Lausanne (Suisse). – C’est la mauvaise surprise de cette deuxième vague de la pandémie de coronavirus en Europe. La Suisse, ce petit pays riche et considéré comme modèle par beaucoup, est frappée de plein fouet par le virus. Les chiffres se sont emballés au cours des dernières semaines.
Au cours de la 44e semaine de l’année, celle qui est allée du 26 octobre au 1er novembre, le nombre de cas détectés en Suisse s’est élevé à 55 276, soit 641,6 pour 100 000 habitants. Une hausse de 39 % sur une semaine. Ce niveau était certes un peu inférieur à celui de la France (742 cas pour 100 000 habitants), mais avec un taux de positivité de 26,5 % nettement au-dessus du chiffre français (20,2 %). Une semaine plus tard, si la tendance s’est un peu tassée, la Suisse connaissait encore plus de 45 000 nouveaux cas sur sept jours.
Cas confirmés en Suisse © OFSP Cas confirmés en Suisse © OFSP
En résumé, la Suisse a clairement quitté les habits de « bon élève » de la première vague pour figurer parmi les pays européens les plus touchés.
Évidemment, on teste davantage cet automne qu’au printemps, mais, au cours de la première vague, le nombre de cas identifiés quotidien n’avait jamais dépassé 1 300. Même si, le 9 novembre, le nombre de cas quotidien a chuté à 5 980, il n’y a aucune garantie qu’une décrue se produise. Et avec 2 683 décès au total depuis le début de l’épidémie, soit 31,04 pour 100 000 habitants, la Suisse fait certes mieux que la France ou l’Italie (plus proches de 60 et 70), mais se situe loin des « bons élèves » comme l’Allemagne ou la Finlande (6 et 14 respectivement). Et surtout, elle doit sa performance « moyenne » surtout à la première vague.
Cette situation commence à se concrétiser dans l’engorgement des hôpitaux. Le nombre de personnes hospitalisées croît désormais à un rythme proche de 200 par jour. En moyenne sur sept jours, on s’approche de la situation de la première vague. Dans certains cantons, comme Genève, ce pic est d’ailleurs largement dépassé. Les hôpitaux genevois comptaient le 6 novembre 545 personnes hospitalisées, dont 80 en soins intensifs, contre 478 au plus fort de la première vague. Et même si le nombre de nouveaux cas semblait se stabiliser ces derniers jours à un niveau élevé, plusieurs services hospitaliers risquent de voir leurs capacités dépassées dès cette semaine. Désormais, le mot qui circule dans la partie francophone de la Suisse est celui du « tri sacrifiant » des patients.
Cette situation alarmante tranche pourtant avec le constat que l’on peut faire sur le terrain où la vie semble se poursuivre non pas comme à l’accoutumée, mais bien plus « normalement » que dans certains pays, y compris la France et son semi-confinement. La réponse suisse à cette violente deuxième vague est en effet très différente de celle de la première vague printanière.
Nombre d’hospitalisations par semaine. © DR Nombre d’hospitalisations par semaine. © DR
Début mars, le Tessin, puis certains cantons francophones, avaient été les premiers foyers de la maladie en Suisse. Dans la foulée des décisions prises dans le reste de l’Europe, le gouvernement fédéral, le Conseil fédéral, avait pris le 17 mars une décision inouïe dans l’histoire suisse : il avait pris le contrôle de la politique sanitaire, normalement chasse gardée des cantons, et avait décidé des mesures nationales de semi-confinement. Pas question certes de procéder à la française, avec attestations et patrouilles de police, procédés inimaginables en Suisse, mais, comme le souligne Lionel, un Lausannois travaillant dans le milieu du spectacle, « cette décision représentait une immense violence symbolique » pour les citoyens helvétiques habitués au subtil équilibre des forces entre État fédéral, cantons et communes. Une violence qui avait été cependant bien acceptée par des Suisses sous le choc. « Les gens sont restés chez eux, ils ont eu peur de la situation italienne et ont fait confiance au Conseil fédéral », ajoute-t-il.
Mais en ce mois de novembre, alors que la situation sanitaire est comparable, les rues suisses sont fort dissemblables. Ce qui étonne, c’est d’abord la différence des situations selon les cantons. Car, le 22 juin, le Conseil fédéral a abandonné ses pouvoirs spéciaux et a rendu aux cantons leurs pouvoirs en matière de santé. Fin septembre, le Parlement helvétique a voté une « loi Covid » qui organise les pouvoirs dans le cadre de l’épidémie. Certes, le Conseil fédéral dispose désormais d’une capacité d’action renforcée et peut, s’il le souhaite, reprendre la main, mais le pouvoir de la gestion de crise demeure dans les mains cantonales. Et c’est dans cette disposition institutionnelle que la Suisse a abordé sa seconde vague.
C’est ce qui frappe d’emblée l’observateur étranger. D’un canton à l’autre, les choix face à l’épidémie peuvent être très différents. Le Conseil fédéral, lui, se contente de fixer un minimum. Le 29 octobre, il a renforcé singulièrement ce minimum. Il a étendu le port du masque dans les lieux clos et dans les lieux publics à forte densité en extérieur, obligé la fermeture des bars et restaurants de 23 heures à 6 heures et interdit les regroupements de plus de 10 personnes dans la sphère privée et les manifestations de plus de 50 personnes dans la sphère publique.
