L’antienne de « l’islamo-gauchisme » [1] est bien entendu reprise, sans la moindre distance critique. Le nouveau est que ce concept est désormais ouvertement rattaché aux « idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale », tenues pour autant d’expression de la « doxa antioccidentale » et du « prêchi-prêcha multiculturaliste ». Des universitaires installés [2] proposent donc de passer de l’accusation d’angélisme et de complaisance au délit de pensée. Le plus grave est qu’ils ne répugnent pas à l’injonction quasi policière. Dans les universités, disent-ils, il faut « mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes et prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent ». Ils vont jusqu’à demander la création d’une « instance », une sorte de commission McCarthy à la française « chargée de faire remonter directement les cas d’atteinte aux principes républicains ». Débusquer, dénoncer, réprimer : nobles tâches assignées à la pensée…
« Les idées ont des conséquences », assènent-ils dans leur texte. Sur ce point, ils n’ont pas tort. Voilà des décennies que l’extrême droite a peu à peu installé ses évidences, sans sursaut républicain spectaculaire. C’est dès le début des années 1970 qu’Alain de Benoist a formulé l’idée que, si le XIXe et le XXe siècle ont été dominés par la question de l’égalité, le XXIe le serait par celle de l’identité. C’est en 1992 que le politiste américain Samuel Huntington a proposé l’idée que le vide de la guerre froide laissait la place au plein du « choc des civilisations », Islam d’un côté, Occident de l’autre.
« Nous ne sommes plus chez nous » est devenu le point de rencontre de la droite radicalisée, des faiseurs d’opinion à la Zemmour ou Soral, d’une part de l’opinion et de nombreux intellectuels, venus de la droite mais aussi hélas de la gauche. À cela s’est ajouté, après septembre 2001, l’idée que nous sommes désormais en « état de guerre » et que cela autorise tous les « états d’urgence » et tous les « états d’exception », au prix s’il le faut des droits acquis et de nos libertés. L’ensemble, bien sûr, n’a rien d’une « doxa » : juste du bon sens et un regard lucide sur la « réalité »… L’extrême droite a tissé sa toile : j’aimerais me souvenir de ce qu’ont fait, pour contenir sa poussée, les contempteurs actuels de « l’islamo-fascisme ».
Si l’on se veut de gauche, si l’on se réclame de la République, on ne peut pas accepter cette mécanique infernale. Elle pense réduire le fanatisme et le terrorisme : elle ne fait que les attiser. Elle fait de la laïcité une arme de guerre, quand elle a été historiquement, chez nous, un ferment de paix civile.
Des amalgames redoutables
Oui, une petite part du monde musulman est tentée par le passage de l’islam à l’islamisme politique et une part – heureusement encore plus réduite pour l’instant – en pousse les conséquences jusqu’au fanatisme éradicateur et au terrorisme le plus abject. Mais cette tentation est-elle historiquement propre au seul islam ? Accepterait-on de réduire le catholicisme à l’Inquisition qui prétendait la défendre, aux massacres de masse qui se sont perpétrés en son nom ? Vouera-t-on la République elle-même aux gémonies, au prétexte qu’on l’utilisa si souvent pour justifier la conquête, l’esclavage, la colonisation et les atrocités qui les accompagnèrent ?
Rien ne peut excuser les crimes barbares commis au grand jour, hélas au nom de l’islam. Mais s’il faut être lucide, on ne peut pas non plus fermer les yeux devant ce qui n’est pas la réfutation d’une doctrine, mais la haine d’un groupe, qui ne repose pas sur la raison mais sur la passion destructrice. Toute critique de la religion n’est pas un anticléricalisme, toute critique de l’islam ne relève pas de l’islamophobie, mais il existe aujourd’hui un phénomène massif que l’on aimerait appeler « musulmanophobie », si la critique directe du Livre sacré de l’islam n’était pas utilisée si souvent et de façon directe pour justifier la vitupération de la culture musulmane dans son entier. Que cela plaise ou non, il y a de l’islamophobie, tolérée, acceptée, dont la gravité est sous-estimée parce que certains utilisent l’islam à des fins qui le desservent au lieu de le promouvoir.
