Santiago (Chili).– Avant même le mouvement social qui a secoué le Chili pendant des mois depuis octobre 2019 et a conduit au référendum organisé dimanche sur le changement de la Constitution, il y eut un « Mai-68 féministe ». À l’automne 2018, des milliers de femmes ont alors occupé les rues et les lieux d’enseignement pour exiger la fin des violences sexuelles et du système patriarcal présent dans les universités, les écoles et les lycées.
Adolescentes, jeunes étudiantes, mais aussi enseignantes ont amplement partagé leurs expériences pour dénoncer ce système qui n’a cessé de produire depuis des décennies harcèlement et abus de pouvoir. Des plaintes ont été déposées contre des enseignants, des fonctionnaires et des universitaires de renom, ce qui a entraîné des démissions et des licenciements.
Il y eut aussi des pétitions afin de réclamer des crèches pour les enfants des étudiantes, des protocoles pour faciliter les plaintes sur des cas de harcèlement et une éducation non sexiste. Pendant tout un mois, les femmes ont été les protagonistes, ce qui explique que la mobilisation fut massive lors de la Journée internationale des droits des femmes en mars 2019.
« Je crois que le mouvement féministe a joué un rôle important lors de la révolte sociale, quand on prend en compte l’ampleur qu’avait eu le “Mai-68” féministe en 2018. Ce sont les féministes qui ont de nouveau donné le coup d’envoi de la mobilisation initiale de 2019 avec ce 8 mars si mobilisateur », explique Camila Aguayo, membre et porte-parole de l’Assemblée féministe plurinationale, qui rassemble différentes associations et groupements, et dont le but est d’imaginer une Assemblée constituante paritaire.
Cela permet d’expliquer le caractère nettement féministe du mouvement social. Un de ses aspects le plus remarquables a été le 25 novembre 2019 la performance du collectif Las Tesis à un moment où la mobilisation s’essoufflait en raison de la violence de la répression.
[Performance colectivo Las Tesis « Un violador en tu camino ». © Colectivo Registro Callejero.]
La vidéo : « “Un violeur sur votre chemin” a permis de retourner dans la rue alors que la violence de la répression était très dure et qu’il existait une peur de manifester. Cela a provoqué des mobilisations et des rassemblements spontanés de femmes loin des grands centres, et a permis de défier l’acteur principal de la répression, les Carabiniers du Chili [les forces militaro-policières] », souligne Antonia Orellana, une jeune militante du Front féministe de convergence sociale, qui appartient au Réseau chilien contre les violences faites aux femmes.
Un peu plus d’un mois s’était écoulé depuis le début des manifestations provoquées par la hausse des tickets de métro à Santiago. Alors qu’on assistait à des manifestations quotidiennes, les autorités avaient imposé un couvre-feu. Et les violences policières furent marquées par des agressions sexuelles, comme en témoignent les dizaines de plaintes enregistrées par l’Institut national des droits de l’homme et le bureau du procureur.
La démobilisation pointait. Et, d’un coup, des dizaines de jeunes femmes se sont rassemblées pour cette performance manifeste qui a fait le tour du monde, et elles ont permis de redonner un nouveau souffle au mouvement.
Pour Constanza Valdés Contreras, membre de l’Association des avocates féministes (Abofem [1]) et militante transgenre, il est important d’analyser comment la révolte sociale a eu un impact direct sur de nombreuses questions de genre qui avaient été abordées plus tôt dans ce « Mai-68 féministe », liées à la violence, à la discrimination et aux inégalités. « De ce point de vue, les partisans du changement de modèle de ce pacte sexuel et politique établi par la Constitution [qui a permis à la droite de refuser toute évolution législative par exemple pour autoriser l’avortement – ndlr] ont profité du dynamisme de cette révolte sociale », dit Valdés.
Pour celle qui appartient également à l’association Rassemblement lesbien pour rompre le silence, les organisations féministes ont ainsi pu imposer les questions de genre dans le débat public.
Francisca Rodríguez est l’une des fondatrices et l’actuelle présidente de l’Association nationale des femmes rurales et indigènes (Anamuri [2]), dont elle est militante depuis 22 ans. Son organisation se consacre à la promotion du développement des femmes dans les campagnes et de l’autonomie alimentaire.
