Varsovie (Pologne).– Devant le tribunal constitutionnel, c’est l’euphorie du côté des défenseurs du « droit à la vie », à l’annonce du verdict de Julia Przylebska, à la tête de l’institution varsovienne. La juge en chef, nommée par le parti au pouvoir en 2016, vient de déclarer que l’avortement en cas de malformation grave du fœtus ou de maladie incurable est inconstitutionnel.
Kaja Godek, égérie du mouvement anti-avortement en Pologne jubile derrière un ruban de policiers et de bannières figurant des embryons sanguinolents « jetés à la poubelle », précise un haut-parleur. « C’est un grand jour pour la Pologne et pour l’Europe. Cette loi discriminatoire signifiait le meurtre d’êtres vivants innocents. » Celle qui était à l’origine d’une initiative citoyenne portée devant les parlementaires cet hiver pour interdire l’avortement « eugénique » peut se réjouir d’un jugement qu’elle a en grande partie provoqué, porté au tribunal par des députés du PiS, de Kukiz-PSL, rejoints par l’extrême droite de Korwin-Mikke.
Le jugement entrera en vigueur dans quelques jours rendant l’avortement légal seulement en cas de danger pour la mère, de viol ou d’inceste, soit à peine 2 % des 1 100 IVG légalement pratiquées jusque-là dans le pays.
Une manifestante pro-avortement devant le tribunal constitutionnel à Varsovie. Sur la pancarte : « Avortement. droit de l’homme » © HB
« Cela revient à dire qu’en pratique, l’accès à l’avortement légal disparaît en Pologne. Bien sûr, les plus aisées pourront toujours se rendre à l’étranger… Mais cette décision va avoir des répercussions dramatiques pour les femmes plus démunies ou celles qui sont abandonnées par leur partenaire », se lamente Urszula Lobodzinska, 28 ans.
Elle arpente la rue, bannière affichant « On ne cède pas nos droits » sous le bras, jusqu’à se rendre devant une tente d’activistes « anti-choix », très mobilisés, mais trop absorbés par la récitation du chapelet pour répondre aux entrevues. « Je ne veux pas être forcée à faire naître des enfants sans poumon ou sans tête… et à les voir mourir. C’est ma décision. Ce sont des fondamentalistes qui veulent nous voler nos droits. Honnêtement, je suis terrorisée », confie Urszula Lobodzinska qui soupçonne l’Église catholique d’avoir manœuvré en coulisse et le gouvernement de vouloir faire diversion en pleine deuxième vague de Covid-19.
« Cela fait des années que l’Église milite pour une restriction de l’avortement en Pologne. Et maintenant que le tribunal constitutionnel est entre les mains du pouvoir, il n’est même plus nécessaire de repasser par le Parlement », note la jeune femme âgée d’une vingtaine d’années qui pointe du doigt les remaniements autour dudit tribunal, au centre des réformes de la justice du PiS, le parti majoritaire au pouvoir.
Selon la Fédération pour la cause des femmes et le planning familial jusqu’à 200 000 IVG ont lieu illégalement en Pologne chaque année. « Nous allons continuer à procéder à la clandestinité, nous savons parfaitement comment y procéder », confirme Iwona Wyszogrodzka, qui fait partie de la « Grève des femmes dans tout le pays », un mouvement citoyen qui a émergé en 2016 alors que le PiS, fraîchement de retour au pouvoir, visait déjà à restreindre le droit à l’avortement.
Il avait finalement dû rétrocéder face à la pression de la rue et fera de même deux ans plus tard. « J’essaie de croire que rien ne va changer, mais c’est un jour de deuil », déclare Natalia Broniarczyk, qui exhibe fièrement un sweat-shirt « pro-abo » et travaille pour « Avortement sans frontières », la section polonaise d’une fédération informelle aidant les Polonaises à avorter à l’étranger.
« C’était déjà très compliqué avec les docteurs, mais là, ça va être impossible. Et on va avoir deux fois plus de travail », prévoit celle qui, il y a sept ans, a dû avoir recours à une IVG médicamenteuse chez elle. « Je pensais tout savoir sur l’avortement et puis je suis tombée enceinte, et j’étais en détresse. Les pilules abortives étaient à l’époque arrêtées par poste donc je suis passée par une association », témoigne cette ancienne éducatrice sexuelle.
Depuis sa création en décembre 2019, l’initiative Avortement sans frontières a déjà assisté 3 000 femmes à avorter à domicile par le biais de pilules ou à se rendre à l’étranger au-delà de douze semaines de grossesse. Le séjour est entièrement pris en charge en cas de besoin grâce aux fonds de Abortion Support Network. Pour autant, l’activiste se réjouit de voir que l’avortement est de moins en moins tabou en Pologne, notamment depuis les manifestations de 2016 : « De plus en plus d’hommes aussi nous sollicitent pour leur partenaire et ça, c’est positif », affirme-t-elle. En décembre 2019, un sondage révélait qu’à peine 15 % des Polonais souhaitaient un durcissement des mesures sur l’avortement.
Hélène Bienvenu