Ce n’est pas faire preuve d’anti-occidentalisme que de relever que les incertitudes du monde, les angoisses, la complexité des problèmes vécus suscitent les peurs, légitimes ou irraisonnées. L’obscurité des causes de nos maux et plus encore le recul de toute espérance attisent la peur de l’autre et la tentation commode du bouc émissaire. Aujourd’hui cette peur se fixe volontiers sur une population particulière : le musulman, jeune ou moins jeune, révolté puis prosélyte quand, après 2001, la guerre des civilisations s’est faite état de guerre tout court. Qu’est-ce qui justifie cette fixation ? La conviction que l’on aurait affaire à une population inassimilable, comme s’il fallait, à tout prix et à tout moment, trouver à l’intérieur de l’espace national un « autre » absolu que même la nation réputée la plus ouverte de la Terre ne peut pas intégrer. Logique terrible de « l’identité » dont on redoute la « perte » : pour reconnaître le pur, il faut le jauger à l’aune de l’impur ; le loyal s’éprouve dans la confrontation avec le traître en puissance ; le lucide se mesure à la capacité à démasquer la cinquième colonne dissimulée.
Que le retour d’un religieux radicalisé s’observe sous toutes ses formes, dans toutes les cultures et dans tous les espaces importe peu : le danger est celui de l’islam. Et de l’islam on retient que, dans de nombreux États, il fonctionne sous la forme d’une confusion classique du politique et du religieux, de la norme civile et du droit canon. Que l’islam historique ait pu être porté à une extrême tolérance, que la confusion du religieux et de l’espace public s’affirme au cœur même des puissances réputées démocratiques (aux États-Unis par exemple), que partout dans le monde des autorités religieuses condamnent les attentats-suicides au nom même du Coran, que l’islam se décline au pluriel et pas au singulier, tout cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que l’islam, par nature quasi exclusive, subordonne le politique au religieux et prône la lutte contre tout ce qui n’est pas musulman.
« Tous les autres êtres humains agissent pour une variété de raisons : politiques, sociales, économiques, psychologiques, physiologiques même ; seuls les musulmans seraient toujours et seulement mus par leur appartenance religieuse. […] Eux obéissent en tout à leur essence immuable et mystérieuse de musulmans. »
Tzvetan Todorov
En fait, l’altérité de l’islam avait été soigneusement entretenue par la République colonisatrice, qui s’était bien gardée, sous couvert de « politique musulmane », d’appliquer le droit commun aux colonies marquées par l’islam. Il est donc d’autant plus facile, quand la crise sociale et l’installation immigrée se conjuguent, de déployer un « mythe de l’islamisation ». L’un de ses analystes, Raphaël Liogier, dit avec férocité qu’il fait passer la France de la « bougnoulisation » à l’« islamisation », le vocabulaire culturaliste ne faisant que masquer, dans une large fraction de l’opinion, la connotation raciale, jamais effacée.
Des bases pour un nouvel en-commun
Les tensions extrêmes qui meurtrissent notre société, la virulence des ressentiments qui la déchirent devraient être tenues pour les plus grandes menaces qu’il nous importe de conjurer pour éviter le pire. Si les intellectuels ont un rôle, ce ne devrait pas être d’attiser les haines, mais d’aiguiser la lucidité critique et de dégager les voies d’une concorde émancipatrice. Cela suppose de s’entendre sur quelques principes simples.
1. La base des replis sur soi, des ressentiments, des haines irrépressibles n’est pas dans le « choc des civilisations », mais dans la montée des inégalités et des discriminations, dans les carences de la vie démocratique, dans le recul de la sphère publique et dans la perte du sens de ce que l’on peut appeler l’intérêt commun ou l’intérêt général. À la limite, c’est dans la carence du commun que l’on doit chercher la source des tentations du repli communautaire. En tout cas, ce n’est pas en désignant de fait une population à la méfiance et à la vindicte que l’on restaurera les bases de cet en-commun sans lequel il n’y a pas de République vivable.
