Quand je suis rentré de l’étranger il y a juste une semaine [mi-octobre], un extraordinaire cadeau m’attendait. Un cadeau en forme de mouvement populaire – tantôt furieux, tantôt bouleversant, parfois tapageur, solide dans ses revendications, et invariablement émouvant, visionnaire, organisé. Sa demande ? La fin des violences policières et en particulier celles commises par la Sars [Special Anti-Robbery Squad], une brigade tristement célèbre pour ses brutalités. Évidemment, la Sars est l’arbre qui cache la forêt de l’incurie gouvernementale. Le problème est d’envergure, comme l’a reconnu, quoique à mots couverts bien sûr, le vice-président dans ce qui fut la première réaction officielle aux événements.
Au sein de ce mouvement, on trouve l’Association du barreau nigérian et des organisations féministes, des professions libérales et des technocrates, des étudiants et de hauts représentants religieux, ainsi que des artistes, qu’ils soient écrivains, cinéastes, comédiens ou musiciens. Il se distingue par sa jeunesse, son énergie, son inventivité et sa détermination, des qualités qui grâce à des stratégies impressionnantes se sont propagées au pays entier. Et surtout, c’est un mouvement discipliné.
Par moments, les foules semblaient vibrer comme lors des grands concerts type Woodstock ; parfois venait à l’esprit l’image des manifestations de “gilets jaunes” en France, ou des marées humaines du Solidarnosc de Lech Walesa [en Pologne]. Plus près de nous, chronologiquement, géographiquement et culturellement, le mouvement évoque ces rassemblements imperturbables qu’a connus le Mali des semaines durant, qui ont trouvé une résolution dans laquelle notre pays a d’ailleurs joué un rôle important [des manifestations d’ampleur demandant la démission du président Ibrahim Boubacar Keïta ont eu lieu pendant plusieurs mois, jusqu’au coup d’État du 18 août dernier].
Ces jeunes ont apporté du sang neuf dans des veines fatiguées. Quel bonheur d’être si vivant, de voir cette jeunesse enfin prendre en main son avenir !
Tombés sous les balles
Et puis tout à coup (mais n’avons-nous pas déjà vécu ça ?), presque du jour au lendemain, tout a changé. Les forces de sécurité (lesquelles en particulier ? Nous ne le savons pas encore) ont envoyé des casseurs briser les manifestations. Des vidéos le montrant ont largement circulé : des cortèges de voitures rutilantes, aux plaques d’immatriculation masquées, sont allés chercher des casseurs et des truands qu’elles ont déversés parmi les manifestants pacifiques.
Ces mercenaires ont mis le feu à des voitures appartenant aux contestataires et fondu sur la jeunesse rassemblée, armés de gourdins et de machettes. Une intrusion a eu lieu dans une prison, au moins, et des détenus se sont évadés. Il est établi que certains de ces bandits étaient eux-mêmes des détenus qui se sont fait payer. Les victimes ont d’abord été isolées [ces dernières semaines, une dizaine de personnes avaient été tuées], mais hier soir mardi [20 octobre, désormais surnommé “Bloody Tuesday”], un nombre encore indéterminé de manifestants est tombé sous les balles dans le quartier de Lekki, à Lagos.
L’ambiance des manifestations a changé brutalement, et de façon tragique, avec le déferlement de ces hordes. La colère et le jusqu’au-boutisme ont fait leur apparition parmi les émotions du mouvement, pour le dominer. L’engagement militant organisé a cédé la place à une haine vengeresse tous azimuts.
Toute la beauté s’est dissipée
Ce mardi 20 octobre, parce que je veux être chez moi dans ce contexte de violences aveugles et grandissantes, j’ai pris la route pour rejoindre ma ville d’Abeokuta [à une centaine de kilomètres au nord de Lagos]. Mais après avoir péniblement franchi huit ou neuf barrages routiers tenus par des manifestants, j’ai dû faire demi-tour. Mon départ avorté a le mérite de m’avoir permis de prendre la température du mouvement de contestation. Et de mieux me préparer. J’ai repoussé mon départ au lendemain, à aujourd’hui donc.
