« Skype est devenu gris. La lumière qui montre si on est connecté est devenue grise. Alors que la lumière était toujours verte chez ma maman, toujours. » L’été commence à peine en cette fin juin 2019 et Nadia, qui vit aux États-Unis, s’inquiète. Sa mère, Chantal, ne répond plus à ses appels. Certes, les deux femmes se sont parlé la veille, mais, d’ordinaire, elles discutent tous les jours. « Moi aussi, j’avais eu maman le samedi. Mais le dimanche, pas de nouvelles. Le lundi, pas de nouvelles », raconte Amina, la sœur de Nadia. À l’époque, elle vit en France, en région parisienne. Comme sa sœur aux États-Unis, elle a pour habitude quotidienne de papoter avec sa mère. « C’est comme ça qu’on vivait. »
Alors cette tonalité qui sonne dans le vide ne les rassure pas. Y a-t-il un problème de connexion dans le village du Pays basque où habitent Chantal, 72 ans, et son mari Jean, 90 ans ? Amina missionne sa fille, vivant en région bordelaise, pour contacter le maire et en avoir le cœur net. Au même moment, l’aide ménagère de Chantal et Jean trouve leur maison complètement fermée. Elle aussi s’inquiète et appelle les pompiers. « C’est là qu’on a su que c’était fini. »
Dans la maison blanche aux volets rouges – « une ferme dont maman a fait un château » – gisent les corps de Chantal et de Jean. Elle, sur le canapé, lui au sol, fusil de chasse à ses côtés, l’arme dont il s’est servi pour abattre son épouse, avant de se suicider. Amina apprend la mort de sa mère par sa fille. Comme pour refuser l’évidence, le maire de la ville aurait annoncé à la jeune femme que sa grand-mère « s’est donné la mort ». Au volant sur une route américaine, Nadia reçoit un appel de sa sœur. « Rabats-toi. Éteins la voiture. Retire les clés », lui intime Amina.
Jean a tué Chantal pendant qu’elle dormait, en tirant sur elle à bout portant, la carabine sur la mâchoire. Lorsque son corps a été retrouvé, elle avait un drap sur le visage. « Il n’a pas voulu regarder son acte en face », juge Nadia. Un acte prémédité, selon les deux sœurs. D’abord, le nonagénaire, marié avec Chantal depuis 2006, a laissé une lettre de plusieurs pages, où il parle de sa sœur, du maire du village, des prêtres alentour et d’événements vieux de plusieurs décennies. Sans jamais mentionner son épouse. Une lettre si longue et si bien rédigée « qu’il n’a pas pu l’écrire ce jour-là », affirment les filles de Chantal.
Surtout, il y a le fusil. La carabine rouillait depuis longtemps dans le grenier, comme les douilles utilisées pour commettre le crime. Mais vers 19 heures ce dimanche-là, les voisins ont vu Jean descendre dans le champ, avant d’entendre une détonation, comme s’il voulait vérifier que le fusil fonctionnait encore. « Il a dû essayer l’arme à ce moment-là. On a essayé de chercher la douille dans le champ », soupire Amina.
Après le meurtre, les deux sœurs sont restées quelques jours sur les lieux du crime. Pour s’occuper des chats, des chiens et des ânes de leur mère – la preuve que Chantal n’était « pas consentante » pour mourir : « Elle n’aurait jamais laissé ses animaux comme ça. » Une fois dans la maison, les deux quadragénaires ont cherché à retracer le déroulé de la dernière soirée de leur mère, prêtant attention aux détails les plus ordinaires.
Ce dernier dimanche soir, Chantal a préparé le dîner pour Jean, mais elle n’a pas mangé, ce qui lui arrivait parfois. L’assiette sale attend toujours d’être lavée dans l’évier. Dans la salle de bains, traînent encore les vêtements sales du nonagénaire, qui a pris sa douche « comme d’habitude ».
Face au bureau, en revanche, il manque quelque chose : la feuille sur laquelle Chantal avait noté les numéros de téléphone de ses filles. Normalement accroché au mur, le papier a disparu. Nadia et Amina le retrouveront dans le hangar, là où Jean avait pour habitude de brûler des petits détritus. « Il a eu la présence d’esprit d’arracher ce papier et de le jeter dans le tas à brûler », s’indigne Amina.
