Du déni à la reconnaissance ?
« Créé officiellement le 26 décembre 1945 par la France du général de Gaulle, le franc CFA était la dernière monnaie coloniale ayant cours », a souligné le journal le Monde à la suite de l’adoption, le 20 mai 2020, par le gouvernement français, du projet de loi relatif à la révision de l’accord de coopération monétaire entre la France et les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
Après des décennies de déni systématique, il est instructif de voir ce journal centriste reconnaître, enfin, que le franc CFA est une « monnaie coloniale » partagée par des pays formellement indépendants, depuis 1960 pour la plupart. Jusque-là, ce type de propos était tenu pour « extrémiste » par les médias français, et par le gouvernement français, qui a régulièrement affirmé que le franc CFA est une « monnaie africaine » et donc un « non-sujet » pour la France, comme le soutenait Emmanuel Macron en novembre 2017, à Ouagadougou. L’usage de l’imparfait dans la phrase précitée laisse penser, à tort, que la page du franc CFA a été définitivement tournée. En réalité, le déni du colonialisme monétaire et, plus généralement, des différentes facettes de l’impérialisme français en Afrique a été l’un des sports favoris de l’opinion publique hexagonale, à quelques exceptions près. Le franc CFA n’est pas encore mort. Et, il vaut la peine de le noter : ce n’est pas la « dernière monnaie coloniale ayant cours ». Le franc des colonies françaises du Pacifique (CFP), créé en même temps que le franc CFA et avec les mêmes principes de fonctionnement, est l’unité monétaire de trois ensembles territoriaux sous administration française. Sa dénomination originelle est demeurée inchangée.
Les non-dits d’une réforme
Le projet de loi relatif au nouvel accord de coopération entre la France et les pays de l’UEMOA est la suite logique de la réforme du franc CFA annoncée à Abidjan, le 21 décembre 2019, par Emmanuel Macron, en compagnie de son homologue ivoirien, Alassane Ouattara. Pour le moment, celle-ci concerne uniquement le franc CFA utilisé en Afrique de l’Ouest, à l’exclusion du franc CFA utilisé par les six pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). Trois changements principaux sont à l’ordre du jour. Le premier est la fermeture du compte d’opérations, c’est-à-dire du compte courant ouvert au nom de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) dans les livres du Trésor français. En contrepartie de la « garantie de convertibilité » du gouvernement français – sa promesse virtuelle de prêter des euros à la BCEAO en cas d’épuisement de ses réserves de change –, la BCEAO était jusque-là tenue de déposer au moins 50 % de ses réserves de change sur ce compte. Cela ne devrait plus être le cas : la BCEAO aura, en théorie, la possibilité de placer ses avoirs extérieurs où bon lui semble. Cette concession de la part du gouvernement français est une manière de couper court aux nombreuses spéculations et critiques, parfois infondées, autour du compte d’opérations. Elle s’explique également par des raisons financières : depuis quelques années, le taux d’intérêt nominal que le Trésor français offre à la BCEAO est supérieur aux taux quasi nuls auxquels il peut s’endetter sur les marchés internationaux. Il est à préciser que cela n’est pas ni n’a jamais été une faveur faite aux pays africains ; tout au contraire, les taux d’intérêt réels – les taux nominaux ajustés de l’inflation – ont souvent été négatifs. En d’autres termes, c’est comme si les pays africains, jusque-là, payaient la France pour qu’elle leur garde leurs réserves de change !
Le deuxième changement concerne le retrait des représentants français des instances techniques de la BCEAO. Là, également, l’objectif du gouvernement français est de faire taire les critiques récurrentes sur ce point. Mais il est peu probable qu’il y parvienne. Car, en lieu et place des représentants français, le nouvel accord propose la « présence au Comité de politique monétaire de la BCEAO d’une personnalité indépendante et qualifiée nommée intuitu personae par le Conseil des ministres [de l’UEMOA], en concertation avec la France ».
