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- Ruée sur les « ambassadeurs »
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- « Les mécanismes structurels
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Difficile de le dire autrement, « c’est une claque » pour l’institution qu’il représente. Le docteur Luc Ginot, directeur de la santé publique à l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France, ne masque pas la violence du constat : face à l’épidémie de Covid-19, les plus pauvres sont en première ligne. Les premiers de corvée sont les premières victimes de la maladie et en meurent – beaucoup – plus, parce qu’ils sont sujets au plus grand nombre de facteurs de comorbidité, et parce qu’ils subissent les conditions de vie les plus difficiles : la précarité est un accélérateur majeur de la mortalité.
En Île-de-France, les plus précaires vivent en masse dans le département le plus pauvre de France, le « 93 ». « Dès le mois de mars, les remontées de nos antennes de terrain nous ont fait comprendre qu’il se passait quelque chose en termes de surmortalité en Seine-Saint-Denis, et donc sans doute dans les territoires populaires, raconte Luc Ginot. Nous avons immédiatement commandé une étude à l’Observatoire régional de santé. Et les résultats obtenus dès les premières semaines de l’épidémie ont montré la brutalité du phénomène. Tout le discours que nous tenions à l’ARS depuis des années est apparu de manière concrète, incarnée. Cela a déclenché une prise de conscience beaucoup plus forte de concepts qui n’étaient pas encore partagés par tous. »
Ces résultats ont été confirmés six mois plus tard par la somme coordonnée par l’Inserm avec les grandes instituts statistiques de l’État : l’étude EpiCOV [1] dresse à grande échelle le profil des personnes touchées par le virus. Et la « pandémie des pauvres », comme l’ont qualifiée des chercheurs de l’École d’économie de Paris [2], est apparue dans toute sa cruauté : les inégalités face au virus sont criantes.
L’étude conclut à « un effet cumulatif des inégalités sociales » : parmi les personnes infectées par le Covid-19, on trouve une forte surreprésentation d’habitants des communes denses, dans un quartier prioritaire et dans un logement « surpeuplé » (moins de 18 mètres carrés par personne). Les malades sont aussi beaucoup plus des immigrés d’origine non européenne ou leurs enfants.
« Nous savons, particulièrement en Île-de-France, que nous vivons dans un territoire fracturé, où la grande richesse côtoie la grande pauvreté, rappelle Stéphane Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis. Les inégalités de santé qui en découlent sont décrites dans des dizaines de rapports, personne ne peut dire que cette réalité était inconnue. »
Celui qui gère le territoire le plus touché par l’épidémie au printemps, malgré une population plus jeune que la moyenne nationale, est un peu agacé : « En 2019, Édouard Philippe, alors premier ministre, a parlé 17 fois d’un département “hors norme” dans son discours de présentation de son plan pour le 93. Un an plus tard, on fait face à une épidémie mondiale avec trois fois moins de lits de réanimation que le département des Hauts-de-Seine... »
Plus de malades, mais moins de moyens. La situation pousse à poser une question, pas si évidente dans une France tant attachée à l’égalité républicaine : faut-il mettre en place des mesures ciblées à l’échelle de ces territoires ? Doit-on mettre le paquet sur une toute petite portion de l’Hexagone ?
Ce débat sur les mesures sélectives a cours un peu partout en Europe (lire notre article) [3]. Exemple le plus frappant : mi-septembre, la très droitière présidente de la région de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, a décrété un « confinement sélectif » pour 885 000 Espagnols habitant six districts de la capitale et sept autres communes de la région [4], parmi les plus défavorisés.
L’État a déployé sa puissance de feu financière
En France, dans un premier temps au moins, l’État n’a pas pris part à ce type de débat, et s’est surtout concentré sur les leviers qu’il maîtrise le mieux : la mise à l’abri des personnes à la rue et le soutien aux grands précaires. Dès mars, des centres dédiés à la prise en charge de sans-abris atteints du virus ont ouvert. En tout, environ 35 000 places d’hébergement supplémentaires ont été mises en place, pour les personnes à la rue ou risquant de l’être.
Le gouvernement a aussi largement financé la distribution de « chèques services », qui permettent aux sans domicile d’acheter de la nourriture et des produits d’hygiène. En tout, une enveloppe d’urgence de 65 millions d’euros a été débloquée pour venir en aide aux plus démunis. Le gouvernement a aussi dépensé presque 95 millions d’euros depuis le printemps pour financer les banques alimentaires des grandes associations.
Cette puissance de feu a permis d’éviter le pire, concèdent les acteurs de la solidarité, même les plus critiques à l’égard du gouvernement. « L’État a multiplié les moyens pour éteindre le feu en urgence, et cela s’est révélé indispensable », reconnaît Geneviève Decoster, la responsable du pôle politique de l’association ATD Quart Monde.
« On ne peut pas dire que l’État n’a rien fait, reconnaît Manuel Domergue, directeur des études de la fondation Abbé Pierre. Pendant le premier confinement, nous avions deux réunions par semaine avec le ministre du logement Julien Denormandie et tous les acteurs de l’hébergement d’urgence. Avec le reconfinement, nous avons repris les réunions, une fois par semaine. »
Les associations soulignent toutefois que ces coups de pouce appréciables ne sont pas pensés pour durer. « L’urgence pousse à agir, et permet de sauter par-dessus les barrières. L’État, mais aussi les conseils départementaux, les directions de la cohésion sociale des préfectures, les métropoles, les associations… tout le monde s’active. Mais on reste dans l’aide ponctuelle, sans réflexion sur la suite », relève Manuel Domergue.
