cause palestinienne. Et c’est tout. »
Une vision que ne partage pas le ministre de l’intérieur, dans le décret du 21 octobre portant dissolution dudit collectif. On peut y lire que certains de ses membres « se sont illustrés en facilitant le départ de plusieurs jeunes islamistes radicaux vers la zone irako-syrienne, en partant eux-mêmes combattre sur zone ou en préparant des attentats à l’étranger ».
À cette époque, Abdelhakim Sefrioui est en relation intensive avec un certain Mohamed Belhoucine, qui fréquente la mosquée Omar, non loin de sa librairie parisienne. Comme Mediapart l’a révélé [voir articleci-dessous], les deux hommes sont allés jusqu’à s’appeler à 88 reprises en trois mois en 2009. Il semble d’autant moins probable que les services de renseignement ignoraient cette information, que l’imam était au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste depuis plusieurs années.
Mohamed Belhoucine, ancien élève à l’école des mines d’Albi, participe alors à une filière d’acheminement de djihadistes en Afghanistan et joue le rôle de « relais médiatique au service du djihad », selon un réquisitoire du parquet de Paris. Il traduit et met en ligne des films de propagande djihadiste, produits notamment par As-Sahab, l’organe de communication d’Al-Qaïda.
Mohamed Belhoucine va refaire parler de lui en janvier 2015 quand on découvre qu’il s’est envolé à destination d’Istanbul avec Hayat Boumeddiene, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, cinq jours avant que ne débute la vague d’attentats des Kouachi et de Coulibaly.
Accusé de complicité des crimes de ce dernier, Mohamed Belhoucine est jugé en son absence par la cour d’assises spécialement composée. C’est son écriture qui a été identifiée sur le serment d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’État islamique, que le tueur de l’Hyper Cacher lira dans la vidéo de revendication de ses crimes. Mohamed Belhoucine aurait joué également un rôle plus opérationnel en créant les adresses internet utilisées par Amedy Coulibaly pour échanger avec un individu qui livrait ses instructions au terroriste. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité, en théorie. Mohamed Belhoucine serait mort sur un champ de bataille en Syrie.
Il est encore question, toujours de manière périphérique, des attentats de janvier 2015 à la lecture du décret du 21 octobre portant dissolution du collectif Cheikh Yassine. On y apprend que, selon les autorités, Abdelhakim Sefrioui est entré en contact « à de nombreuses reprises » avec la veuve d’un des frères Kouachi, auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo. La dernière fois, c’était au printemps 2020.
Pascale Pascariello, Yann Philippin, Antton Rouget, Matthieu Suc et Marine Turch
L’avocat de M. Abdelhakim Sefrioui souhaite garder l’anonymat. Malgré de nombreuses tentatives, nous n’avons pas pu l’identifier et entrer en relation avec lui. Nous avons donc reproduit ses déclarations à France Info, mercredi 21 octobre. Elles sont à retrouver ici.
Nos messages et coups de téléphones au collectif Cheikh Yassine sont restés sans réponse. Nous avons également sollicité des proches de M. Sefrioui et l’entourage du collectif, en vain. Si son avocat ou ses proches se manifestaient après la publication de cet article, nous ajouterions évidemment leurs réponses.
Sollicités par Mediapart, Dieudonné M’Bala M’Bala (contacté via sa messagerie Twitter et son site Internet) et Nicolas Sarkozy (via son attachée de presse) n’ont pas répondu.
Sans répondre à nos questions précises, Marine Le Pen nous a transmis, via l’attachée de presse de son parti, une réponse écrite globale, que nous publions en intégralité sous l’onglet « Prolonger ». Jean-Marie Le Pen nous a quant à lui indiqué, via son cabinet, qu’il « ne gard[ait] aucun souvenir des faits cités et pens[ait] n’en avoir jamais été informé ». Il dit n’avoir « jamais » croisé le collectif Cheikh Yassine ou Abdelhakim Sefrioui. Questionné, Frédéric Chatillon nous a fait savoir qu’il refusait de répondre sur ce sujet à Mediapart. Axel Loustau n’a pas non plus répondu à nos questions, nous indiquant : « Je connais un mec qui connaît le beau-frère du fils du cousin de l’homme qui a acheté une baguette à la boulangère qui sert la voisine de la gardienne de Mohamed Merah… ».
Mediapart reproduit, avec l’autorisation du site antifasciste RefleXes, trois de leurs archives photos.