« La laïcité telle que l’histoire l’a promue en 1905 n’a pas besoin d’être « ouverte », comme on le demande parfois : elle l’est par fondation. Mais elle ne doit en aucun cas revenir à la situation antérieure – ni à un gallicanisme déguisé, ni à un anticléricalisme hors d’âge. L’ennemi n’est pas la religion, mais l’aliénation, d’où qu’elle vienne. »
2. La laïcité telle qu’elle est condensée dans la loi de 1905 n’est pas une laïcité d’exclusion. Pour ses promoteurs, l’essentiel n’était pas de proscrire les signes religieux de l’espace public, ni les soutanes, ni les processions, mais de garantir la séparation des deux institutions – de l’État et de l’Église –, et donc l’indépendance de deux domaines que la subordination étouffait l’un autant que l’autre. C’était débarrasser l’espace public de polémiques du temps passé qui empêchaient de mettre en lumière les dossiers bien plus brûlants d’une souveraineté vraiment populaire et d’une République sociale.
La laïcité telle que l’histoire l’a promue en 1905 n’a donc pas besoin d’être « ouverte », comme on le demande parfois : elle l’est par fondation. Mais elle ne doit en aucun cas revenir à la situation antérieure – ni à un gallicanisme déguisé, ni à un anticléricalisme hors d’âge. L’ennemi n’est pas la religion, mais l’aliénation, d’où qu’elle vienne. L’émancipation peut prendre la forme d’une émancipation individuelle du fait religieux ; elle ne peut prendre celle d’un combat étatique contre les religions, a fortiori contre une religion en particulier, et encore moins contre une religion qui se trouve aujourd’hui être davantage celle de dominés que celle de dominants.
La référence religieuse est-elle trop souvent le masque d’une aliénation de caste, de genre ou d’orientation sexuelle ? Sans aucun doute. Est-elle la seule à jouer ce rôle et est-elle la source principale de l’aliénation ? Certainement pas. L’arbre, dit-on, peut cacher la forêt. Prenons donc garde que l’arbre de l’aliénation de forme religieuse ne cache la forêt de la discrimination et des inégalités. Auquel cas la laïcité de posture ne doit pas devenir une manière d’éluder le parti pris égalitaire et émancipateur qui est la seule base possible d’en-commun. Pour le reste, tout est affaire de conscience…
3. Le terrorisme islamiste se combat, y compris par des moyens militaires et policiers. Peut-il « s’anéantir » par cette voie ? Il n’existe pas d’exemple historique pertinent qui plaide pour une réponse affirmative [3]. La violence terroriste peut se contenir ou se réduire par la force ; elle ne peut s’éteindre que par une action patiente et combinée sur l’ensemble des causes qui nourrissent son expansion. Il n’est de solution au terrorisme et au fanatisme que globale, et donc d’essence avant tout politique. Tout autre propos relève de l’ignorance, de la légèreté, de la manipulation ou du cynisme.
4. Les discours martiaux sur la guerre, appliqués à tous les domaines, sont la plaie de notre temps. Au nom d’un prétendu réalisme, ils visent à stimuler le désir de gagner. Mais quand l’esprit de guerre envahit tous les peuples, s’applique à tous les domaines et à tous les territoires, il n’y a pas de victoire possible : le désastre humanitaire généralisé devient le seul horizon vraisemblable. Notre obsession ne devrait pas être de gagner les guerres, classiques, civiles, économiques, technologiques ou idéologiques, mais de se sortir de leur engrenage. Cela commence, a minima, par essayer de ne pas jeter de l’huile sur le feu…
Que les va-t-en-guerre de la plume ou du clavier se remettent au travail, au lieu de bomber le torse. Le monde des puissants contient déjà suffisamment d’apprentis sorciers.
Roger Martelli