Cependant, dans les huit à dix heures qui ont suivi, la situation a atteint un degré de tension inimaginable. Une des exécutions extrajudiciaires a souillé le drapeau nigérian du sang d’innocents – et pas symboliquement. La vidéo est, comme on dit, devenue “virale”. Je me suis entretenu par téléphone avec des témoins. Le gouvernement doit cesser d’injurier son peuple par de virulentes dénégations.
Comme prévu, j’ai repris la route vers Abeokuta ce matin à 6 heures, en franchissant à nouveau les barrages routiers – cette fois, j’en ai compté entre 12 et 15 –, tous dans un état de rage extrême. L’atmosphère n’avait plus rien à voir avec la “famille des défenseurs d’une cause commune” des jours précédents. Toute la beauté intrinsèque d’un sentiment de camaraderie et de solidarité s’était dissipée.
Au barrage installé juste avant la mairie de Lagos, les manifestants se sont montrés particulièrement récalcitrants. Je devais sortir de la voiture et discuter avec eux. Je me suis exécuté. Ils étaient loin de se douter des pensées qui tournaient dans ma tête : ce n’est pas réel, c’est “Retour à l’époque d’Abacha” [le général Sani Abacha a dirigé autoritairement le pays entre 1993 et 1998] – dans un replay grotesque !
Une blessure inguérissable à l’âme de la nation
Il est absolument essentiel de faire savoir au gouvernement que l’armée a aujourd’hui remplacé la Sars dans la liste des démons des manifestants. Les informations que j’ai pu recueillir jusqu’ici indiquent que le gouverneur de Lagos n’a pas fait appel à l’armée, ne s’est pas plaint d’une “grave détérioration de l’ordre public”. Pourtant, les autorités ont décidé d’intervenir de manière autoritaire et ont infligé une blessure inguérissable ou presque à l’âme de la nation. Ai-je besoin d’ajouter qu’en arrivant à ma ville d’Abeokuta, j’ai dû franchir un autre barrage ? Cette fois, les choses se sont plutôt bien passées. Je m’y attendais et nul doute que de nouveaux barrages sont en place au moment où j’écris ces lignes.
Il est pathétique et bien peu imaginatif de proclamer, comme certains l’ont fait, que la poursuite des manifestations met à mal l’économie du pays. Le Covid-19 frappe l’économie nigériane – déjà mal en point – depuis plus de huit mois. Bien sûr, il n’est pas facile de lutter contre le Covid sous une pluie de balles, les vies humaines sont des cibles plus faciles et il y a même des trophées qu’on peut exhiber comme preuve de victoire – tel le drapeau nigérian souillé de sang que l’une des victimes brandissait avant son exécution.
Présenter ses excuses
À tous les gouverneurs concernés du pays, il y a une mesure à prendre sur-le-champ : réclamer le retrait des troupes. Les couvre-feux de 24 heures ne sont pas la solution. Garantissez la sécurité de vos administrés avec toutes les ressources dont vous disposez. Pour lutter contre l’infiltration des hooligans et contre un opportunisme extorqueur et destructeur, remplacez-les par des comités locaux de vigilance par lesquels la population assure elle-même sa surveillance. Nous compatissons avec les familles des décédés.
Pour entamer un processus d’apaisement – en supposant qu’il soit l’expression d’un désir ultime –, l’armée doit présenter ses excuses non seulement à la nation mais à la communauté mondiale. Les faits sont indiscutables : vous les militaires avez ouvert le feu sur des civils non armés. Il doit y avoir une réparation organisée et l’assurance que de telles aberrations ne se reproduiront plus.
Alors le gouvernement et ses services de sécurité pourront engager avec la société le dialogue constructif qui n’a que trop tardé. N’essayez pas d’imposer ! Dialoguez !
Wole Soyinka
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