Pour sa réponse sanitaire à proprement parler, l’État a employé dans tout l’Hexagone son bras armé dans le domaine : les agences régionales de santé. Toutes ont eu pour consigne de déployer au moins un premier niveau de réponse, destiné aux ultraprécaires.
« Dès le mois de février, nous avons ciblé pour des actions de dépistage les sans-abris ou les occupants des habitats collectifs, comme les centres d’hébergement ou les foyers de travailleurs migrants. Quelle que soit l’épidémie, nous savons qu’il y a des risques qu’ils soient les premiers touchés », indique Luc Ginot, de l’ARS Île-de-France.
A Paris, « la plupart des gens testés sont à l’ouest, la plupart des contaminés sont à l’est »
Dans l’urgence, des équipes mobiles de médecins et d’infirmiers, bénévoles et volontaires, ont été déployées, dans des voitures prêtées par diverses institutions. Aujourd’hui, l’ARS comptabilise 650 déplacements de ces équipes dans la région, pour plus de 15 000 personnes testées. 1 500 personnes ont aussi été hébergées temporairement dans des centres réservés aux personnes précaires contaminées. Dans ce domaine, « nous avons été les premiers, le national a suivi ensuite », se félicite Luc Ginot.
Dans les Pays-de-la-Loire, la logique a été similaire. « La santé des personnes vulnérables est une priorité de notre projet régional de santé », indique à Nantes Laurence Browaeys, directrice de l’appui à la transformation. En 2019, une épidémie de rougeole dans des bidonvilles de la métropole nantaise avait fortement sensibilisé les équipes sur place.
« Nous mettons en place des dispositifs “d’aller vers” : des équipes mobiles composées de médecins et d’infirmiers, résume la responsable. Dans les cinq départements des Pays-de-la-Loire, ces professionnels vont vers les habitants des habitats collectifs, des squats ou des quartiers pauvres, pour assurer un dépistage, et trouver les mots pour convaincre les personnes d’entrer dans les parcours de soin. »
« Il faut d’abord réussir à bien faire comprendre les enjeux de la maladie, avec un accès à des interprètes », détaille Marie-Jo Passetemps, cheffe de projet à l’ARS Pays-de-la-Loire. Ensuite, il faut accompagner dans l’isolement. « Grâce à un préfet de région fortement mobilisé et à un réseau d’acteurs associatifs très présents, nous avons pu monter en deux semaines un centre d’hébergement spécialisé dans chaque département pour des cas de Covid non graves, avec un suivi infirmier. » Dans des hôtels, des anciens foyers d’hébergement, puis pendant l’été dans des internats désertés ou des centres de vacances, environ 200 personnes ont été accueillies dans la région, peu touchée par la première vague.
En Nouvelle-Aquitaine, « 400 places de ce type ont été créées, et nous avons accueilli jusqu’à 122 personnes en même temps », indique Erwan Autès, copilote du plan d’accès à la prévention. Un centre existe encore à Bordeaux, et héberge actuellement une vingtaine de personnes. Ce type de lieux d’accueil a également été mis en place dans les Hauts-de-France, où l’ARS souligne avoir veillé à organiser « un accompagnement spécifique » pour appuyer les équipes « confrontées à des problèmes d’addiction » ou à « la souffrance psychique » des personnes hébergées.
Verticalité de l’État, et foisonnement local
Les ARS se sont aussi, plus timidement peut-être, tournées vers d’autres publics, moins marginalisés par la société, mais bien plus nombreux : les fameux premiers de corvée, travailleurs pauvres. « Une fois connus les résultats de l’étude de l’Observatoire régional de santé au printemps, nous avons ciblé les territoires populaires pour les actions de dépistage, indique Luc Ginot. Les premiers barnums déployés pour effectuer des tests l’ont été à Clichy-sous-Bois, à Gennevilliers, à Saint-Denis ou à Sarcelles, là où le virus frappait le plus fort et où les difficultés d’accès aux tests étaient les plus grandes. »
En Nouvelle-Aquitaine, le dépistage a également visé les plus touchés : « Les quartiers populaires, puis le personnel des abattoirs, et les travailleurs saisonniers, notamment dans les vignes au moment des vendanges en Gironde », détaille Erwan Autès. Démarche similaire dans les Pays-de-la-Loire en lien étroit avec les associations locales, précieuses pour déterminer s’il convenait mieux « d’installer un barnum, de faire venir un bus de dépistage ou d’utiliser les locaux des centres communaux d’action sociale », indique Marie-Jo Passetemps.
Ces actions nécessaires et la bonne volonté déployées par les représentants de l’État n’ont pas été partout suffisantes, loin de là. Cette crise inédite a en fait provoqué paradoxalement un double mouvement : un renforcement de la verticalité du système sanitaire français, mais aussi un foisonnement d’initiatives locales, pour tenter de colmater les brèches ouvertes par un État central au bord de la panique.