Pour certains cantons alémaniques, une telle décision a représenté un durcissement de la situation. À Zurich, par exemple, le port du masque en lieu clos n’était pas encore obligatoire. Pour d’autres, notamment en Romandie (Suisse francophone), cela n’a rien changé. Mais confrontés à la dégradation de la situation, les cantons romands sont allés beaucoup plus loin, comme la loi Covid les y autorise. Ce qui provoque des contrastes frappants. Car, certes, la Suisse n’est pas le seul pays à avoir des stratégies régionales, mais les cantons sont de petites entités proches et interconnectées et la coopération laisse souvent le pas à la compétition.
À Berne, la « ville fédérale », au centre du pays, les rues sont encore, ce 6 novembre, pleines de badauds attirés par les vitrines déjà décorées aux couleurs de Noël. Seuls les musées sont fermés, à la différence de leurs équivalents zurichois. Sous les arcades de la vieille ville, où les distances physiques sont loin d’être garanties, le port du masque est courant, mais loin d’être généralisé.
Les restaurants et cafés restent ouverts, et certains profitent même d’un rayon de soleil automnal pour se prélasser en terrasse. « On n’a pas du tout envie de se reconfiner, alors on en profite avant que cela n’arrive », proclame Hans-Peter qui sirote à la mi-journée une bière sur la Kramgasse, l’axe central de Berne.
On est donc loin d’un confinement. Le canton de Berne, un des plus peuplés de la Suisse après Zurich, avec près d’un million d’habitants, n’a pas décidé, ce 6 novembre, de fermer bars et restaurants. Il a à peine durci les mesures fédérales du 29 octobre, obligeant notamment au port du masque dans les écoles. Pourtant, les taux de contamination cantonale sont dans la moyenne suisse, proche de la situation française. Certes, l’activité dans certains secteurs a déjà reculé, ce n’est toutefois pas forcément en raison d’un excès de prudence des Bernois. Ce restaurateur installé près de la cathédrale affiche depuis deux semaines un net recul de sa clientèle. Si sa salle est à moitié vide, il met surtout en avant un effet lié à la clientèle touristique étrangère. Au regard de la foule qui se presse dans la gare de la ville fédérale, on a peine à croire que l’on est au cœur d’une crise sanitaire.
Le canton de Genève frappé fort et en premier
À une heure de train de là, la situation est un peu différente. La capitale du canton de Vaud, Lausanne, est cependant loin d’être déserte. Depuis le 4 novembre, l’exécutif cantonal a en effet décidé de fermer les bars, restaurants, gymnases et salles de spectacle. Les magasins et les centres commerciaux restent toutefois ouverts. Selon Romain Felli, conseiller auprès d’un membre du gouvernement vaudois, il n’a pas été identifié de risque propre à ces lieux par le conseil scientifique cantonal. Vaud a en cela suivi les choix de la plupart des autres cantons romands : Fribourg, Valais, Neuchâtel et Jura. Le gouvernement cantonal a certes demandé de privilégier le télétravail et s’applique cette recommandation à partir du 9 novembre, mais on est sur des mesures très légères au regard de la première vague. Là aussi, on est donc loin d’un authentique confinement. En fin d’après-midi, le parc qui surplombe la ville, devant la cathédrale, se remplit de jeunes gens sans masque venus se consoler de la fermeture des bars avec quelques bières achetées au supermarché. L’esprit qui domine la petite réunion, c’est « pas question de se reconfiner ». Certains sont même venus de Genève pour s’offrir un peu de socialisation.
Car à encore 40 minutes de train de là, au bout du lac, le canton de Genève a été le premier à frapper et à frapper fort. Le 2 novembre, son gouvernement a annoncé un « semi-confinement » avec fermeture des magasins, des bars, des restaurants et de l’essentiel des lieux publics. Une mesure qui, en Suisse, a été clairement comprise comme une volonté de s’inspirer de la décision française, prise 4 jours plus tôt, d’un reconfinement partiel.
Certes, là encore, pas d’attestations ou de restrictions aux déplacements, et, si la ville du bout du lac est clairement moins active que Lausanne et Berne, les promeneurs ne sont pas rares ; à l’heure du déjeuner, les files d’attente devant les sandwicheries et les restaurants qui se sont lancés dans la vente à emporter ne sont pas négligeables.
Il n’empêche, Genève a réagi fortement. Il est vrai que la situation des hôpitaux du canton s’est rapidement dégradée fin octobre. Alors que, durant la première vague, la ville avait pu, malgré, déjà, une situation préoccupante, éviter le « tri sacrifiant », le choix de ceux qui pourraient être admis entre les patients arrivant en soins intensifs. Les hôpitaux genevois avaient même accueilli des patients français.
Mais cette fois, ce tri pourrait intervenir dès cette semaine. « On est à quelques jours de l’effondrement, reconnaissait ainsi le conseiller d’État (membre du gouvernement cantonal) genevois Mauro Poggia dans un entretien à Mediapart le 5 novembre. Nous avons assez de matériels et de place, mais pas de personnel », précise-t-il.
Il affirme avoir déjà réussi à monter en charge en doublant la capacité en soins intensifs. Comme dans d’autres cantons, Genève a embauché des intérimaires pendant l’été et fait monter progressivement en soins intensifs d’autres soignants, remplaçant ces derniers par des volontaires. Mais les autorités cantonales ont été prises de court, ou ont trop attendu. Et la maladie, déjà, va plus vite.