• MEDIAPART. 22 OCTOBRE 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/221020/attentat-de-conflans-revelations-sur-l-imam-sefrioui?onglet=full
Conflans : l’ombre des attentats du 13-Novembre et de l’Hyper Cacher
Les deux hommes à l’origine de la polémique visant Samuel Paty sont liés à des réseaux djihadistes, impliqués dans plusieurs attentats commis sur le sol français, selon les informations de Mediapart.
Au lendemain de l’attentat de Conflans, les investigations confiées à la Sous-Direction antiterroriste (SDAT) de la police et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) allaient devoir s’attacher à déterminer « comment l’auteur a préparé son crime », avait expliqué lors d’une conférence de presse, samedi 17 octobre, le procureur national antiterroriste Jean-François Ricard.
Depuis quatre jours, les enquêteurs tentent de déterminer les circonstances qui ont amené un jeune radicalisé de 18 ans habitant dans l’Eure à décapiter un enseignant, âgé de 47 ans et père d’un enfant, sur le chemin de son domicile dans les Yvelines, à la veille des vacances scolaires.
On a désormais une idée plus précise de la manière dont Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov a été amené à assassiner à l’aide d’un couteau de 35 centimètres Samuel Paty, ce professeur d’histoire-géographie, près de son collège à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), avant d’être lui-même abattu par les policiers quelques minutes après son attentat.
Dans plusieurs vidéos diffusées sur son compte Facebook et sur YouTube la semaine dernière, Brahim Chnina, un père d’élève, vilipendait « un voyou » de prof dont il donnait l’identité dans une de celles-ci, qui, selon lui, avait montré à ses élèves de 4e une image d’un homme nu en disant que c’était le Prophète des musulmans. En fait, il s’agissait de dessins, deux des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. « Quel est le message qu’il a voulu passer à ces enfants ? Pourquoi cette haine ? Pourquoi un professeur d’histoire se comporte comme ça devant des élèves de 13 ans ? », s’indignait ce père d’élève. Ce même père de famille restait sourd aux tentatives de la principale du collège « pour apaiser les choses » et déposait plainte pour diffusion d’images pédopornographiques.
Ce midi, BFMTV a révélé [25] que ce père de famille et le terroriste de 18 ans ont échangé via la messagerie WhatsApp dans les jours précédant l’attentat. Une information qu’une source avait évoquée, partiellement, à Mediapart et qui nous a été confirmée depuis la révélation de BFMTV. Les enquêteurs ignoreraient encore la teneur de ces échanges et le père de famille, toujours en garde à vue, a exprimé, selon la chaîne d’information en continu, sa culpabilité.
Lors de sa conférence de presse, le procureur Jean-François Ricard avait tenu à préciser, comme pour colorer le dossier et laisser entendre que ceux qui avaient fait monter la polémique contre le professeur Paty n’étaient pas des parents d’élèves comme les autres, que « la demi-sœur de cet homme [Brahim Chnina – ndlr] avait rejoint l’organisation État islamique en 2014 en Syrie et qu’elle fait à ce titre l’objet d’un mandat de recherche par un juge d’instruction antiterroriste ».
Mediapart a retrouvé la trace de cette demi-sœur qui se trouverait toujours en Syrie. Et elle n’est pas anodine. C’est d’abord une femme de djihadiste qui évoque Khadidja Chnina, « croisée chez la Parisienne » à Al-Bab en 2015.
Cette Parisienne est l’épouse de Salim Benghalem [26], le chef de la police de l’État islamique qui terrorise alors les 200 000 âmes de la ville frontière du Califat. À Al-Bab, Salim Benghalem se révèle être, selon la DGSI, « un tortionnaire sadique » répondant aux surnoms d’Assam al-Jazzar, « Azzam le Boucher », et Dhabbah al-Kafara, « l’égorgeur de mécréants »… Fin septembre 2014, il devient le premier Français placé sur une liste désignant les terroristes les plus dangereux aux yeux du Département d’État américain. Et, entre les attentats du 13-Novembre à Paris et ceux du 22-Mars à Bruxelles, l’artificier du commando Najim Laachraoui adresse un message aux commanditaires où il demande l’avis de « Mohamed Ali », la kounya de Benghalem, pour faire sauter un train en marche.
Khadidja Chnina va réapparaître de manière furtive et toujours inexpliquée dans l’enquête sur les attentats du 13-Novembre.