Au rang des pesanteurs quasi insurmontables, les départements mal dotés en hôpitaux ont du mal à pardonner l’ouverture au compte-gouttes de nouveaux lits. « On se bat depuis des années comme des chiens pour obtenir des moyens pour nos structures hospitalières, témoigne Stéphane Troussel, à la tête de la Seine-Saint-Denis. On a obtenu quelques lits de réanimation de plus pour la seconde vague, mais quelle énergie déployée ! »
Le département n’est cependant pas resté les bras ballants devant l’hécatombe, même si la santé ne relève pas de sa compétence : distribution de masques dès que les stocks ont été reconstitués, puis aide à l’achat depuis la rentrée, inscriptions dans le dispositif Covisan, actions de prévention en 25 langues depuis cet été « dans les parcs, au bas des cités ».
Stéphane Troussel a aussi très tôt plaidé auprès du premier ministre pour que les pharmaciens et tous les « acteurs de santé de premiers recours » puissent être associés aux politiques de dépistage, dans un territoire où l’accès à un médecin traitant peut relever du parcours du combattant.
À Grenoble, « on improvise à la place de l’État »
À l’échelle des villes et des métropoles, les solutions d’envergure sont encore moins faciles à mettre en place, malgré un poste d’observation privilégié. « L’un des défauts majeurs dans la gestion de cette crise, c’est de vouloir faire pareil partout, même si cela a un peu bougé depuis le mois de mars, souligne Anne Souyris, adjointe à la santé à la Ville de Paris. Dans la capitale, la plupart des gens testés sont à l’ouest, la plupart des contaminés sont à l’est. Il faut faire quelque chose de ces informations... »
À Grenoble, Pierre-André Juven, l’adjoint à la santé et à l’urbanisme, est aussi chercheur en sociologie sur les systèmes de santé. Il admet que si la réponse sanitaire au Covid-19 ne fait pas partie directement des « prérogatives de la Ville, ce que cette crise interrogera sûrement », l’équipe municipale commence à réfléchir à cette « question lancinante ». Éric Piolle, le maire de Grenoble, a interpellé le premier ministre Jean Castex en octobre sur le sujet.
« La tension est énorme, concède Pierre-André Juven. Comment mettre en place des politiques publiques spécifiques qui ne vont pas se retourner contre les populations concernées ? On ne peut pas dire aux publics les plus précaires : “Restez chez vous car vous risquez de mourir”, pendant que les ingénieurs ou les sociologues titulaires sont autorisés à faire du footing ou à se promener en montagne… La seule réponse, vous la trouverez dans une vraie politique de santé publique. »
En attendant l’électrochoc venu d’en haut, la ville expérimente. Elle a lancé avec le CHU de Grenoble et l’ARS deux campagnes de tests antigéniques gratuits, d’abord dans un quartier classé « politique de la ville », au cours desquels les équipes profitent des quinze minutes d’attente avant le résultat pour récolter des informations pertinentes sur la transmission.
« C’est de la microépidémiologie, on improvise à la place de l’État, on essaye de comprendre, selon les habitudes de vie, comment ce virus circule pour l’anticiper, car on a encore très peu de données localisées », explique l’élu.
La municipalité grenobloise compte aussi sur son comité de liaison citoyen, dont la première réunion a eu lieu début novembre (lire ici notre reportage [5]), pour l’éclairer. « S’il s’agit de se demander quelles politiques sont les plus adaptées, prioritaires, ce qui paraît inconcevable, c’est que les premiers concernés ne soient pas consultés. »
Les gens « ne vivent pas dans des manuels de santé publique »
Plus au nord, à Lyon, où une toute nouvelle équipe municipale a pris place en juillet, les choix sont les mêmes qu’au niveau des ARS, les efforts se concentrant sur la grande précarité : réquisition d’une auberge de 165 places dans le 5e arrondissement et ouverture d’un nouveau lieu d’hébergement d’urgence le 27 novembre, pour éviter les retours à la rue en plein pandémie.
« Nous poussons aussi des offres, ouvertes à tous mais dont les habitants des quartiers populaires seront les premiers utilisateurs, en santé mentale par exemple », explique Céline De Laurens, adjointe aux questions de santé auprès du maire de Lyon.
Pour détecter en priorité les publics les plus vulnérables, en collaboration avec la préfecture, la métropole et l’ARS Rhône-Alpes, la Ville a imaginé des actions de dépistage gratuit le long des lignes de métro, début septembre. Avec quelques ratés : « Les gens venaient de toute la métropole, massés, sous la chaleur, on s’est fait déborder, c’était ingérable. Du coup on a opté pour un local au palais des sports de Gerland, qui cochait toutes les cases, car situé en plus dans un quartier populaire. »
C’est sans doute la Ville de Paris, cumulant les compétences communales et départementales, qui est la plus avancée en matière de politique locale de santé. Y a été testé le dispositif Covisan (en partenariat avec les hôpitaux de l’AP-HP), avant qu’il ne soit étendu à l’échelle nationale. Son principe ? Dépister, tracer, et proposer des actions concrètes d’accompagnement des personnes positives, et notamment les plus démunies. « Covisan était pensé ainsi, avec un gros volet social, explique Sophie Souyris. Il a perdu de ses capacités à stopper la chaîne de contamination en devenant une grosse machine nationale, non adaptée aux situations locales. »
Car les gens, même en situation d’épidémie mondiale, « ne vivent pas dans des manuels de santé publique », rappelle Caroline Izambert, directrice du plaidoyer de l’association Aides, et historienne spécialiste des questions d’accès au droit.