Sur le bureau, les deux sœurs retrouvent la demande de passeport que venait de déposer leur mère. Elles avaient prévu de passer l’été au Maroc, entre filles. Jean, lui, rechignait à quitter le village, alors que Chantal avait pas mal baroudé avant de le rencontrer via les petites annonces du Chasseur français. « Elle avait l’habitude de bouger, de voyager, elle a tout laissé tomber pour lui. Cet été-là, on devait se retrouver, c’est là qu’il y a eu le drame. » D’après les filles de Chantal, le nonagénaire n’aurait tout simplement pas supporté qu’elle le laisse seul durant ce séjour.
« Arrivé à un certain âge, on appelle ça un “suicide altruiste” »
Après le meurtre, la rumeur d’un « pacte suicidaire » a couru dans le village. Une autre version du « suicide altruiste » dont se font parfois écho médias et autorités lorsqu’une femme âgée est tuée par son conjoint. Il suffit de parcourir le décompte réalisé sur l’année 2020 par le collectif Féminicides par compagnon ou ex [1] pour se rendre compte de l’étendue du drame.
Sur les 87 féminicides actuellement recensés pour 2020, 14 concernent des femmes de plus de 70 ans. Dans neuf de ces cas, l’époux s’est ensuite donné la mort. Dans deux autres, il a tenté de mettre fin à ses jours. Bien souvent, il est mentionné une lettre, où le meurtrier tente de justifier son geste.
On y lit, avec une tragique régularité, la maladie de l’épouse, sa lourde pathologie, son affaiblissement et son état de santé dégradé. La vieillesse et l’isolement, aussi. « Arrivé à un certain âge, on appelle ça un “suicide altruiste”. Quand madame est malade, qu’elle ne répond plus à son rôle de femme au foyer, de domestique, monsieur décide de s’en débarrasser, tempête Sandrine Bouchait, présidente de l’Union nationale des familles de féminicide (UNFF). Ces femmes n’échappent pas à leur mari par la séparation, mais d’une autre façon, par la maladie, la vieillesse. »
Dans le Pays basque, Chantal n’était pas malade, elle avait même vaincu un cancer. Pourtant, avec ce passeport et ce voyage programmé au Maroc, ses filles estiment que Jean a pensé qu’elle allait, elle aussi, lui échapper.
Des procès trop rares
On le sait assez peu, mais les femmes de 70 ans et plus représentent la deuxième tranche d’âge la plus touchée par les féminicides, selon l’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple, parue en août dernier. Depuis 2006, la Délégation aux victimes (DAV), structure commune à la police nationale et à la gendarmerie nationale, mène tous les ans cette enquête en analysant individuellement chaque décès, « au-delà de la commission des faits en eux-mêmes et de leur simple qualification pénale ».
En 2019, sur les 146 victimes recensées par cette étude, trente avaient plus de 70 ans. Pour les auteurs, la tranche des 70 ans et plus est la plus représentée. En 2020, la première victime recensée par le collectif Féminicides par compagnon ou ex, Raymonde, était une octogénaire malade. « Lorsque les victimes sont âgées de 70 ans et plus, la moitié d’entre elles a été tuée en raison de sa maladie, vieillesse et/ou de celle de l’auteur (15 femmes sur 30) », détaille l’enquête de la DAV.
« Quand une femme est malade, elle ne remplit plus son rôle domestique, c’est une séparation. Ces messieurs vont devoir faire les corvées, cela leur est insupportable. Les hommes ne sont pas éduqués au care, mais habitués à être servis, surtout cette génération », estime Julia, du collectif Féminicides par compagnon ou ex. Elle pointe l’ironie : en France, la majorité des aidants sont des aidantes – 59,5 % selon une étude de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) parue en 2019. « Mais alors, pourquoi, elles, elles ne tuent pas leur mari malade ? »
Ces féminicides de femmes âgées restent encore peu visibles. « Déjà, vivantes, après 60 ans, on se retrouve transparentes, mais mortes, on l’est doublement », s’indigne Julia. Ce d’autant plus que les actions en justice se révèlent particulièrement rares. « Dans la majorité des cas, monsieur se suicide ensuite, donc il y a extinction de l’action publique », explique Sandrine Bouchait.
Cela ne signifie pourtant pas qu’aucune enquête n’est menée. Ainsi, en mai dernier, à Anglet (Pyrénées-Atlantiques), un homme de 89 ans tue sa femme de 83 ans, avant de retourner l’arme contre lui. Une lettre est retrouvée sur les lieux, rédigée par le mari. Si elle fait état du malaise du ménage, le procureur de la République de Bayonne, Jérôme Bourrier, refuse pourtant de parler de suicide du couple.
