Serions-nous tétanisés au point de trouver normal d’envoyer des enfants de 10 ans passer une journée au commissariat ?
D’un autre côté, mesurons-nous suffisamment le niveau de peur installé dans le corps enseignant par l’abominable assassinat de Samuel Paty ?
Il semblerait que le satisfecit des plateaux-télé et le silence poli en face donnent de premiers éléments de réponses à la première question. Quant à la seconde, il est sans doute encore trop tôt pour en prendre vraiment la mesure, mais on ne peut que supposer le venin bien là. Et comment ne pas comprendre, comment rassurer un collègue qui envisage désormais comme possible son égorgement aux abords de son établissement scolaire ? La situation est d’une brutalité inédite et n’autorise aucun déni, aucun rictus moqueur, aucun mépris. La peur est la pire conseillère certes mais on ne la contrôle que rarement.
On ne pouvait rien attendre, pour la soulager, d’un gouvernement qui nous a habitués depuis bien longtemps à brandir la seule réponse répressive en guise de protection. On a beau expliquer par tous les bouts que cela ne sert à rien, il faut sans doute déduire de leur réaction que la disparition de nos peurs est plutôt ce qu’il leur convient d’éviter. Communiquer à coup de vocabulaire guerrier, d’ennemi intérieur et d’inflexibilité reste la marque du virilisme dont l’autorité aime se nourrir. Dont acte, ne feignons pas l’étonnement.
C’est aussi pour cela que la directive a été immédiatement donnée de faire remonter au parquet les incidents lors de la minute de silence en hommage à Samuel Paty. Et la chaîne d’obéissance a fait le reste.
Peut-on en vouloir à un enseignant d’avoir signalé un élève dont les propos ont réveillé sa peur ? Non. Peut-on interroger la transmission immédiate du signalement à la police ? Sans aucun doute, et même il le faut de façon urgente, surtout à l’aune de ce que nous savons du contexte répressif et raciste actuel.
Le recours immédiat à la police et à la justice pour des propos d’élèves tenus en cours est le signe supplémentaire d’un dysfonctionnement de la chaîne éducative, laquelle doit s’appuyer sur le collectif avant toute décision, surtout d’une telle gravité. Un enseignant n’est pas un auxiliaire de la police.
Le code de l’éducation consacre une partie aux instances disciplinaires. On peut certes y voir le symptôme d’une institution répressive comme aiment à le crier certains, mais on peut surtout les envisager comme des barrières de protection avant toute procédure pénale, et rappeler qu’il y a une réflexion éducative à y mener sur la nature de la sanction. Ces instances comportent des membres élus par la communauté éducative, un représentant légal de l’enfant, et quand c’est possible, un ou une représentante du corps médico-social. Cette discussion collective est un moment de prise de distance pour tout le monde, par la connaissance du dossier de l’élève et, souvent, parvient à décider d’une réparation que l’on estime utile sur le plan éducatif. Toutes ne sont certes pas bonnes, et encore moins efficaces, mais une chose est sûre : toutes valent mieux que des heures passées dans un commissariat.
Car notre métier repose sur l’accompagnement des élèves, de tous les élèves, jusqu’au bout de ce qu’il nous est possible de faire collectivement. L’ordre de signaler un élève au parquet est donc à interpréter comme une nouvelle tentative de court-circuiter la possibilité du collectif. De ça aussi nous avons désormais l’habitude. Le renforcement de la verticalité dans l’institution, la distance de plus en plus encouragée entre la direction et les équipes, la suppression des moments de concertation, la numérisation de toute sociabilité, tout cela sape à grands pas l’un des fondements du métier qui, jamais, ne peut s’exercer seul.
La peur attisée par l’assassinat de Samuel Paty l’est aussi par l’isolement encouragé par ce fonctionnement institutionnel. Oui, le piège est là : se laisser convaincre que l’appel à la police soulagera notre sentiment de solitude.
En réalité l’urgence n’est pas de céder à la tentation de la répression policière des élèves au mépris de nos convictions éducatives, elle est de retisser du collectif, entre nous, dans les établissements et ailleurs.
Il faut remettre en marche la chaîne éducative, exiger pour cela du temps, des moyens, du personnel médico-social quotidiennement dans tous les établissements de France et plus encore dans les quartiers populaires, interpeller également sur l’urgence d’en finir avec ces politiques d’atomisation qui soufflent sur les braises de la peur et risquent bientôt non seulement de saper notre relation pédagogique avec les élèves, mais aussi de détourner les candidats au métier d’enseignant.
Laurence De Cock
Professeure d’histoire-géographie
Paris