Le « tri sacrifiant » semble inévitable et, soutient-il, ce sera un choix médical, pas politique. L’Académie suisse de médecine avait fixé quelques critères, notamment le refus de prendre en charge des patients de plus de 85 ans avec des comorbidités en cas de saturation des services. Voici donc Genève, une des villes les plus riches du monde, à la veille de choix déchirants.
La gestion suisse du Covid telle qu’elle a été prévue par la loi votée en septembre pouvait apparaître équilibrée. La priorité donnée aux cantons permettait de répondre à des situations locales et les prérogatives fédérales aidaient à harmoniser la politique si besoin. Sur le plan politique, elle permettait de trouver un équilibre entre les besoins sanitaires et l’attachement très fort de la population au fédéralisme. Dans la population et parmi les élus, bien peu sont ceux qui souhaitent revenir à une gestion centralisée comme au printemps.
Mais la crise a beaucoup bouleversé cette perfection théorique et cette volonté d’équilibre. Face à la deuxième vague, comme ailleurs en Europe, les décisions ont été tardives, voire, dans certains cantons, très tardives. « La grande erreur a été de redonner le pouvoir sanitaire aux cantons parce que ces cantons sont des entités historiques, mais ne correspondent pas aux bassins de vie », estime Cédric Wermuth, co-président du parti socialiste suisse issu du canton germanophone d’Argovie. Puisque la réalité ne se laisse pas enfermer dans les limites des 26 cantons qui forment la Confédération, l’argument d’une gestion décentralisée au plus près de la réalité ne tient pas.
Des cantons en compétition plus qu’en coopération
Ce sont donc non seulement les réalités locales, mais aussi les rapports de force entre les différents niveaux de compétences qui ont décidé de la réponse à cette deuxième vague, ce qui n’a pas favorisé la cohérence. Les mesures prises ont ainsi été l’occasion de bras de fer continuels entre les cantons et avec la Confédération. La volonté affichée d’une coordination entre les cantons semble avoir éclaté devant la progression du virus et la crainte de ses conséquences économiques.
« En décidant de frapper fort et en premier, Genève a espéré être suivi par les autres cantons et donc les forcer à agir », explique un responsable du canton de Vaud. Le calcul était simple : en verrouillant leur ville, les autorités genevoises pouvaient faire redouter aux autres cantons, en particulier dans le canton voisin de Vaud, un afflux de Genevois dans leurs rues.
Pour bloquer l’épidémie, ce dernier aurait alors dû verrouiller à son tour et, de proche en proche, toute la Suisse aurait suivi Genève. C’est un peu ce qui s’était produit en mars, lorsque les confinements tessinois puis vaudois avaient finalement décidé le Conseil fédéral à imposer des mesures nationales. Mauro Poggia ne renie pas le fait que Genève ait endossé ce rôle de « premier à agir » qui n’est « pas le plus facile, mais qui est aussi le plus attendu ». Et le conseiller d’État d’insister : « Nous avons agi parce que la situation le justifiait. »
Cette fois, rien ne s’est hélas passé comme prévu. La démarche de Genève a été mal perçue dans le reste de la Suisse. Le 4 novembre, lors de l’annonce des mesures vaudoises, le quotidien de Lausanne 24 Heures publiait une caricature montrant deux personnes en terrasse face à une vague. Une de ces personnes annonçait : « C’est la vague de mesures qui arrive de Genève. » Cependant, la décision des autres cantons romands de ne pas fermer les magasins a mis Genève en difficulté.
À quelques kilomètres ou à quelques dizaines de minutes de leur domicile, les habitants de ce canton peuvent, à Vaud, s’abandonner aux joies du shopping. Le centre commercial de Chavannes-de-Bogis, petit village vaudois blotti près des frontières française et genevoise, est devenu le symbole de cet exode marchand. Les Genevois s’y sont rendus en masse. Albert*, un coiffeur du centre de Lausanne, affirme aussi que, depuis le 2 novembre, il accueille des clients genevois.
Dans ces conditions, comment mener une politique sanitaire cohérente ? Comment empêcher les Fribourgeois d’aller très légalement dîner dans les restaurants bernois et les Genevois de faire leurs courses à Vaud ? Comment alors s’assurer que les gens demeurent le plus possible chez eux dans un pays qui est une grosse agglomération et que l’on peut traverser en trois heures de train du nord au sud et d’est en ouest ? « Nous écopons en prenant l’eau avec un gobelet », exprime avec un peu de fatalisme Mauro Poggia. Après avoir déploré que la décision vaudoise traduise la « prépondérance de la facette économique de la crise », il doit reconnaître qu’il ne pourra pas continuer à fermer durablement les magasins genevois dans ces conditions.
Face à cette deuxième vague, le régime consensuel suisse peine à trouver des réponses rapides et cohérentes. Le débat entre les intérêts économiques et sanitaires traverse en effet plusieurs lignes de fracture : entre les cantons, entre les cantons et la Confédération, au sein de l’exécutif fédéral, mais aussi au sein même des cantons où, comme à Vaud, l’exécutif élu directement par le peuple est majoritairement à gauche, quand le parlement est majoritairement à droite. En temps ordinaire, ces systèmes fonctionnent plutôt bien. Mais devant l’urgence, ils peuvent conduire à une véritable cacophonie qui rend la lutte contre l’épidémie plus délicate, y compris sur le plan sanitaire.