Adel Haddadi, un Algérien de 29 ans, et un complice pakistanais accompagnaient deux des kamikazes du Stade de France. Coincés trois semaines sur l’île grecque de Leros à cause de leurs faux papiers, ils ont repris leur périple à travers l’Europe mais n’ont pas pu rejoindre le reste du commando à temps. Les deux hommes se trouvent dans un camp de réfugiés en Autriche, où ils sont interpellés un mois après les tueries parisiennes.
Lorsque l’expert de la DGSI ausculte le téléphone portable du terroriste qui cherchait à se faire passer pour un réfugié, il y découvre le profil Facebook de Khadija Chnina, avec une liste de membres de sa famille (mais pas Brahim) et leurs photos. Tant et si bien que, le 30 octobre 2017, le juge d’instruction chargé du dossier du 13-Novembre demande à Adel Haddadi « qui est l’utilisateur de ce profil Facebook » et s’il reconnaît les gens figurant sur ces photos.
« Je ne sais pas du tout à qui cela correspond, je ne connais pas ces gens dont vous m’avez montré les photos de profil », botte en touche Adel Haddadi.
Il n’y aura, à notre connaissance, pas d’autre investigation pour expliquer pourquoi le profil Facebook de la demi-sœur du père de famille impliqué dans l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine s’est retrouvé dans le téléphone d’un membre du commando du 13-Novembre.
En conclusion de sa conférence de presse, le procureur national antiterroriste Jean-François Ricard avait précisé que sur les neuf gardés à vue (ils sont désormais 16), les deux derniers étaient un homme apparaissant sur des vidéos en compagnie du parent d’élève ainsi que sa compagne, qui avaient été interpellés à Évry. Cet homme est, avait insisté le procureur Ricard, « connu des services de renseignement ».
Depuis son identité a été donnée dans plusieurs médias. Il s’agit du prédicateur controversé Abdelhakim Sefrioui, créateur du collectif Cheikh Yassine, mouvement antisioniste et pro-palestinien créé en 2004, peu de temps après l’assassinat par Tsahal du cheikh palestinien considéré comme « éminence spirituelle du Hamas ».
Lorsque Brahim Chnina était reçu par la principale du collège de Conflans-Sainte-Honorine pour parler de la polémique en lien avec Samuel Paty, il était accompagné de Sefrioui, qui, selon une note du renseignement territorial, se présentait pour l’occasion comme « responsable des imams de France ». Ce qui est parfaitement faux.
Sefrioui ne s’est par ailleurs pas vanté d’avoir été par le passé en relation intensive avec un certain Mohamed Belhoucine. Selon nos informations, les deux hommes avaient été jusqu’à s’appeler à 88 reprises en trois mois en 2009.
À l’époque, Mohamed Belhoucine, ancien élève à l’école des mines d’Albi, participait à une filière d’acheminement de djihadistes en Afghanistan et jouait le rôle de « relais médiatique au service du djihad », selon un réquisitoire du parquet de Paris. Il traduisait et mettait en ligne des films de propagande djihadiste, produits notamment par As-Sahab, l’organe de communication d’Al-Qaïda.
Mohamed Belhoucine allait refaire parler de lui en janvier 2015 quand on découvrirait qu’il s’était envolé depuis Madrid à destination d’Istanbul avec son frère et Hayat Boumeddiene, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, cinq jours avant que ne débute la vague d’attentats des Kouachi et de Coulibaly.
Accusé de complicité des crimes de ce dernier, Mohamed Belhoucine est jugé en son absence par la cour d’assises spécialement composée [27]. C’est son écriture qui a été identifiée sur le serment d’allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le calife de l’État islamique, que le tueur de l’Hyper Cacher lira dans la vidéo de revendication de ses crimes. Mohamed Belhoucine aurait joué également un rôle plus opérationnel en créant les adresses internet utilisées par Amedy Coulibaly pour échanger avec un individu qui délivrait ses instructions au terroriste. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité, en théorie. Mohamed Belhoucine serait mort sur un champ de bataille en Syrie.
D’après BFMTV, un autre homme « déjà inquiété pour des faits de terrorisme » se serait rendu de lui-même aux autorités ces dernières heures, dans le cadre de l’enquête sur l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine. Il aurait été en contact lui aussi avec le tueur de Samuel Paty ces dernières semaines. Il n’a pas été possible à Mediapart de déterminer son identité ni à quel réseau terroriste il appartenait.
Matthieu Suc
• MEDIAPART. 20 OCTOBRE 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/201020/conflans-l-ombre-des-attentats-du-13-novembre-et-de-l-hyper-cacher