Ainsi les hôtels, réquisitionnés dans certaines villes pour isoler les personnes contaminées au printemps, sont restés le plus souvent vides, malgré les solutions de garde d’enfants ou de portage de repas proposés par plusieurs communes. Dans les Pays-de-la-Loire, depuis la mi-mai, environ 700 personnes ont demandé des informations sur le système, mais seulement 280 ont sauté le pas. « On ne peut forcer personne, nous sommes principalement dans le plaidoyer », glisse-t-on à l’ARS.
Réfléchir à une forme de « santé communautaire »
Ce qui peut sembler être la bonne solution se heurte aux modes de vie de chacun, a fortiori des plus précaires. Certains migrants installés dans des foyers ont peur de perdre leur place, des familles souhaitent rester ensemble, d’autres craignent tellement de perdre leur emploi qu’ils restent rétifs à tous dispositifs...
« Il y a beaucoup de bonne volonté, beaucoup d’argent dépensé, mais parfois pour rien car les politiques ne sont pas pensées avec les gens qui sont visés, regrette Geneviève Decoster, d’ATD Quart Monde. Il faut construire avec les personnes visées, les écouter, regarder avec elles ce qui marche. »
La France pourrait bien être en train de découvrir, en pleine urgence sanitaire et sociale, les principes de « l’épidémiologie sociale », consistant à mettre au cœur de la réponse sanitaire les questions d’inégalités. Et de s’approcher au plus près des personnes pour trouver la bonne réponse. « Le principe numéro un en temps d’épidémie doit être la réduction des risques, affirme Caroline Izambert. Personne, depuis le confinement, n’a été parfait à 100 %. CSP+ ou population précaire, il faut penser les risques avec la vie telle qu’elle est. »
« Si l’on souhaite arriver à une égalité de résultat, pour que tout le monde soit en bonne santé, il faut tenir compte des inégalités de départ, ce qui veut dire structurer différemment les mesures et les critères », décrit Michelle Kelly-Irving, chargée de recherche Inserm au sein de l’université Toulouse-3 Paul-Sabatier.
Or cette démarche est encore « marginale » en France, constate Michelle Kelly-Irving. « Nous vivons dans le pays de Pasteur où la santé, c’est le médecin et l’hôpital… Réfléchir à une forme de “santé communautaire”, qui n’est pas dans le seul giron des médecins, semble difficile. »
Ruée sur les « ambassadeurs »
La « santé communautaire » met en avant la prise en charge des vulnérabilités sociales, en général par des pairs. Cette pratique est embryonnaire en France, même si ces méthodes ont été éprouvées avec succès, notamment dans la lutte contre le sida. Et les ARS qui ont répondu à Mediapart, parmi les plus impliquées dans la lutte contre les inégalités de santé, sont justement en train de tâtonner autour de la mise en place d’un réseau d’« ambassadeurs ».
Ces derniers sont chargés de relayer les messages d’information et de prévention en direction de ceux qu’ils côtoient au quotidien. Des savoirs et des passeurs utiles pour lutter contre le Covid, et qui pourraient être réactivés dans le futur pour lutter par exemple contre les maladies chroniques... ou la prochaine épidémie.
« Les ambassadeurs, c’est le nerf de la guerre, estime Laurence Browaeys, à Nantes. Ce sont des personnes qui parlent à leurs pairs, pour expliquer, rassurer, désamorcer les craintes ou les incompréhensions. » L’outil idéal en somme pour contrer la désinformation ambiante… ou la méfiance née des mensonges du gouvernement en mars-avril, comme sur la pénurie de masques.
Dans les Pays-de-la-Loire, 300 personnes ont été recrutées parmi les responsables d’associations, les éducateurs dans des associations sportives, les animateurs de centres aérés ou les travailleurs sociaux, l’objectif étant d’en compter 1 000 d’ici la fin de l’année. Ils bénéficient d’une formation de quelques heures et de documents pour être au point sur les procédures, répondre à toutes les questions et apaiser les craintes sur les tests, le traçage des cas contacts, l’isolement…
L’idée a également été embrassée avec enthousiasme dans les Hauts-de-France, où une centaine d’ambassadeurs sont déjà actifs à Roubaix et Tourcoing, et où l’on vise aussi 1 000 recrutements. Ils disposent aussi de kits individuels contenant masques, flacon de gel hydroalcoolique et livret de vulgarisation sur les mesures barrières. À Amiens, 40 « jeunes relais santé » interviennent par ailleurs les soirs et le week-end en centre-ville et dans les résidences universitaires, en direction des jeunes et des étudiants.
« Décider d’en haut ne fonctionne pas »
« Nous travaillons à retisser l’alliance entre l’ARS et les acteurs de santé, et les acteurs de proximité que sont les associations, petites et grandes », récapitule en Île-de-France Luc Ginot. Depuis la rentrée, son agence travaille avec des dizaines d’associations « qui touchent des populations qu’elles seules peuvent mobiliser, et qui sont particulièrement vulnérables vis-à-vis des discours contradictoires circulant sur le virus et sa transmission ».
À Bordeaux, l’ARS cogite elle aussi dans cette direction et prépare un appel à projets sur le thème. « Il faut sortir des logiques de prescription, estime Erwan Autès. Décider d’en haut en donnant des amendes à ceux qui ne suivent pas, cela ne fonctionne bien pour personne, et encore moins pour les personnes les plus éloignées des messages sanitaires. »
Il aura peut-être fallu une crise sanitaire sans précédent pour que le système accepte de regarder en face les critiques qui lui sont régulièrement adressées : la prédominance du médical, et du curatif sur la prévention.