Ainsi, devant le danger de la saturation des hôpitaux romands, les transferts de patients atteints du Covid-19 vers les hôpitaux alémaniques se font au compte-gouttes et au cas par cas. Quelques-uns, la semaine passée, ont ainsi quitté Genève et Lausanne pour Berne ou Bâle, mais la démarche, précise Mauro Poggia, vient toujours d’initiatives de médecins qui gèrent entre eux ces transferts. « Ce peut être une bonne méthode, mais il faut qu’il y ait un aiguilleur fédéral qui donne des priorités », ajoute-t-il. Sauf que chaque système sanitaire cantonal a ses propres priorités.
Alain Berset et les cantons alémaniques, en particulier le canton de Zurich. La Confédération estime que, pour empêcher les hôpitaux romands d’être saturés, il faut que les hôpitaux encore épargnés cessent les opérations non urgentes, afin de conserver des places pour accueillir des patients Covid. Alain Berset a donc demandé, le 5 novembre, de mettre un terme aux opérations non urgentes. À la grande satisfaction de Mauro Poggia pour qui « il ne devrait pas y avoir de tri sacrifiant dans certains cantons alors que d’autres disposent de places potentielles importantes ».
L’union des hôpitaux zurichois a néanmoins rejeté « avec force » la demande fédérale. Pour une raison simple : « Elle n’entend pas payer pour compenser les opérations qui n’auraient pas lieu. » Les systèmes de santé cantonaux vivent largement de ces tarifications à l’acte. Et, lors de la première vague, les hôpitaux zurichois ont perdu entre 1,7 et 2,6 milliards de francs à cause de la décision fédérale de repousser les opérations non urgentes.
Comme la première vague n’a pas vraiment atteint la Suisse germanophone, certains hôpitaux alémaniques ont même dû avoir recours à l’activité partielle pour leur personnel. Résultat : l’appel d’Alain Berset est resté lettre morte. La conseillère d’État à la santé zurichoise Natalie Rickli a assuré que ces opérations non urgentes ne réduisaient ni la capacité des hôpitaux de son canton, ni la solidarité avec ceux de l’ouest de la Suisse. En attendant, les transferts de patients font l’objet de longues négociations. Celui de deux patients genevois vers Zurich le 6 novembre a ainsi été l’objet d’un bras de fer tendu entre les deux cantons.
Cette polémique sur les transferts de patients entre les cantons suisses reflète les limites du nouveau partage du pouvoir décidé après la première vague en mettant en avant un élément majeur, celui de l’économie.
Romaric Godin
* * * *
Bientôt la suite de ce reportage, qui sera consacrée au choix de l’économie fait par la Suisse, l’influence des milieux d’affaires et de la culture économique locale étant déterminante.
• MEDIAPART. 12 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/121120/frappee-durement-par-la-deuxieme-vague-la-suisse-dans-le-chaos?onglet=full
La Suisse face à la seconde vague : le choix de l’économie
Face à une deuxième vague de coronavirus violente, la Confédération helvétique a d’abord fait le choix d’éviter un nouveau confinement national pour des raisons économiques. Car l’influence des milieux d’affaires et de la culture économique locale y est déterminante.
L’économie est un élément central de la gestion de cette deuxième vague, bien plus violente que la première, en Suisse. Au printemps, la situation était relativement claire : comme le Conseil fédéral était à la manœuvre et prenait les décisions de fermeture, il devait assumer la majeure partie de la facture.
À présent, la logique est renversée : ce sont les cantons qui prennent les décisions sanitaires et qui, partant, doivent faire face aux conséquences économiques et financières. L’hésitation est donc de mise. Tant que la situation peut paraître soutenable, on repousse toute mesure forte. De là le retard de la Suisse sur la deuxième vague. Et l’échec de la stratégie genevoise qui a tenté de transférer le poids économique de la crise à la Confédération, laquelle rejette désormais ce fardeau.
Romain Felli le confirme : « Aujourd’hui, si, en tant que canton, vous fermez un secteur, vous avez en quelque sorte le devoir de soutenir ce secteur et c’est vrai que c’est une question qui s’est peu posée pendant la première vague. » Au printemps, la Suisse n’avait pas fait exception dans le concert européen des soutiens à l’économie.
Certes, le niveau du soutien à l’économie était resté assez faible au regard d’autres pays (4,8 % du PIB en tout, contre par exemple 8 % en Allemagne ou 5 % en France), mais le confinement ayant été plus court et moins sévère qu’ailleurs, le pays s’en était plutôt bien sorti. Au deuxième trimestre 2020, le PIB suisse avait ainsi reculé de 8,3 % par rapport au même trimestre de 2019, bien loin des – 14,8 % de la zone euro.
PIB suisse. © Office fédéral des statistiques PIB suisse. © Office fédéral des statistiques
La réponse à la première vague avait été assez proche de celle de ses voisins : l’activité partielle, appelée en Suisse « réduction horaire de travail » ou RHT, qui assure 80 % du salaire net aux salariés touchés, a été la pierre angulaire de ces aides. S’y sont ajoutés des prêts garantis pour les entreprises et, nouveauté, la mise en place d’une « assurance pour perte de gains » (APG) pour les indépendants, une nouvelle aide sociale, ce qui est rare en Suisse. Le choc avait pu être en partie absorbé par les entreprises.
