L’assassinat barbare de Samuel Paty, vendredi 16 octobre, pour avoir enseigné à des élèves la liberté d’expression, première de nos libertés fondamentales, donne lieu à un véritable concours Lépine de propositions destinées à lutter contre la haine en ligne, dans lequel la démagogie n’est pas le moindre des dénominateurs communs.
Au titre de ces solutions miracles figure une suggestion portée à nouveau par la procureure générale de la cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault, visant à soustraire à la loi du 29 juillet 1881 les infractions réprimant les discours dits de haine, c’est-à-dire toutes celles qui ont pour objet de lutter contre le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie, bref, toutes les discriminations. Cette proposition consiste à affaiblir, pour ces délits, un formalisme qui est une garantie de procédure protectrice de la liberté. Bien entendu, de telles protections sont gênantes pour ceux qui exercent des poursuites, mais c’est leur raison d’être, et les droits de la défense ne doivent pas être bradés au seul prétexte qu’ils compliquent la tâche des parquets…
Il n’y aurait pas pire symbole aujourd’hui que d’affaiblir la loi de 1881 en la détricotant, alors qu’il s’agit précisément du but poursuivi par ceux qui ont armé l’assassin. A-t-on oublié que Charlie Hebdo avait été attaqué pour injure raciale ? Et, s’il a été relaxé pour avoir publié les caricatures de Mahomet, c’est précisément grâce aux protections figurant dans la loi sur la presse pour ce type d’infractions. Quel signal enverraient les pouvoirs publics s’ils faisaient aujourd’hui reculer la liberté fondamentale d’expression, au moment même où un enseignant est mort d’en avoir enseigné la quintessence ? Cette symbolique insupportable validerait paradoxalement la stratégie de terreur. Ce n’est pas le moment d’affaiblir l’héritage des Lumières, mais au contraire de le renforcer encore et toujours, et de réaffirmer qu’il fait partie du socle des valeurs inaliénables auquel la nation est viscéralement attachée.
Respecter la mémoire de Samuel Paty, c’est au premier chef rester ferme sur les principes qu’il enseignait. Cela implique d’envoyer un message fort à ceux qui veulent remettre en cause une loi iconique, la loi du 29 juillet 1881, qui constitue un véritable totem républicain, mettant en œuvre une liberté proclamée dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et intégrée dans le bloc de constitutionnalité.
« Affaiblir la loi elle-même est un cache-sexe pour dissimuler l’indigence budgétaire dans laquelle est entretenue la lutte contre les dérives des réseaux sociaux »
Il n’est pas question de nier ici le problème majeur de société que pose le phénomène de masse de la haine en ligne. Mais en admettant même que, dans une telle période, lutter pour des principes soit dérisoire, ce que nous ne pensons pas, la loi de 1881 est un bouc émissaire facile dont l’affaiblissement ne résoudra rien. Des voix se lèvent afin que des procédures rapides soient aménagées pour sanctionner les dérapages sur les réseaux sociaux, par le biais par exemple de ce qu’on appelle les comparutions immédiates. Personne ne disconvient que la réponse pénale doit en cette matière être rapide, et rien n’empêche le législateur d’ajouter trois mots à la loi existante pour prévoir que de telles procédures peuvent être utilisées pour les affaires simples, dans le domaine de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, sans modifier ce bloc de règles. Bien plus, la loi de 1881 contient déjà une disposition obligeant en principe le juge à statuer dans un délai très court, et il suffirait de préciser que cette exigence est impérative…
Le problème est ailleurs, c’est une question de moyens, et affaiblir la loi elle-même, ses mécanismes de protection de la liberté d’expression, est un cache-sexe pour dissimuler l’indigence budgétaire dans laquelle est entretenue la lutte contre les dérives des réseaux sociaux. Voilà une dizaine d’années, au bas mot, que la haute hiérarchie judiciaire a fait le choix d’affaiblir les chambres chargées de réguler la liberté d’expression en retirant des greffiers et des magistrats, et il n’est pas admissible de mettre aujourd’hui les dysfonctionnements sur le compte d’un droit trop protecteur. C’est évidemment une forme de tartufferie. Il suffirait d’une dizaine de magistrats et greffiers et d’autant de policiers formés aux enquêtes dans le cybermonde pour revenir à un traitement judiciaire efficace de la haine en ligne. Plutôt que des coups de menton, c’est à court terme la seule réponse efficace.
Anonymat combiné au pseudonymat
A long terme, des voix se lèvent pour prétendre que l’anonymat n’est pas le problème car il n’existerait pas, au regard des nombreuses traces numériques que nous laissons tous en ligne. Cette docte affirmation de supposés « sachants » est une contre-vérité. N’importe quel juge ou avocat qui s’est frotté à la nécessité d’identifier un contenu illicite diffusé par un internaute connaissant les moyens de casser les chaînes d’identification le confirmeront. Entre les VPN qui renvoient à des adresses IP situées dans des contrées exotiques, les opérateurs américains qui ne répondent pas aux juges français en se réfugiant derrière le premier amendement à la Constitution des Etats-unis, et le dark Web [l’Internet clandestin], les obstacles à l’identification sont variés et efficaces. Ils suffisent au moins à installer l’impunité pour la haine en ligne « ordinaire » de masse, pour laquelle il est inenvisageable de mettre en œuvre les procédés ultrasophistiqués qui peuvent être utilisés par des hackeurs de haut vol ou des services secrets. De fait, cet anonymat combiné au pseudonymat est la donnée principale qui a installé la culture d’irresponsabilité, car il fait tomber les digues psychologiques limitant dans une certaine mesure la haine et la violence dans le monde physique. Affirmer le contraire est une forme de manipulation.
Doit-on a posteriori regretter l’anéantissement de la loi dite Avia, en juin 2020, par le Conseil constitutionnel, au nom de la protection des libertés fondamentales ? Les sages et ceux (dont nous sommes) qui se sont élevés publiquement contre cette loi n’ont-ils pas pêché par angélisme, en défendant un statu quo qui s’apparente à une forme de chaos numérique ? On ne peut éluder ce questionnement. La réponse qui consistait à déléguer aux plates-formes un pouvoir général de censure du Net n’était pas la bonne, et comportait des risques réels de surmodération qui justifiaient de rejeter ce texte.
Zone de non-droit
Pour autant, personne ne peut non plus se satisfaire de la persistance d’une zone de non-droit dans laquelle prospère la haine. Il reste qu’ici comme ailleurs la solution passe par l’allocation de moyens significatifs. Des pistes existent : permanences judiciaires, création d’un centre d’arbitrage en ligne des contenus postés sur les réseaux sociaux et doté de vraies ressources, le cas échéant de la part des plates-formes elles-mêmes, renforcement des équipes d’enquêteurs formés aux investigations numériques, etc. Mais au-delà, pour traiter structurellement la question de l’anonymat, il faut s’attaquer aux mécanismes fondamentaux des usages du Net, et cela ne peut se faire que dans un cadre supranational.
Chacun connaît la propension du politique à légiférer sous le coup de l’émotion, mais la liberté d’expression est dans un équilibre fragile qui doit exclure des textes de circonstance, mous sur les principes, et sapant à long terme des valeurs fondamentales. Pour honorer la mémoire de M. Paty, on devrait à jamais considérer comme un idéal intangible le principe suivant, posé par la Cour européenne des droits de l’homme en 1976 dans son fameux arrêt Handyside : « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve des restrictions mentionnées, notamment dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique. »
Christophe Bigot (Avocat)