Le dernier changement envisagé consiste à renommer le franc CFA : il devient « eco ». Le souci du gouvernement français et de ses alliés africains de faire oublier au plus vite un sigle honni a justifié cette décision controversée. Au départ, eco est le nom qui a été collectivement retenu par les quinze pays de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), dont les huit de l’UEMOA, pour leur projet de monnaie unique régionale qui remonte à 1983. Eco est d’ailleurs l’apocope d’ECOWAS (soit la traduction anglaise du sigle CEDEAO). Après de nombreux reports, l’eco de la CEDEAO était censé voir le jour en 2020. La feuille de route de la CEDEAO tablait sur un schéma, fort peu réaliste, d’intégration graduelle. Les pays qui rempliraient les critères de convergence – c’est-à-dire les critères d’entrée dans la future zone eco – devaient lancer l’eco en 2020. Apparemment, seul le Togo était dans ce cas. La question qui se pose maintenant est de savoir si les pays de la CEDEAO non membres de l’UEMOA, dont les anglophones, accepteront que ceux de l’UEMOA reprennent le nom eco sans autre forme de procès. En attendant, la rhétorique de la « fin » du franc CFA n’a aucune portée opérationnelle puisque l’eco fiduciaire – la circulation des billets de banque et pièces eco – devra attendre quelques années.
S’il est encore moins justifié de parler de « fin » du franc CFA en Afrique de l’Ouest, c’est parce que les mécanismes qui fondent ce dispositif monétaire colonial sont toujours en place. Une abolition du franc CFA aurait nécessité au moins, symboliquement, la fin de l’accord de coopération monétaire entre la France et les pays de l’UEMOA, c’est-à-dire l’abolition de tout lien formel de subordination monétaire de ces derniers vis-à-vis du Trésor français. Or cet accord a été renouvelé dans l’optique de rendre moins visible la domination monétaire française. La parité fixe avec l’euro, objet majeur de la critique des économistes, a ainsi été maintenue. De même, le Trésor français garde toujours un rôle de « garant », qu’il n’a jamais vraiment exercé, ainsi que le reconnaît, entre les lignes, le projet de loi.
L’esprit de la réforme du franc CFA est « tout changer pour que rien ne change ». C’est le principal enseignement que l’on peut tirer de l’audition de deux techniciens du Trésor français et de la Banque de France par la commission des finances de l’Assemblée nationale française, le 12 février 2020. De leur propre aveu, la réforme a pour objectif de sortir des « irritants politiques » sans affecter les « éléments essentiels »du système CFA, à savoir la parité fixe avec l’euro et la « garantie de convertibilité », une périphrase pour désigner un mécanisme de contrôle destiné à garantir les intérêts économiques français.
L’afrolibéralisme comme alternative ?
Avant l’annonce de décembre 2019, on pouvait identifier quatre positions sur la question de la réforme du franc CFA. La première est la perspective du « réformisme symbolique » : on se débarrasse des symboles gênants, mais on garde le cœur du système C’est la position du gouvernement français, c’est celle qui est reflétée dans le projet de loi.
La deuxième est la perspective de ce que l’on pourrait baptiser « réformisme adaptatif ». Elle consiste à sauvegarder le pré carré monétaire en l’adaptant à un contexte marqué par un déclin économique et géopolitique de la France. Les propositions comme celles visant à remplacer les représentants français par des Européens et à ancrer le franc CFA à un panier de monnaies (au lieu du seul euro) s’inscrivent dans cette optique. Mais elles tiennent plus du wishful thinking, d’une pensée magique. Le gouvernement français n’est pas prêt à céder volontairement son influence sur son pré carré et ne peut « octroyer » de garantie dans une monnaie tierce.