« La concentration autour de l’État et des ARS de toute la stratégie de santé, c’est aussi une concentration des moyens, qui fait que l’ancrage sur le territoire est limité, rappelle l’élue lyonnaise Céline De Laurens, qui a longtemps travaillé dans le secteur de la santé. On a besoin de changer de braquet, de réallouer les financements. »
Pour composer avec l’état d’esprit français, militants, élus ou chercheurs tournent désormais autour de l’idée d’un « universalisme proportionné » : « Il s’agit de faire de manière plus intense là où il y a plus de besoins, résume Luc Ginot. Oui, on ira dans des communes sociologiquement plus favorisées, mais peut-être plus tard, ou de façon moins intense qu’à Sarcelles ou à Clichy-sous-Bois. Et surtout nous adapterons notre intervention. »
Des solutions de terrain qui nécessitent des moyens humains au ras du sol, « low tech », ironise Caroline Izambert chez Aides. « Pas d’appli, pas de levée de fonds, pas de “licornes”... Or, le macronisme a une fascination pour les outils ultra-sophistiqués. Quand on arrive avec la banalité de ces solutions, on n’est pas audible. »
« Les mécanismes structurels sont en place depuis longtemps »
En fait, l’épidémie et les moyens apportés pour y répondre révèlent en creux tous les dysfonctionnements français. « L’impact de la crise a été violent pour les gens très pauvres, mais ils n’ont pas vécu de choses nouvelles, estime ainsi Geneviève Decoster, d’ATD Quart Monde. Les mécanismes structurels qui en font les premières victimes sont en place depuis longtemps. »
Son constat rejoint celui des élus des territoires déshérités : « Il ne s’agit pas de donner plus à ceux qui ont moins, mais déjà de donner autant à chaque habitant des quartiers pauvres qu’à celui des quartiers riches, les réintégrer dans le droit commun. » Pour rappel, la Seine-Saint-Denis est le département métropolitain qui reçoit le moins de protection sociale par habitant, malgré sa place tout à fait honorable en termes de contributions.
Les associations se heurtent à un paradoxe très français, chacune dans son domaine : la lutte contre la pauvreté n’est pas pensée en termes structurels. « L’hébergement d’urgence, cela coûte extrêmement cher à l’État, c’est un effort considérable puisque plus de 260 000 personnes sont hébergées, plus de 13 mois en moyenne, rappelle ainsi Manuel Domergue, de la fondation Abbé Pierre. Pourquoi ne met-on pas cet argent dans la construction prioritaire de logement social ? »
Or, « la politique publique depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, c’est la baisse continue des aides au logement et les coupes dans le financement des HLM », regrette-t-il.
Caroline Izambert se souvient de combats récents, comme la lutte contre la réforme de l’aide médicale d’État (AME), qui vient d’entrer en vigueur et restreint l’accès aux soins des étrangers : « Lors de l’élaboration de la réforme en 2019, nous n’avons pas cessé de dire que ce choix n’était pas raisonnable, et six mois après nous faisons face au Covid... »
Pendant des années, le détricotage du modèle de protection social français a été mené comme s’il n’aurait « jamais de coûts économiques et sociaux ». « Mais c’est une sacrée faiblesse pour un pays de ne pas donner à chacun les moyens de prendre en charge sa propre santé », insiste la chercheuse et militante.
L’autre frein pourrait être le souci de ne pas « stigmatiser » les populations visées, en tordant le principe d’égalité pour tendre vers plus d’équité. Une problématique que connaissent bien les associations caritatives : « Généralement, les mesures décidées d’en haut ne sont pas réfléchies en terme de dignité, et peuvent être stigmatisantes, alerte Geneviève Decoster, d’ATD. Il faut savoir combien les personnes pauvres ont du mal à demander l’aide alimentaire. Certains n’y vont pas, d’autres n’arrivent pas à toucher aux produits qu’ils sont aller récupérer… »
Ne pas pointer du doigt, « même avec de bonnes intentions », les personnes qui sont vulnérabilisées, confirme Michelle Kelly-Irving. « Ce n’est pas de leur faute si elles se retrouvent à vivre avec peu de moyens, sans capacité d’aménager leur logement ou leur vie, cela dépend avant tout de politiques publiques structurantes ». Il y a une « toujours une réticence », confirme Caroline Izambert. « Mais mourir est très stigmatisant. Plus mourir que les autres, c’est une sacrée discrimination ».
Du haut de sa position institutionnelle, au sein de la puissante ARS Île-de-France, Luc Ginot veut lui aussi tirer les leçons des mois passés. « Il faut articuler très fortement les conditions de santé aux conditions de vie, de travail et de transport des populations, martèle-t-il. Ces points doivent faire l’objet d’actions de santé publique beaucoup plus massives. Si ces questions s’effacent dans les mois à venir, nous n’aurons rien appris de l’épidémie. »
Mais comment s’attaquer à ces différents chantiers, en pleine deuxième vague, quand l’urgence sociale s’ajoute à l’urgence sanitaire. A fortiori à l’échelon municipal, où les équipes ont bien souvent été renouvelées après les élections ?