En partie seulement, car le tissu économique est affaibli, comme partout ailleurs. Le chômage reste faible, même si en janvier et octobre il est monté de 2,6 % à 3,2 %. Mauro Poggia, qui est également chargé de l’emploi, reconnaît qu’une grande partie des entreprises genevoises est en « coma artificiel ». Les réserves de certaines ont été vidées, malgré les aides, par la première vague. Alfred, le coiffeur lausannois, raconte avoir touché 1 000 francs au titre de l’APG et avoir dû cesser de payer son loyer quelques mois pour tenir. « Je n’ai plus de réserves. Si l’on ferme ma boutique, c’est fini », explique-t-il. Il ne croit pas pouvoir compter sur de nouvelles aides pour s’en sortir.
La deuxième vague s’accompagne donc d’une inquiétude sociale forte. Les mesures sanitaires fortes n’auraient pu s’imposer qu’avec des coussins de protection forts, dépassant sans doute ceux du printemps. Car désormais les prêts ne sont plus vraiment une option, il faut des aides à fonds perdus et des transferts sociaux.
« Il faut assumer les conséquences économiques et sociales de ces politiques sanitaires en ne laissant pas les entreprises et les salariés les plus fragiles sur le bord de la route », résume Pierre-Yves Maillard, président de l’Union syndicale suisse (USS), qui affirme être, sur ce point, en accord avec certaines branches. Autrement dit : si la lutte contre le Covid-19 à l’automne doit être la priorité, les dépenses sociales et de soutien doivent suivre, comme au printemps.
La loi fédérale Covid de septembre avait prévu que certains secteurs étaient éligibles à ce type d’aides : les « cas de rigueur ». Ces aides étaient toutefois soumises à des conditions drastiques (une perte de 50 % du chiffre d’affaires par rapport à l’année précédente) et étaient financées à égalité par la Confédération et les cantons.
Il fallait néanmoins compter avec deux obstacles. D’abord, le spectre d’entreprises visées était-il suffisant ? Ensuite, combien la Confédération était-elle prête à mettre sur la table pour soutenir ces secteurs ? Lorsque Genève a décidé de ses mesures sanitaires pour le 2 novembre, rien n’était réglé de ce point de vue. D’où, peut-être, l’idée de mettre la pression sur le Conseil fédéral pour qu’il assume le poids financier de la crise. Mais, là encore, l’affaire a échoué.
Le 4 novembre, le Conseil fédéral, par la voix du très orthodoxe conseiller aux finances Ueli Maurer, représentant du parti d’extrême droite UDC, premier parti du pays, avait d’abord envisagé de dévoiler l’enveloppe fédérale pour les « cas de rigueur » en avril 2021, puis en janvier. Finalement, la deuxième vague l’a fait accélérer : le versement aura lieu en décembre et sera rétroactif. Mais la somme mise sur la table n’est que de 200 millions de francs suisses.
Cela a été la douche froide dans les cantons. Genève peut espérer 14 millions de francs, Vaud 17 millions de francs. Le canton genevois estime à 90 millions de francs ses besoins pour sauver ses entreprises touchées par la fermeture. À Vaud, on estime le coût total de la deuxième vague à 188 millions de francs, pour l’instant. Le gouvernement vaudois a parlé d’un « montant extrêmement faible ».
Dans un entretien accordé au journal de Bienne, le Bieler Tagblatt, le 6 novembre, le chef du département bernois à l’économie, Christoph Ammann, parle d’une « goutte d’eau sur une pierre chaude », dénonce l’absence de préparation du pays à la deuxième vague et réclame à nouveau l’état d’exception permettant à la Confédération de reprendre la main et donc… de payer.
Mais cette demande risque de demeurer un vœu pieux.
Car Ueli Maurer a en réalité fixé la nouvelle doctrine de l’État fédéral helvétique. Premier point, sur les besoins des cantons et en particulier de Genève, qui est en première ligne de la crise : « Genève doit régler ses problèmes elle-même », a déclaré le ministre des finances. Autrement dit : il n’y aura pas de soutien spécial aux cantons les plus touchés par la deuxième vague. À bon entendeur : qui voudra fermer devra payer.
Deuxième point défini par Ueli Maurer : « Le contribuable n’est pas là pour sauver tout le monde. » Autrement dit, il y aura de la casse économique cette fois et il faudra l’assumer. Évidemment, ce sont les cantons qui devront s’en charger puisque ce sont eux qui vont décider des fermetures et des confinements.
Bref, la Confédération semble décidée à camper sur ses positions : les crédits quasi illimités du printemps ne sont plus à l’ordre du jour. En tenant cette ligne, elle tient aussi la clé des politiques sanitaires des cantons. Ces derniers ne peuvent qu’avancer à pas comptés et avec frilosité sur le terrain.
Genève ne pouvait donc que se retrouver isolée dans sa « stratégie française ». C’est bien pourquoi elle a échoué dans sa stratégie de provoquer un effet de choc sur la Confédération. La raison de cet échec se résume à cette phrase : « Qui paiera ? » Le « nein » d’Ueli Maurer à une politique de soutien ambitieuse a déterminé la réponse mesurée des autres cantons. En se contentant de fermetures a minima, les cantons romands réduisaient leur facture financière. Quant aux autres cantons, la stratégie de la Confédération les incite à gagner le plus de temps possible avant de déclarer des fermetures de commerces ou de secteurs.
