Dans une trop rapide interview donnée au Journal du dimanche, le 15 juin, la garde des sceaux, Nicole Belloubet, a annoncé qu’une réflexion serait envisagée afin de retirer l’injure et la diffamation de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, une des grandes législations de la IIIe République, un des plus solides piliers de notre démocratie depuis près de cent cinquante ans.
C’est cette loi qui permet aux journalistes de travailler librement, aux citoyens de s’exprimer sans crainte et à la société de respirer le bon air des opinions divergentes. C’est cette même loi qui prévoit un arsenal répressif, qui n’a cessé de s’enrichir, contre les dérapages des uns et les abus des autres, en particulier pour lutter contre les messages de haine et de violence. C’est en application de cette loi que les tribunaux assurent l’équilibre fragile entre droits et devoirs des journalistes.
On n’ose croire que la volonté du gouvernement serait d’en finir avec cette vénérable institution ; ce qui serait pourtant le cas avec une telle suppression, puisque les délits de diffamation et d’injure représentent 90 % du contentieux des délits de presse, qui ne seraient donc plus… des délits de presse.
« La régulation des contenus de haine sur le Net, en particulier sur les réseaux sociaux, est un vrai sujet, mais désigner la loi sur la presse comme responsable de l’impunité est une monumentale hypocrisie »
Pour quelles raisons le gouvernement entend-il remettre en cause cette vieille dame ? Il l’exprime sans faux-fuyants : pour réprimer plus facilement, car moins de garanties, moins de prescriptions, c’est plus de répression.
S’insurger contre une telle volonté n’est pas uniquement dicté par le souhait de voir protéger les médias ou une corporation quelconque, mais c’est défendre une liberté fondamentale dont dépendent toutes les autres, « le droit le plus précieux de l’homme », dit la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ce sont en effet toutes les libertés démocratiques qui dépendent du bon usage de cette liberté.
Une monumentale hypocrisie
Ne lui faisons pas non plus de procès d’intention. Cette volonté gouvernementale semble mue par une méconnaissance coupable de la matière davantage que par une volonté de museler la presse. Mais une telle réforme n’en fournirait pas moins les instruments à d’autres, plus mal intentionnés, qui n’auraient plus à se préoccuper de supprimer ce garde-fou, s’ils devaient accéder au pouvoir…
La régulation des contenus de haine sur le Net, en particulier sur les réseaux sociaux, est un vrai sujet, qui ne peut laisser indifférent. Mais désigner la loi sur la presse comme responsable de l’impunité est une monumentale hypocrisie.
La difficulté à réguler ces modes d’expression ne tient pas aux mécanismes de la loi de 1881, mais à des facteurs qui lui sont étrangers : l’extranéité des plates-formes, qui complique la poursuite des contenus postés de l’étranger ; l’anonymat, qui neutralise les mécanismes de responsabilité civile ou pénale, quel que soit le texte dans lequel les infractions sont logées. Or, ces difficultés ne pourront être résolues qu’en mettant des moyens dans cette lutte, et non en procédant à un affichage purement politique d’une volonté répressive.
Il y a dix magistrats à Paris pour s’occuper de la liberté d’expression, parquet et siège confondus. Autant qu’avant la naissance d’Internet… Alors que, dans le même temps, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) compte deux cents agents. Ce déséquilibre parle de lui-même.
La légitime lutte contre les discours de haine ne peut tout autoriser.
Toutes les facilités procédurales ont déjà été introduites dans la loi sur la presse pour faciliter la poursuite des contenus de haine. La prescription a été portée à un an au lieu de trois mois, et le tribunal est désormais libre d’adopter la qualification pénale qui lui paraît adéquate. Rien dans la loi n’interdit de juger ces affaires rapidement, dès lors que le responsable est identifié. Il faudrait juste allouer à la justice les moyens de faire son office en temps raisonnable. La loi sur la presse prévoit d’ailleurs que les jugements devraient être prononcés dans les trente jours suivant la saisine du tribunal. Mais cette obligation-là n’est jamais respectée.
Un modèle de loi très précieux
Il ne s’agit pas de protéger un totem ou une vache sacrée. Il ne s’agit pas de fétichisme, non, mais d’une réalité objective et démontrable. Le nouveau monde que nous réserverait un anéantissement de la loi de 1881 constituerait un vrai recul démocratique. Tout le contraire du progressisme dont se réclame le pouvoir en place.
Le modèle de la loi de 1881, qui est aujourd’hui dans le collimateur de l’exécutif, est très précieux, car il impose une rigueur de jugement qui permet d’éviter l’arbitraire de décisions fondées sur des considérations morales ou idéologiques, ou dictées par une émotion passagère. Les infractions ont des éléments constitutifs précis et rigoureux, et la règle fondamentale de la liberté d’opinion s’applique par principe si ces éléments ne sont pas réunis. Il existe une spécificité qu’on ne retrouve dans quasiment aucune autre branche du droit, et qui justifie un traitement spécifique.
Celui qui est poursuivi dans l’exercice de sa liberté d’expression vient devant un tribunal armé d’une liberté fondamentale d’égale valeur que les intérêts qui commandent la répression. Et l’exercice juridictionnel conduit ici à arbitrer autant qu’à juger, avec une infinie précaution. Pour distinguer l’opinion licite du message raciste, par exemple, il faut parfois beaucoup de science. La frontière entre les deux n’est pas toujours aisée à tracer. Le procès des caricatures de Mahomet, engagé précisément sur le terrain de l’injure raciale, dont tout le monde s’accorde à dire qu’il fut un grand moment de justice démocratique, n’a pu se tenir de façon aussi exemplaire que parce qu’il a obéi aux règles du droit de la presse.
Il ne faut pas se voiler la face. Voici plusieurs décennies, depuis la naissance des contentieux politico-financiers révélés dans les années 1990 par les médias, que les gouvernements successifs ont des velléités de suppression des garanties offertes par la loi de 1881. Ces tentatives ont jusqu’à présent échoué. Mais le rapport de forces actuel n’est plus le même, et le danger est aujourd’hui bien réel. Cette mandature a déjà montré à plusieurs reprises (loi asile-immigration, loi sur la justice, loi anticasseurs, en particulier) qu’elle n’avait pas, sur les libertés publiques, une fibre inébranlable.
Un Etat de droit encore récent et fragile
Les garanties d’hier, ces certitudes qui nous habitent depuis la Libération en 1945, sur la pérennité de notre Etat de droit, enrichi aujourd’hui par la si précieuse jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ne doivent pas nous faire oublier que cet Etat de droit est finalement assez récent dans notre histoire nationale et est par définition fragile, surtout lorsqu’on considère le ressac des libertés publiques et individuelles en Europe et en Amérique, depuis les premiers attentats terroristes.
L’histoire de notre démocratie républicaine doit justement beaucoup à la loi de 1881, laquelle l’accompagne presque depuis le début. Elles sont sœurs jumelles, à la vérité quasi indissociables. Abolir de fait celle-ci, comme le propose notre ministre de la justice, serait donc non seulement une grave régression démocratique, mais surtout un signe désastreux, en ce millénaire naissant.
Basile Ader (avocat spécialisé en droit de la presse), Christophe Bigot (avocat spécialisé en droit de la presse) et Richard Malka (avocat spécialisé en droit de la presse)