« Cela rend impératif de réfléchir à ce qui va dans le sens de notre projet politique, veut croire Céline De Laurens à Lyon. Par exemple, l’aide à l’installation de médecins de secteur 1, le plafonnement des loyers, l’augmentation des logements sociaux. Mais vu la situation économique, il y a fort à parier que nous ne puissions que remettre à niveau ce qui vient d’être détruit. »
Il faudra pourtant multiplier les efforts. En premier lieu lorsque se posera le casse-tête de l’accès au futur vaccin. Si sa gratuité semble acquise en France, le risque de pénurie est non négligeable. Qui y aura alors droit en premier ? Faudra-t-il l’administrer d’abord aux populations à risque ? Et prendre en compte les risques hors du champ strictement médical ? De quoi encore largement faire réfléchir les élus et les responsables sanitaires.
• MEDIAPART. 20 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/201120/comment-lutter-contre-la-pandemie-des-pauvres?onglet=full
Quartiers populaires – Interview : « On ne fait plus du social mais de l’humanitaire »
Le premier est maire d’Arras, le second de Grigny. Frédéric Leturque (centriste) et Philippe Rio (communiste) sont signataires d’une lettre ouverte au président de la République qui exige que 1 % du plan de relance soit fléché vers les quartiers populaires. Crise sanitaire, économique et sociale : la situation y est intenable.
Il y a trois ans, à l’occasion des états généraux de la politique de la ville, 150 maires lançaient l’Appel de Grigny [6], pour critiquer l’abandon des quartiers et des villes populaires. Certaines coupes budgétaires de début de quinquennat, notamment le gel des contrats aidés, avaient ulcéré des édiles de tous bords. Ensuite, il y a eu l’aventure rocambolesque du plan Borloo [7], commandé, puis enterré, avant d’être transformé en un plan Banlieue [8] inspiré du précédent.
Le 14 novembre 2020, ces maires ont alerté le président de la République dans une nouvelle lettre, sur la crise sanitaire et économique qui fait des ravages dans leurs communes. « Et je reçois des SMS pour de nouvelles signatures tous les jours, c’est une lame de fond », explique Frédéric Leturque, maire d’Arras (Pas-de-Calais). Il fait partie, avec le maire de Grigny Philippe Rio, de la petite dizaine d’élus formant le cœur opérationnel de cette interpellation. Car, « en dépit des alertes », les villes et les quartiers populaires restent « un angle mort du plan de relance ». « Aucune mesure ambitieuse n’a été prise pour répondre à la détresse sociale et économique qui frappe nos communes », écrivent-ils.
Ces élus veulent désormais que 1 % des 100 milliards du plan de relance soit consacré aux territoires en « décrochage » et que le gouvernement « renoue » avec la philosophie annoncée au début du quinquennat en faisant « confiance » aux acteurs locaux et notamment à un secteur associatif au bord du gouffre. Frédéric Leturque (centriste) et Philippe Rio (PCF) répondent aux questions de Mediapart dans un entretien croisé.
Pouvez-vous en quelques mots, pour nos lecteurs peu familiers, me décrire votre commune et en quoi elle est singulière sur le plan social et économique ?
Philippe Rio : 90 % de la population de Grigny relève de la politique de la ville. Plus de la moitié vit sous le seuil de pauvreté, 50 % des jeunes sortent du système scolaire sans diplôme… Je ne vais pas continuer cette liste, on va se mettre à pleurer. La singularité de notre territoire se lit dans cet effet de masse. Certains habitants sont tellement en décrochage social qu’ils en deviennent des invisibles, sans accès au droit, qui est une autre pandémie dans nos quartiers populaires. Nous avons aussi des phénomènes récurrents de suroccupation des logements. Rien que d’ici janvier, nous avons huit audiences avec des marchands de sommeil pour des logements qui portent clairement atteinte à la dignité.
Frédéric Leturque : La communauté d’Arras que je préside, c’est un quart de logements sociaux. La commune d’Arras dont je suis maire, 35 % de logements sociaux. Le nombre de personnes au RSA ne cesse d’augmenter, sans parler de la pauvreté invisible du fait du non-recours. Les chiffres du chômage sont plutôt corrects globalement, mais quand on zoome dans les quartiers, on peut atteindre 15, 20, 40 % de personnes sans emploi ! J’ai visité trois associations cette semaine, toutes constatent un afflux de personnes venant chercher une aide alimentaire. On ne peut pas continuer comme ça, mettre de côté un quart de la population française.
Pourquoi et comment les quartiers populaires de vos villes ont été particulièrement touchés par l’épidémie de Covid 19 ?
Frédéric Leturque : Le Covid n’est pas filtrable, il se répand partout. Mais l’accès au soin dans les quartiers pour les familles en difficulté n’est pas simple. Se soigner n’est pas une démarche commune, d’évidence, même si la prise en charge en France est plutôt honnête. Les personnes qui ont moins de moyens vivent aussi plus souvent ensemble. Cela pourrait ressembler à une caricature, mais elle est empreinte de vérité.
Philippe Rio : Nous n’avons pas de chiffres très précis sur les taux d’incidence du virus. Nous sommes une ville populaire donc nous sommes plus touchés que les autres, mais moins que certaines des villes voisines, ce que je n’arrive pas encore à m’expliquer. Ce que l’on peut dire, c’est que depuis le début de la crise du Covid-19, on ne fait plus du social, on fait de l’humanitaire. Nous avons distribué plus de 100 000 masques depuis le début de l’épidémie, on a surinformé sur les gestes barrières, par des prospectus, des affichettes, des vidéos dans la ville. On a distribué jusqu’à 500 colis alimentaires par jour. Actuellement, six bus de dépistage tournent dans nos quartiers.