Voilà pourquoi Christoph Ammann a lancé son appel à un nouvel état d’exception. Sans une prise de responsabilité de l’État fédéral, pas question de faire face sérieusement à la deuxième vague…
Cette stratégie frileuse explique déjà la réponse tardive de la Suisse, ce qui risque de laisser l’épidémie se développer encore davantage. « La stratégie du Conseil fédéral reporte sur les cantons le poids financier des fermetures et les incite donc à ne pas prendre de mesures fortes », résume Stéfanie Prezioso, députée genevoise de la liste Ensemble à gauche au Conseil national, la Chambre basse du Parlement suisse.
Elle dénonce cette priorité donnée à l’économie : « Les lieux de travail et les transports en commun sont les lieux où ont vraisemblablement lieu les contaminations », rappelle-t-elle. Pour elle, s’il faut fermer certains secteurs, il faut « donner aux gens les moyens de vivre » avec cette fermeture. La stratégie helvétique est bien différente.
Aux sources des choix économiques
Comment expliquer cette frilosité de la Confédération ? Trouver une réponse claire est délicat. On doit immédiatement rejeter la défense d’Ueli Maurer, qui prétend que la Suisse « n’a pas les moyens d’un deuxième confinement ». Avec une dette publique de 41 % du PIB en 2019 et des taux à 10 ans à – 0,43 % ainsi qu’une banque centrale parmi les plus actives du monde, le pays alpin dispose de moyens potentiellement quasi illimités. Aucun élément technique ou financier ne s’opposerait à une politique économique de soutien massif. L’explication du comportement fédéral est donc ailleurs.
Comme dans les cantons, les équilibres au niveau fédéral sont subtils. Entre le socialiste francophone Alain Berset et l’UDC alémanique Ueli Maurer, tous deux membres du Conseil fédéral, trouver le consensus relève du travail de titan en temps de crise. Pour le moment, la balance penche clairement en faveur d’Ueli Maurer.
Pour le comprendre, il faut revenir à la première vague et à sa gestion. La priorité donnée à la crise sanitaire a laissé des traces. La Suisse est un pays profondément conservateur, où les chefs d’entreprise sont souvent aussi des hommes politiques et des élus. Et la droite est partout majoritaire dans les parlements locaux et nationaux. La première vague, avec sa prise en main par l’État central et ses milliards de francs d’aides publiques, a été un traumatisme pour les convictions libérales du pays. Et la priorité est désormais d’éviter la même situation.
De ce point de vue, la vision d’Ueli Maurer rejoint ainsi celle du patronat suisse. Contacté par Mediapart, le Medef helvétique, Économiesuisse, « s’oppose fermement à un reconfinement partiel » tel que pratiqué à Genève. Et si l’organisation juge les décisions prises par les cantons romands « mesurées », elle estime que « le canton de Genève va à [son] avis trop loin ».
Globalement, l’organisation patronale soutient la politique actuelle de la Confédération et juge que son soutien « n’est pas trop timide », et que l’initiative laissée aux cantons est de bonne politique. « Nous n’avons pas de raison de craindre que nos autorités ne gèrent pas bien cette deuxième vague », appuie Économiesuisse. Enfin, tout en soutenant le système des « cas de rigueur », le patronat suisse rejette les aides à fonds perdus. « Les aides financières ne doivent toutefois pas empêcher artificiellement des changements structurels nécessaires », conclut-on.
La politique fédérale semble par conséquent en accord parfait avec celle des grandes organisations d’employeurs, mais aussi avec ce qui a été, jusqu’à récemment, l’atmosphère dominante en Suisse alémanique. De l’autre côté de ce que les Suisses appellent le « Röstigraben », ou « fossé des röstis », du nom de ces galettes de pommes de terre qui font les délices des germanophones, la première vague n’a pas été perçue de la même façon que du côté romand.
Soumis à des règles fédérales strictes, les Alémaniques avaient globalement été épargnés par l’épidémie. Il en est né un sentiment de déséquilibre et, paradoxalement, de « sacrifice » de la Suisse allemande pour les « Latins ». « Cette situation a sans doute contribué à réduire l’acceptabilité d’une politique nationale pour les Alémaniques », explique Agnès, une résidente de Zurich.
Ce sentiment, mais aussi une méfiance naturelle envers l’État central de l’autre côté de la Sarine, la rivière qui sert de frontière linguistique, a conduit à une certaine prévention envers le retour à une Confédération forte. D’autant que, comme le rappelle Cédric Wermuth, la Suisse germanophone est très influencée par les débats allemands, où les mouvements anti-masques et même négateurs du coronavirus ont été plus vigoureux qu’en France.
Le 7 novembre, 1 500 personnes ont ainsi manifesté à Bâle contre les mesures du Conseil fédéral, pourtant encore très réduites, contre le coronavirus. Le rassemblement est anecdotique, mais il serait impensable en Suisse latine. La lecture du courrier des lecteurs de la presse alémanique ne laisse, au reste, aucun doute sur l’importance de ce rejet de l’intervention étatique et des mesures sanitaires.
La droite alémanique doit donc ménager sa base électorale. D’autant que, outre-Sarine, la culture économique est très marquée par l’ordolibéralisme allemand et une forme de « darwinisme économique ». L’économiste vedette d’outre-Sarine, le Zurichois Reiner Eichenberger, ne cache pas son choix de « l’immunité de masse » et publie, en ce sens, des tribunes régulières dans la presse locale. Cette idée est quasiment absente en Suisse romande, où, au contraire, certains économistes recommandent des stratégies plus agressives sur le plan sanitaire pour réduire le coût économique. « Le refus de l’endettement est dans la structure idéologique de la Suisse alémanique », explique Samuel Bendahan.