Elle s’enthousiasme de voir ce sang neuf irriguer le combat féministe. « Depuis le 18 octobre, une nouvelle culture émerge de ce joli féminisme, portée par ces jeunes filles qui s’expriment si librement. Au début, elles luttent pour leur souveraineté, et plus elles avancent dans leur combat, plus elles pensent aussi à la souveraineté de leur pays. Penser à cela, c’est nous réunir tous dans un grand projet populaire où nous pourrons avancer et réaliser ce nouveau Chili, qui contribuera sans aucun doute à la lutte en Amérique latine », dit-elle avec optimisme.
Francisca Rodríguez estime que ces changements dépassent désormais les questions du genre. « La prise de conscience intervient à tous les niveaux. On voit des changements dans la langue, les regards sont différents, ils nous craignent beaucoup plus, car nous, les femmes, avons démontré que nous avions une capacité incroyable pour créer, penser, construire. Toute notre vie, cela avait été dévalorisé et non reconnu, et aujourd’hui cela vient au premier plan », estime la présidente d’Anamuri.
Son diagnostic coïncide avec celui de Karen Vergara Sánchez, journaliste et coordinatrice du projet « Somos Aurora CL [3] », qui a étudié la violence exprimée par des hommes sur Internet et les réseaux sociaux en raison de la présence de femmes dans l’espace public. Au cours des mois qui ont suivi l’explosion sociale du 18 octobre, Vergara a remarqué « une augmentation de cette violence, même si cela avait été perceptible dès 2016 lorsque les revendications féministes sont allées croissant. À chaque avancée en matière de droits des femmes correspond une réaction conservatrice très importante, qui a été renforcée par l’arrivée au pouvoir de Sebastián Piñera [le président conservateur élu en 2018 – ndlr]. »
Avec Cecília Ananías, Vergara a publié en 2018 une étude dans laquelle elle a recensé ces agresseurs : « L’éventail dont nous disposons montre que ce sont des sujets âgés de 25 à 35 ans, qui ont achevé leurs études ou sont en passe de le faire, des gens qui ont un certain bagage culturel. Contrairement à la caricature habituelle, il ne s’agit pas de marginaux. Ils se déplacent, génèrent des réseaux de contact, de soutien, ils se réunissent, possèdent leurs propres groupes WhatsApp, d’où ils préparent des attaques. »
« Dans cette pandémie, les héroïnes sont vraiment les femmes »
Cette année, Karen Vergara Sánchez a publié le rapport « Aurora » qui aborde les différents types de violence que les femmes subissent actuellement sur Internet. « Nous avons constaté que 73,8 % des femmes interrogées, soit 531, ont déclaré avoir subi une forme de violence dans ces espaces », dit-elle. « Deux types d’agresseurs sont facilement identifiables : d’une part, celui qui cherche à faire taire la voix des femmes dans l’espace virtuel et qui peut être un anonyme ou un inconnu ; d’autre part, le partenaire ou l’ancien partenaire, qui cherche à exercer un contrôle, à posséder et pour lequel Internet est un outil supplémentaire pour continuer d’exercer une violence physique et psychologique. »
Actuellement Vergara enquête sur une série d’attaques dont ont été victimes des femmes présentes sur les plateformes de rencontres telles que Tinder, Bumble et Happn. Elles avaient indiqué dans leur profil qu’elles soutenaient la victoire du « oui » à une nouvelle Constitution pour le référendum de dimanche 25 octobre, ce qui a entraîné des menaces et des intimidations, voire des jugements humiliants sur leur aspect physique. « Là encore, on utilise le corps comme un lieu de conquête et d’intimidation. Les victimes sont des femmes de tous horizons, des salariées, des femmes au foyer, militantes ou non, mais le point commun, c’est qu’elles ont osé exprimer ouvertement leurs opinions politiques », conclut-elle.
Après l’été austral et l’inévitable pause des vacances, ce n’est pas par hasard que le 8 mars a été choisi comme jour pour retourner dans la rue et reprendre le mouvement social. Ce dimanche-là, plus de 2 millions de femmes ont défilé dans tout le pays, selon les chiffres de la Coordinadora Feminista 8M.
De différentes générations, elles ont porté des banderoles, organisé des spectacles, lu des textes et défilé pendant des heures au milieu d’une foule sans précédent. Ce fut la dernière grande manifestation avant que le Chili ne décrète une quarantaine sur une grande partie de son territoire en raison de la pandémie.