Dans cette nouvelle lettre ouverte au président de la République, vous demandez que 1 % du plan de relance, soit un milliard d’euros, soit attribué aux « territoires en décrochage ». Pour le moment, qu’est-ce qui était prévu pour ces quartiers spécifiquement ?
Frédéric Leturque : Soyons honnêtes, l’État continue d’exister dans nos quartiers. Le plan pauvreté se déploie. Le programme mille jours pour les enfants se met en marche, ainsi que les cités éducatives. L’Agence nationale de rénovation urbaine, vingt ans après, est toujours active. Par contre, on ne voit pas bien comment le plan de relance vient s’incarner chez nous. Il y a des problèmes urgents à régler aujourd’hui. Pourquoi demandons-nous 1 % ? Parce que nous souhaitons que l’État réinjecte d’urgence de l’argent, notamment pour recréer les emplois aidés qu’il a supprimés, renforcer les actions de médiation, l’accès à la santé, réduire la fracture numérique. On ne doit pas avoir à discuter le bout de gras à chaque fois sur chaque projet, l’État doit nous faire confiance. Ce 1 % doit nous aider à mieux déconcentrer, pour ne pas vouloir appliquer les mêmes recettes à Grigny, Arras ou à Nantes. La complexité des gros tuyaux, partant de Paris, c’est non.
Philippe Rio : Qu’a fait le gouvernement pour nous dans le plan de relance ? Rien ! En réalité, il y a deux débats distincts. Oui, des choses ont été faites depuis trois ans dans les quartiers, mais la crise a presque changé de nature aujourd’hui. Le président annonce un plan de relance, il dit ces mots : « quoi qu’il en coûte »… Nous pensons qu’il faut accepter de réfléchir à une territorialisation des solutions et des moyens. La réponse en outre-mer, dans les quartiers ruraux délaissés ou dans nos banlieues ne peut pas être la même. Notamment parce que la crise est plus profonde ici.
Emmanuel Macron, et à sa suite la ministre déléguée chargée de la ville, Nadia Hai, ont assuré que « les trois quarts » du plan Borloo avaient été mis en œuvre [9]. Ils mentent ou sont dans le déni ?
Frédéric Leturque : Après notre premier appel de Grigny, le travail autour de Jean-Louis Borloo était en quelque sorte une offre de service. Et la gifle de l’Élysée a été un étourdissement pour nous. Derrière, le président s’est ressaisi, en annonçant des engagements. Mais ce fameux conseil présidentiel sur le sujet, je ne sais pas où il en est. Il avait aussi dit banco pour une clause de revoyure. On ne voit rien venir non plus. Bien sûr que des choses sont faites, mais attention aux notions d’engagement et de rigueur, parce que sinon, la confiance est rompue. Là, nous tendons la main une troisième fois. Dans les territoires, on tient les cordes mais jusqu’à quand ? Et avec quoi ? Et encore, je ne suis pas la commune la plus fragilisée parmi les signataires de cette lettre ouverte.
Philippe Rio : Le débat qui consiste à dire qu’on a fait 70 ou 85 % de tel ou tel plan ne m’intéresse pas, il est puéril. On avait pris une gifle après le rapport Borloo, on se relève, la vie continue, il n’y a pas à être revanchard ou amer. Mais nous ne sommes pas dans une cour d’école ! Il ne s’agit plus du même monde qu’il y a trois ans, la situation est grave !
Le lien entre pauvreté, haine et repli sur soi
Est-ce que l’on paye aujourd’hui, en temps de Covid, et pour le dire clairement, le prix humain de cette inertie ? On le sait, la pauvreté et les inégalités tuent, et a fortiori dans ce genre d’épidémie.
Frédéric Leturque : C’est la manière dont fonctionne notre société qui a besoin d’être revisitée, il ne s’agit pas simplement de critiquer le gouvernement ou le président. Ce ne sera pas le Grand Soir d’un jour sur l’autre mais pour ces quartiers, il faut un peu forcer l’État central à changer la manière dont il envisage le dialogue avec les collectivités territoriales.
Philippe Rio : On paye plus de vingt ans d’incurie de notre République. Oui, il y a eu des rendez-vous manqués sous ce quinquennat, mais est-ce qu’en trois ans on aurait remis des centres de santé chez nous, retapé l’hôpital ? Cela fait deux décennies que l’école part en sucette. Par qui a-t-on été entendu ? Vingt ans que l’on dit que l’on perd des médecins. Qui nous a écoutés ? Le problème, c’est que les crises vont plus vite que les politiques publiques. 1995, fracture sociale, 2005, émeutes, 2015 et 2017, attentats commis par des enfants de la République. Aujourd’hui cette pandémie ! Il s’agit d’un processus long, continu, douloureux. En face, avec l’appel de Grigny et cette nouvelle tribune, on essaye, avec des maires de toutes les tendances, de recréer du consensus national. Car on veut faire partie de cette République.