Certes, il serait simpliste de caricaturer la Suisse alémanique en défenseure d’une forme de stratégie à la suédoise. Cédric Wermuth signale ainsi que le ton des mails qu’il reçoit a changé depuis deux semaines et qu’ils vont davantage dans le sens d’une inquiétude croissante sur la situation sanitaire.
On a vu qu’à Berne Christoph Ammann demandait l’intervention fédérale. Mais les résistances dans l’est et le centre de la Suisse sont réelles et d’autant plus frappantes que, même si la Romandie est beaucoup plus touchée que la Suisse alémanique, cette dernière n’est plus épargnée comme lors de la première vague. Le taux de positivité des tests est désormais supérieur à 10 % pour tous les cantons. Le nombre total de cas au 9 novembre est plus important à Zurich qu’à Genève, et on a vu que les chiffres bernois étaient préoccupants.
Même certains cantons alpins comme Schwytz ont été touchés de plein fouet par la pandémie, notamment après l’organisation d’un concert de yodel à la mi-octobre devant 600 personnes [1], où quelques chanteurs étaient porteurs du virus. En quelques jours, l’hôpital cantonal de ce canton montagnard de 160 000 personnes a été saturé. Pour autant, aucun confinement, même partiel, n’a été décidé.
Les recommandations du Conseil fédéral du 29 octobre. © DR
L’influence culturelle est donc déterminante dans la réponse de l’État fédéral. Il doit ménager les opinions et les susceptibilités de chacun en son sein et dans la société suisse. L’effet de surprise de la première vague n’étant plus là, la Confédération ne peut désormais plus qu’être en retrait. Mais ces rapports de force complexes se retrouvent aussi au sein des cantons.
En théorie, en effet, les cantons suisses disposent de moyens considérables. Peu endettés, ils ont accès aux marchés internationaux à des taux souvent négatifs et disposent souvent de réserves. L’ensemble de la dette cantonale représente moins de 9 % du PIB. Bref, s’il est un pays qui pourrait ne pas regarder à la dépense, c’est bien la Suisse, même en sous-traitant la crise aux cantons. Aussi y a-t-il un paradoxe à voir cantons et Confédération devoir arbitrer entre priorités sanitaires et économiques.
C’est pourtant ce qui se passe. Même dans le canton de Vaud, un des plus généreux après sa décision de fermeture des bars et restaurants le 4 novembre. Le canton a décidé une rallonge de 115 millions de francs pour compenser les 20 % de pertes de salaires liées aux RHT et soutenir le secteur très touché de la culture. Mais cette générosité venue compenser l’avarice fédérale s’est faite en partie parce que les mesures ont été plus réduites que celles de Genève. D’ailleurs, le Parti libéral-radical (PLR), qui réclame plus d’aides à Vaud, a demandé la réouverture des magasins à Genève…
Les cantons sont donc aussi traversés par ces difficultés de donner la priorité à la gestion sanitaire de la crise. Le souvenir des problèmes budgétaires des années 1990 dans les cantons francophones en est une. Les systèmes de « frein à l’endettement » ou de « règles d’or », une invention helvétique qui réduit les dépenses pour contrôler l’endettement, en sont une autre, même si ces règles peuvent souvent être contournées en cas de crise.
Surtout, il y a les équilibres politiques dans des cantons où les ministres et le Parlement font l’objet de votes séparés. À Vaud, par exemple, le gouvernement est majoritairement de gauche, mais le Parlement est à droite. Il faut donc toujours trouver une voie étroite pour les décisions. Il est ainsi délicat pour un canton de se lancer dans une politique sanitaire forte accompagnée d’un soutien inconditionnel à l’économie. Et en l’absence d’une telle possibilité, il faut faire des concessions sur le plan sanitaire.
Le risque social pour l’avenir
Quelles seront les conséquences de cette stratégie « moyenne » de la Suisse entre les exigences économiques et sanitaires ? Cédric Wermuth prédit une « grande bataille politique » dont l’enjeu est de renverser cette domination idéologique de l’orthodoxie financière qui, selon lui, « vient d’être mise en défaut une deuxième fois après 2008 par la réalité ». « La crise sanitaire a été une expérience positive de solidarité et elle peut être utile à renforcer et reconstruire l’État social, mais pour cela il faudra ne pas laisser la droite refaire sa propre normalité », ajoute-t-il. Et de citer notamment le besoin d’investissements dans la santé, où, en terre alémanique, la logique de marché a pris de plus en plus d’importance ; par ailleurs, en Suisse, la formation des soignants est souvent « sous-traitée » aux pays voisins.
Cette bataille politique, Samuel Bendahan, lui aussi député socialiste, s’y prépare également. Pour lui, elle a déjà commencé. « Ce qui a toujours et systématiquement été rejeté pendant la première vague, ce sont les mesures redistributives », explique-t-il. Pour lui, les salariés ont dû accepter une baisse de 20 % de leurs revenus en raison des RHT, les PME ont dû s’endetter, mais on a aidé les grandes entreprises comme la filiale de Lufthansa, la compagnie aérienne Swiss, et on a sauvegardé les revenus des propriétaires et des bailleurs. Certes, dans certains cas, les bailleurs commerciaux ont fait un geste, mais a minima, renonçant à 40 % de leurs loyers mensuels contre une garantie publique sur le reste. Non sans difficulté : on se souvient du témoignage du coiffeur lausannois.