Tandis que ces deux premières positions émanent de l’intelligentsia françafricaine, la perspective dominante chez les panafricanistes est ce qu’on pourrait appeler celle de l’« abolitionnisme néolibéral ». De quoi s’agitil ? C’est un projet tout à fait paradoxal mais illustratif de la déshérence intellectuelle d’un panafricanisme contemporain noyé dans les eaux glacées de l’afrolibéralisme. Il consiste à dépasser le franc CFA, à mettre hors jeu la France viaune intégration monétaire d’essence néolibérale dans un cadre régional plus large. En effet, beaucoup d’intellectuels et de mouvements panafricanistes croient, à tort, que la monnaie unique CEDEAO, telle qu’elle a été envisagée jusque-là, est une alternative au franc CFA. Ils éludent le fait que la monnaie unique CEDEAO partage la même philosophie monétaire que le franc CFA, devenu euro CFA à partir de 1994, avec la transposition des critères de Maastricht aux pays de l’UEMOA et de la CEMAC. Or c’est un point que le gouvernement français et son allié ivoirien ont parfaitement compris : au jeu des critères de convergence, les pays de l’UEMOA pris collectivement pourront difficilement se faire battre par le reste des pays de la CEDEAO. La dernière position, qui est la nôtre, est celle de l’« abolitionnisme souverain ». Perspective minoritaire, elle met en avant le fait que les conditions politiques et économiques pour un partage mutuellement bénéfique d’une même monnaie ne sont pas remplies au sein de l’UEMOA, un ensemble qui n’a de justification que celle liée à l’histoire coloniale. Par conséquent, ces conditions seraient encore plus problématiques dans un cadre plus large, comme celui de la CEDEAO, où le commerce intracommunautaire est faible (environ 10 % du commerce total) et dont le PIB est dominé à près de deux tiers par le Nigeria, un des rares pays pétroliers de la zone.
Pas plus que la monnaie coloniale aujourd’hui contestée, une monnaie sans souverain – l’euro tropicalisé que la CEDEAO entrevoit – ne peut être une réponse satisfaisante aux défis économiques de la région. Si les pays de la CEDEAO veulent une monnaie unique fonctionnelle et bénéfique pour tous, ils devraient d’abord travailler au plus vite à une union politique fédérale. Le mimétisme ne doit pas les pousser à mettre la charrue avant les bœufs comme les pays de la zone euro l’ont fait. Toutefois, au regard de la faible probabilité à court et moyen terme de l’avènement d’une union fédérale en Afrique de l’Ouest, un abolitionnisme souverain recommanderait plutôt la mise en place de monnaies nationales solidaires : chaque pays de la région doit avoir sa propre monnaie et les différentes monnaies nationales pourraient être rendues solidaires via un système de paiements régional, une unité de compte commune, la mise en place d’un fonds monétaire, la mise en commun d’une partie des réserves de change et l’adoption de politiques communes d’autosuffisance énergétique et alimentaire. Un tel système permet d’avoir tous les avantages attendus d’une monnaie unique sans les inconvénients notoires que la crise de la zone euro depuis 2008 et celle de long terme des pays CFA ont fait ressortir avec acuité.
L’impasse monétaire de l’Afrique de l’Ouest est, d’une certaine manière, l’expression de la contradiction à laquelle les pays francophones font face. D’un côté, leurs élites écartent toute idée d’une monnaie nationale : nombre de panafricanistes, prompts à critiquer leurs maîtres coloniaux, pensent paradoxalement comme eux que les pays de l’Afrique francophone ne sont pas capables, pour une raison ou une autre, de gérer avec succès une monnaie nationale ; ce qui ne laisse que l’option d’une monnaie unique. Mais, d’un autre côté, ces pays peuvent difficilement sortir du statu quo monétaire colonial étant donné qu’ils n’ont montré aucune volonté de s’unir dans un cadre fédéral ni entre eux ni avec leurs voisins, un préalable à une intégration monétaire réussie. De ce point de vue, on pourra reconnaître une certaine cohérence politique à la position du gouvernement français. Pendant ce temps, la grande majorité des contempteurs africains de l’impérialisme occidental voient, hélas, dans les projets afro libéraux – monnaies uniques sans souverain, zone de libre-échange continentale, etc. – la réalisation des idéaux du panafricanisme originel. Espérons que la ratification du nouvel accord de coopération monétaire dans chacun des huit pays de l’UEMOA suscitera un débat clarificateur.
Ndongo Samba Sylla est économiste à la Fondation Rosa Luxemburg.
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