« Le slogan féministe contre la précarisation a montré sa réalité : en six mois, l’insertion des femmes sur le marché du travail a pris dix ans de retard. Tous les chiffres indiquent que le coût que nous, les femmes, avons payé a été très élevé. Dès le début de la pandémie, le mouvement social le plus actif a été le mouvement féministe. Comme dans les décennies précédentes, les organisations pour faire face à la crise économique, ou les “ollas comunes”, sont dirigées par des femmes », explique Antonia Orellana.
Les « ollas comunes », littéralement les « casseroles communes », sont des cantines populaires, autogérées par les voisins et les organisations sociales, qui distribuent de la nourriture de manière solidaire et gratuite. Durant ces mois de pandémie, elles sont devenues vitales pour les populations précarisées qui, malgré la quarantaine et le couvre-feu toujours en vigueur, continuent de protester en raison de leur situation. Là aussi, les femmes sont à l’avant-garde.
« La crise sanitaire actuelle a accentué les crises précédentes. Le mouvement féministe avait déjà révélé la violence structurelle du système néolibéral en mettant en évidence la crise des soins. Ces derniers et le travail domestique reproductif incombent exclusivement aux femmes », souligne Camila Aguayo.
« Garder la maison, faire face au virus, être professeur, nous occuper des problèmes de santé, nous inquiéter de ce qui se passe dans le quartier. La solidarité est à nouveau une solidarité du peuple. Voir qu’il y a des gens qui n’ont rien à manger ou devoir cacher ta propre misère pour des questions de dignité, tout cela ressort publiquement », explique Francisca Rodríguez. La présidente d’Anamuri se souvient des années les plus sombres de la dictature d’Augusto Pinochet où ces soupes populaires étaient la condition de la survie des plus pauvres.
« Une lutte très importante pour la nourriture a surgi. Cela signifie un champ d’action pour nous, c’est pourquoi nous avons lancé la campagne “Les paysans solidaires de la ville”, qui nous a permis d’envoyer des semences pour les jardins communautaires. Tant que tu te vois garantir une partie de ta nourriture, tu peux survivre d’une manière ou d’une autre », explique cette dirigeante paysanne qui croit fermement en la nécessité d’une réforme agraire. Elle ajoute : « Dans cette pandémie, les héroïnes sont vraiment les femmes. »
La plupart des luttes féministes actuelles convergent vers un point commun : la nécessité de modifier la Constitution actuelle et que l’organisme qui la rédigera soit paritaire. Ces femmes exigent une voix, un vote, une participation et un leadership.
Dimanche, le pays décidera donc s’il faut oui ou non écrire une nouvelle Constitution, mais il y aura un autre choix. Les électeurs disposeront également d’un bulletin de vote pour décider soit d’une Assemblée constituante mixte – la moitié des constituants étant élus, l’autre étant des députés en poste –, soit d’une Convention constitutionnelle – avec 100 % des membres élus au suffrage universel avec une garantie de parité.
« Il est évident que le facteur clef pour imposer les revendications féministes dans une nouvelle Constitution ne dépend pas seulement du nombre de femmes dans l’organisme de rédaction, mais bien plus de quelle sera leur relation avec les mouvements de femmes. L’articulation et la pression seront essentielles », estime Antonia Orellana.
Constanza Valdés considère aussi que « cette occasion historique doit également être articulée entre les organisations de la société civile afin que la classe politique elle-même puisse concrétiser efficacement ces demandes et qu’elles soient établies dans la nouvelle Constitution ».
Outre la parité, Camila Aguayo, de l’Assemblée féministe plurinationale, estime que la lutte féministe « doit tenir compte du fait qu’il n’existe pas aujourd’hui une catégorie unique, et qu’il existe des femmes qui ont été historiquement exclues, comme c’est le cas des peuples autochtones et ceux d’ascendance africaine ».
Rodríguez souligne que « dans le mouvement du 18 octobre, lors du soulèvement populaire, il y avait deux symboles importants : le drapeau du Chili redevenu un symbole du peuple, et le drapeau mapuche, un symbole de lutte » [4]. « Nous regardons avec une profonde admiration ce qui a été la lutte du peuple mapuche, ses douleurs vécues, mais aussi qu’il symbolise le fait que nous sommes un pays multiculturel. Il est nécessaire d’avoir une Constitution qui assure l’égalité et la diversité. Il est important que l’opinion des femmes de la campagne soit présente. Nous ne voulons pas oublier et nous ne voulons pas non plus que les avancées de ces dernières années soient perdues ou récupérées », poursuit-elle.
Yasna Mussa