Vous demandez notamment « un fonds de soutien à la création de maisons médicales et de centres de santé » pour ces communes. Pensez-vous qu’il faille plus profondément revoir la gouvernance et donner aux villes des compétences (elle est aujourd’hui facultative) en matière de santé publique, pour pouvoir affiner les mesures entreprises à l’échelle d’un quartier, d’une commune, et allier ainsi sanitaire et social ?
Philippe Rio : Beaucoup de collègues ont un discours sur les agences régionales de santé (ARS), le rôle des préfectures. Pour être sincère, j’ai le sentiment depuis des mois d’avoir été au fond d’une tranchée, sans une seconde pour réfléchir. Ce que je crois, cependant, c’est qu’on a besoin d’un cadre national fort, d’une solidarité nationale. Mais c’est vrai qu’on a vu le système de santé se faire dépasser, y compris dans les hôpitaux, pendant la première vague. Plus de masques, plus de charlottes, plus de blouses ! La ville de Grigny, qui va chercher les masques de ses cantines pour les distribuer aux Ehpad et à l’hôpital du coin, sur le coup nous étions fiers mais quand même, on marche sur la tête ! Nous avons besoin de nous appuyer sur un réseau de proximité dans certains territoires. À Grigny, nous étions il y a quatre ans un véritable désert médical. Nous avons finalement recruté un chargé de projet sur la santé, qui a fait venir des professionnels, et qui nous a sensibilisés dans toutes nos politiques publiques. Les villes peuvent être des acteurs efficaces et puissants, mais souvent, il n’y a même pas de laboratoires d’analyses dans les communes populaires, c’est ça la réalité !
Frédéric Leturque : Je ne dirais pas que les communes ou les intercommunalités doivent prendre la compétence sanitaire mais elle peuvent prendre du grade en ce qui concerne la promotion de la santé, via le secteur associatif notamment. L’autre enjeu, c’est la médecine scolaire. On a besoin de réarmer la coopération entre les ARS, l’Éducation nationale et les intercommunalités sur cette question. C’est une porte d’entrée vers les jeunes et leurs familles. Globalement, on doit donner une force de frappe aux ARS, pour que la politique de santé soit ajustée aux besoins des territoires. Le plan Ségur a permis de repenser les choses sur le plan hospitalier. J’avais participé à une autre réflexion autour de la loi Ma santé 2022 où ces prémices de dialogue étaient posées. Le corps de la France, c’est comme un corps humain, il a besoin du cerveau mais chaque membre a son existence propre.
Nous sommes dans un contexte de tension et de crispation sécuritaire, à la suite des attentats récents. Dans cette lettre, vous faites le lien entre pauvreté, haine et repli sur soi, ce qui est rare dans la période, pourquoi cela vous semble important ?
Frédéric Leturque : Quand il s’agit de survivre, on ne s’embarrasse pas de sujet comme la laïcité. On gère d’autres urgences. Et quelque part on vit à côté de ces réalités, qui peuvent finir par nous submerger. Lutter contre la pauvreté est l’une des réponses à une équation complexe, qui est celle de lutter contre l’insécurité et la dégradation des rapports humains.
Philippe Rio : Quand il y a une crise ici, on souffre plus vite et on bénéficie du rebond après les autres. Les inégalités nées après 2008 sont encore bien vivantes à Grigny par exemple. À la crise économique et sociale vient s’ajouter l’horreur terroriste, et ces crispations s’y incarnent plus fortement, avec une forme de crise d’identité. Car la promesse républicaine ne s’y incarne plus, nous sommes des oubliés. Il y a des urgences sur l’emploi, la santé, la vie associative, le logement, l’éducation. Nos propositions, depuis l’appel de Grigny, tournent autour de ça, parce que c’est ainsi que nous ferons République.
Vous n’êtes pas du même bord politique, l’un centriste, l’autre communiste. Mais est-ce que la situation de détresse sociale, économique et sanitaire dans vos quartiers vous remue politiquement, vous font bouger, et comment reliez-vous cet engagement local avec ce que vos formations politiques respectives défendent au niveau national ?
Frédéric Leturque : Cela me remue humainement. Politiquement aussi mais pas au sens de la petite politique, des postures. Il y a deux ou trois ans, il fallait respecter toute une série d’indicateurs immuables, si on voulait rester debout. La règle des 3 % de déficit public, vous l’entendez encore ? Tout ce modèle a explosé. Ce que l’on vit depuis six mois est impressionnant, les lignes peuvent changer. Et c’est pour ça que notre démarche est humainement très forte, car elle transcende les courants et qu’elle en appelle au premier des Français, en plein dans la loi de finances. Ce qui veut dire que tous les parlementaires sont également responsables. Ils doivent nous entendre, et corriger le tir.
Philippe Rio : Bien sûr, je peux vous débiter tout le programme auquel je crois, la nécessité de faire d’autres choix fiscaux, de remettre de l’argent dans les services publics, etc. Mais la priorité absolue, c’est de nous donner un peu de souffle. Dans trente ou quarante ans, on regardera toute cette séquence comme une crise majeure, historique. Nous avons des contradictions, des divisions même entre nous, mais sur ce sujet, il faut faire du commun. Les maires que nous sommes ne sont pas des héros, ils ont besoin de toute urgence d’un sursaut de la nation.
Mathilde Goanec
• MEDIAPART. 20 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/201120/quartiers-populaires-ne-fait-plus-du-social-mais-de-l-humanitaire?onglet=full