Le député a déjà porté, avec d’autres, des projets de taxes sur les plus hauts revenus ou de plans structurels pour réorganiser l’économie après la pandémie. Tout a échoué. Pour lui, c’est évident : les limites de la politique économique suisse durant la pandémie sont dans la redistribution.
Le sentiment est le même chez sa collègue Ada Marra, elle aussi députée socialiste, qui se rappelle une bataille homérique pour tenter d’obtenir une aide fédérale de 10 millions de francs pour soutenir les plus pauvres touchés par la crise. « Alors qu’on a mis 70 milliards de francs sur la table pour la première vague, nous n’avons pas obtenu ces 10 millions de francs », regrette-t-elle.
Il a fallu s’en remettre aux cantons et aux villes, mais aussi, dans de nombreux cas, aux dons privés. Dès lors, on ne peut que comprendre que la population, effrayée par la perspective d’une aide centrée sur les « meilleurs » ou les « entreprises les plus performantes » et d’un filet de sécurité a minima, soit peu enthousiaste à l’idée d’un nouveau confinement.
Car, déjà, certains ont directement ressenti les effets de cette politique. En mars dernier, une image avait provoqué le malaise dans toute la Suisse : une immense file d’attente lors d’une distribution alimentaire à Genève. Certes, le phénomène de la pauvreté dans la riche Suisse n’était pas nouveau. Mais il apparaissait alors sur les écrans dans toute sa dureté.
Depuis, la situation s’est-elle améliorée ? À Lausanne, la Fondation Mère Sofia s’occupe depuis 1994 de la précarité dans la ville. Ses 48 salariés et 300 bénévoles sont en première ligne pour mesurer les difficultés d’une partie de la population qui vit en marge de la richesse helvétique. Chaque jour, la fondation organise des distributions de nourriture et une soupe populaire. Ce 4 novembre, veille de la fermeture des bars et restaurants dans le canton de Vaud, les locaux de l’association sont sur le pied de guerre. On s’attend à nouveau à un afflux de demandes.
Pendant la première vague, le nombre de demandes pour les repas ou la distribution alimentaire est passé de moins de 300 par jour à 750-800 aujourd’hui. « Ce que nous avons constaté, c’est qu’il n’y a pas eu de baisse après le confinement, bien au contraire », remarque Yan Desarzens, le responsable opérationnel de cette fondation. La nouvelle pauvreté issue de la crise s’inscrit donc dans la durée. « Nous avons eu beaucoup de nouvelles familles à nos distributions, notamment des personnes qui travaillent mais dont les RHT ne permettent que de payer le loyer. Beaucoup nous disent : une fois mes coûts fixes acquittés, je n’ai plus de quoi nourrir ma famille », ajoute-t-il. La population, jusqu’ici souvent constituée de sans-papiers, a ainsi été complétée par des travailleurs pauvres ou des travailleurs au noir privés de toute ressource.
Il n’y a là rien d’étonnant. Comme le rappelle Pierre-Yves Maillard, ceux qui sont en première ligne de la crise, les personnels de la restauration, sont aussi ceux qui sont les moins bien payés et qui, déjà, devaient se débattre avec des charges fixes importantes dans un pays où les loyers et le coût de la vie sont élevés.
Pour boucler son budget de 2 millions de francs, Yan Desarzens a pu compter sur la ville et le canton, mais aussi sur 400 000 francs de dons. Une ressource qu’il sait fragile : « Demain, si les gens se sentent en danger dans leur emploi, ils ne donneront plus et ce sera compliqué pour nous. » Si sa principale crainte aujourd’hui est bien le risque sanitaire pour son équipe, qui l’obligerait à cesser ses activités, il ne cache pas ses inquiétudes financières pour 2021 si la demande continue à progresser.
L’après-crise sanitaire s’annonce donc aussi délicat que la crise elle-même. Si les milieux d’affaires, la droite suisse et la Confédération espèrent éviter une crise économique en refusant tout confinement, il n’est pas certain que le pari soit gagné. L’activité intérieure comme la demande extérieure se ralentissent avec cette deuxième vague. Inquiets, les Suisses ont déjà commencé à réduire leurs dépenses. L’épidémie réduit l’activité et laisser les magasins ouverts pourrait juste faire durer cette sous-activité plus longtemps. L’illusion d’une plus faible casse économique pourrait donc faire long feu.
L’essentiel résidera bien dans le fait de savoir qui paiera le coût de cette crise. Cédric Wermuth et Samuel Bendahan ne cachent pas leur crainte d’un violent retour de bâton austéritaire après la crise. Déjà, le gouvernement genevois avait promis une baisse des salaires de la fonction publique, avant finalement de revenir le 12 novembre sur cette décision. Mais Ueli Maurer a déjà prévenu : « La facture Covid va nous occuper ces 15 prochaines années », a-t-il déclaré à 24 heures. Dans un des pays les plus riches et les moins endettés du monde, l’argent, décidément, dicte sa loi.
Romaric Godin
• MEDIAPART. 12 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/121120/la-suisse-face-la-seconde-vague-le-choix-de-l-economie?onglet=full