Les autorités algériennes ont organisé un référendum constitutionnel [dont l’objectif était d’aller vers un système semi-présidentiel] le 1er novembre, date anniversaire du déclenchement de la lutte armée contre le colonialisme. Plus d’un an après les manifestations historiques appelant au rejet de l’élection présidentielle, cette initiative d’un pouvoir aux abois a été perçue comme une tentative de revenir à la situation antérieure au 22 février 2019, tout en essayant de raviver un mythe largement érodé.
Certes, le reflux du mouvement populaire est incontestable. Pourtant, malgré une sévère répression et la pandémie de Covid-19, les Algériens ne sont pas dupes : le scénario mis en place ne répond en aucun cas à la volonté de changement exprimée dans les rues du pays, mais a plutôt à voir avec les luttes entre factions rivales au sein de la classe dominante. L’abstention massive [seuls 23,7 % des électeurs se sont déplacés] démontre la lucidité de la population.
Complexité des faits
Pour notre part, plutôt que de déplorer l’instrumentalisation par le gouvernement d’une date symbolique, nous estimons qu’il est nécessaire de porter un regard critique sur notre histoire récente ; non pas pour associer nos voix à celles qui souhaiteraient enterrer définitivement les espoirs de transformation sociale mais, au contraire, pour rouvrir un avenir à la révolution.
Pour ce faire, il nous appartient de rompre avec la sacralisation ou les légendes entourant le geste indépendantiste, car elles nourrissent un obscurantisme chauvin et constituent des obstacles psychologiques à toute velléité de rupture. Il s’agit donc de nous départir d’une pensée mutilée et de faire en sorte que le souvenir des combats passés n’entrave pas les luttes actuelles.
N’ayons pas peur de nous confronter aux faits historiques dans toute leur complexité. D’autant que les protagonistes de novembre 1954 n’ont pas vocation à être sanctifiés ni démonisés. Ils doivent d’abord être compris selon leurs itinéraires, leurs actes et leurs intentions ; à savoir débloquer une situation de crise en tenant compte de la conjoncture internationale, afin de renverser un ordre injuste.
Cela revient à évaluer les contributions des vivants, des survivants, qui ont pesé sur les destinées du pays depuis l’indépendance, à rebours d’une lecture par trop morbide et focalisée sur les martyrs tombés au champ d’honneur ou sous la torture coloniale. En effet, nous parviendrons à contrer la « fuite en arrière » en renouant avec un humanisme qui était déjà en gestation chez les pionniers de l’indépendance, tout en dépassant leurs limites propres.
Violence légitime et terrorisme aveugle
De plus, la mémoire ne saurait être confondue avec l’histoire, au risque de la diluer dans le ressentiment, des deux côtés de la Méditerranée. Précisons qu’une expérience partagée n’aboutit pas toujours à une histoire commune. Si la nature des liens entre les sociétés algérienne et française a considérablement évolué depuis 1962, les discours nostalgiques ou revanchards sont à balayer, tout comme les schémas périmés.
Le recours à certaines formes de violence s’est avéré nécessaire voire légitime aux yeux des colonisés pour se libérer. Reconnaître cette réalité n’implique pas pour autant l’adhésion a posteriori au paradigme de la lutte armée, qui minimise ou évacue la place de la résistance civile, des sensibilités politiques, du mouvement syndical, des travailleurs émigrés, des intellectuels, des artistes, etc.
« La conquête des libertés démocratiques ne peut s’envisager au détriment des préoccupations concrètes de ceux privés de citoyenneté »
Certaines modalités, comme le terrorisme aveugle, ont contribué à souder dans la peur la communauté européenne et à démanteler les directions indépendantistes avec la « grande répression d’Alger » de 1957. Et il nous reste à établir le bilan des violences entre nationalistes, sans relativiser les responsabilités des forces françaises de répression.
Si la révolution ne saurait se réduire au recours à la violence physique légitime dans le but de s’émanciper de la tutelle coloniale, ce processus n’en a pas moins été bloqué, dans la mesure où il n’a pas pu surmonter les contradictions de la société algérienne pour consacrer le triomphe des libertés individuelles et collectives.
Mais rouvrir un avenir à la révolution, c’est aussi répondre aujourd’hui aux exigences de la majorité de la population qui ne saurait se contenter de slogans favorables à l’instauration d’un « Etat de droit » ou d’un « état civil », par le recours hypothétique à une Assemblée constituante, renouant ainsi avec le mot d’ordre porté sans réelle stratégie par le mouvement indépendantiste.
Nouveau rapport de forces
Nous pensons que la conquête des libertés démocratiques ne peut s’envisager au détriment des préoccupations concrètes des citoyens privés de citoyenneté. La remise en cause, dans les faits, des mécanismes de prédation, de la corruption de l’administration et de l’arrogance des tenants du pouvoir est une condition nécessaire, mais non suffisante.
En effet, la consécration des libertés d’expression ou de rassemblement ne procédera que de la constitution d’un nouveau rapport de forces, en s’appuyant sur les luttes sociales et sur la mobilisation de larges pans de la population, afin de desserrer l’étau répressif, pour arracher la libération de tous les détenus, et faire vaciller l’ordre patriarcal sur lequel repose le régime militaro-policier.
De même que la dignité ne se négocie pas, l’égalité entre les femmes et les hommes ne saurait demeurer un principe abstrait derrière lequel se cachent les bonnes consciences. Les crimes et violences qui choquent l’opinion ne trouveront pas de solution avec la peine de mort, mais par l’abolition de pratiques archaïques légitimées par la tradition et la religion.
Nous invitons enfin à affronter les problématiques trop souvent évacuées par les progressistes, comme la séparation de la religion et de l’Etat ou la démilitarisation de la société. Sans une révolution culturelle qui s’articulerait à une révolution sociale, les espoirs suscités par le Hirak resteront hors de portée, et pour longtemps.
Nedjib Sidi Moussa (Historien) et Mohammed Harbi (Historien)