« Effectivement, l’auteur est décédé, donc il y a eu extinction de l’action publique. Pour autant, nous avons conduit une enquête pour homicide volontaire par conjoint, en réalisant des autopsies, une enquête de voisinage… D’une part, il a tué sa femme. D’autre part, certes, il y a cette lettre, où il fait part d’une situation de détresse et de la maladie de son épouse, mais ça reste un courrier écrit par l’auteur. Il motive son geste comme il le souhaite », détaille Jérôme Bourrier. Rien ne prouve en effet que la victime avait demandé à mourir. « On peut aussi imaginer que c’est l’auteur qui, lui, ne supportait pas de voir sa femme malade. »
Dans ces affaires, « le suicide offre un aspect martyr, héros, à l’auteur, regrette Julia. On entend : “Quand même, il a donné sa vie.” Et pendant ce temps, on rediscute encore du consentement des femmes. Leur consentement à être tuées. » Or, comment affirmer qu’une dame malade, n’ayant plus tous ses moyens de surcroît, ait pu adhérer à un tel acte ?
« La maladie d’Alzheimer ne donne pas une autorisation à tuer », insiste d’ailleurs Paul Rabesandratana [2], substitut général de la cour d’assises de l’Isère, en novembre 2017. Face à lui, Hubert Ougier, vieillard de 81 ans, qui, deux ans plus tôt, a étouffé Nicole, son épouse malade avec un traversin. « Elle était dure avec moi, elle pouvait me disputer parce que j’avais mis trop de temps pour faire les courses. À la fin, elle était devenue dépendante et je devais la laver, lui faire à manger. Cette nuit-là, je n’avais pas dormi et quand je me suis levé, j’ai vu l’oreiller et je l’ai plaqué contre son visage, je ne sais pas pourquoi. Après, j’ai essayé de me suicider, mais je n’ai pas réussi », raconte l’octogénaire à la barre [3]. Pas de quoi convaincre le substitut général qu’il s’agit là d’un « suicide altruiste », puisqu’il n’existe « pas de justification au crime ».
« Elle a essayé de se débattre et crié pour qu’il arrête. Elle n’était pas du tout d’accord, mais lui avait pris sa décision », se souvient Me Flore Abadie O’Loughlin, avocate du fils du couple, qui s’était constitué partie civile. « Elle a tenté de le repousser, elle n’a pas eu une fin paisible. Selon monsieur, elle ne voulait plus vivre et il a eu ce geste pour lui rendre service. Mais ce n’est pas le cas, les personnes Alzheimer ne se rendent pas compte de leur état. Et surtout, elle n’avait jamais manifesté le souhait de mettre fin à sa vie. À aucun moment. »
L’avocate se remémore aussi la difficulté de sa position de conseil : le fils du couple souhaitant à la fois que justice soit faite pour sa mère et que la peine de son père ne soit pas trop lourde. « Monsieur voulait nous faire croire qu’il s’agissait d’un acte décidé ensemble, alors que ce n’était pas du tout le cas, mais je ne pouvais pas le bousculer, sinon sa peine aurait été plus forte que ce qu’attendait son fils. » Le procès, pour lui, a évidemment été douloureux, coincé entre son amour pour sa mère et son envie d’épargner, malgré tout, son père.
Pour avoir étouffé sa femme, l’octogénaire a été condamné à cinq ans de prison avec sursis. « Le résultat ne sera jamais bon, mais les choses ont pu être dites », souligne Me Flore Abadie O’Loughlin.
La mort de Chantal, elle, ne sera jamais jugée au tribunal. « Son assassin s’est tué, on n’aura pas de procès, il n’y aura pas de justice », constate amèrement Amina. Même leur deuil a été enlevé aux deux sœurs, qui n’ont pas pu voir leur mère dans son cercueil, à cause de l’autopsie. « La dernière image que j’ai, c’est maman dans une boîte. Tout ce que je peux imaginer, c’est qu’elle est défigurée », souffle lentement Nadia. Alors, toutes les deux, avec leurs filles et quelques autres, se sont rassemblées peu de temps après le meurtre devant la mairie du village où vivait Chantal [4]. « On voulait être là, montrer qu’on ne laisserait pas tomber notre maman. Jusqu’à notre dernier souffle. »
Cécile Andrzejewski